Le Maghreb, vu de Pékin

par Pierre Morville
Fin 2011, le commerce entre la Chine, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord s’élevait à 159,9 milliards de dollars, en progression annuelle de 34,7%, dont 30% revenaient au Maghreb 
L’IFRI est l’un des think tanks français en matière de géopolitique. Cet institut dirigé par Thierry de Montbrial vient de publier deux études passionnantes, l’une sur le regard de la Chine sur le Maghreb, la seconde est son pendant, vu du côté indien. 
Ces deux pays les plus peuplés de la terre, sont d’ores et déjà des géants économiques présents tous deux dans la zone du Maghreb. C‘est pourtant une région éloignée de Pékin ou de New-Delhi, il n’existe pas de tradition de relations historiques. La langue peut faire obstacle, l’arabe (ou le français) ne sont pas ou peu enseigné dans les facultés chinoises ou indiennes. Il est donc tout à fait intéressant de voir comment ces deux grands pays considèrent cette région, prise au sens large, de la Mauritanie à l’Egypte. L’interrogation est d’autant plus pertinente que la Chine et l’Inde ont comme la plupart des grands pays, été très surpris, voire embarrassé dans le cas de la Chine, par l’émergence soudaine des «Printemps arabes». «C’est avant tout d’un point de vue de politique intérieure (risque d’instabilité) que les mouvements de révolte dans le monde arabe ont été suivis en Chine, avant que le cas libyen ne viennent rappeler aux autorités et aux entreprises la nécessité croissante de protection des intérêts économiques et des ressortissants de la région» note Alice Ekman qui a rédigé l’étude «Le Maghreb vue de Chine». 
LE PRINCIPE DE NON-INGERENCE 
Cette chercheuse précise d’emblée qu’il n’existe pas de stratégie chinoise organisée sur l’ensemble de la zone même si Pékin dispose déjà d’outils d’analyse et d’action globale comme le Forum de coopération sino-arabe dont la dernière session s’est tenue en mai 2012, à Hammamet en Tunisie.
Les relations bilatérales restent cependant pour la Chine, le bon modèle pour développer les liens économiques et secondairement politiques avec les pays de la zone. 
De ce point de vue, deux pays ont particulièrement de l’importance pour Pékin : l’Egypte et l’Algérie. L’Egypte qui certes, ne dispose pas de ressources énergétiques importantes, occupe une place centrale par sa situation géographique dans le monde arabe, par ses moyens de communication maritime (Canal de Suez) et elle représente un important marché intérieure : L’Egypte est principal marché d’exportation de la Chine, devant l »Algérie et le Maroc, les échanges entre les deux pays ont totalisé 8,8 milliards de dollars en 2011, soit une progression de 40% par rapport à 2008. 
Dans le cas de l’Egypte et de l’Algérie, les relations ont également un caractère historico-politique. Pékin a avait tissé des liens particuliers avec Nasser, soutenant sa démarche panarabe. L’Egypte fut le 1er pays arabo-africain à nouer, en 1956, des relations diplomatiques avec la Chine. Le FLN algérien eu des relations privilégiées avec les autorités chinoises dès la guerre d’indépendance, au milieu des années 50. Le Maroc et la Tunisie ont eu des relations diplomatiques plus tardives (1958, pour le Maroc, 1964, pour la Tunisie). 
La période maoïste fut marquée par un grand isolement diplomatique et commercial. Deng Xiaoping qui prit la succession de Mao, entama une ère de développement économique à marche forcée et ouvrit la Chine au monde. La croissance économique, l’ouverture de marchés aux produits chinois, la garantie de ressources minières et énergétiques étant les principaux objectifs, la diplomatie devait se mettre aux services de ces objectifs et le pragmatisme devenait la règle. Oubliées, les grandes incantations à l’internationalisme prolétarien, la Chine veut entretenir des relations avec de nombreux pays, quelle que soit leur couleur politique, affichant très haut son principe de «non-ingérence» et pratiquant «le taoguang yang hui», «dissimuler sn éclat et rechercher l’obscurité», en d’autres termes note Alice Ekman, «faire profil bas». Ces orientations qui restent encore largement présentes dans la gestion quotidienne de la politique étrangère chinoise, ont tout de même été infléchies au début des années 2000 avec l’accession au pouvoir du Président Hu Jintao et de son 1er Ministre Wen Jiabao 
L’ALGERIE, DESTINATION PRIORITAIRE 
On assiste alors à une intensification des relations de la Chine avec le Maghreb et de la présence chinoise dans la région : outre la question toujours cruciale des ressources énergétiques, on assiste à une pénétration des entreprises chinoises sur des marchés locaux en plein développement, ceux-ci été souvent de surcroît considérés comme des tremplins avec des marchés aux alentours : le Maghreb est ainsi perçu par les Chinois comme un mode d’accès privilégié aux marchés européens. «Au Maghreb, c’est naturellement vers l’Algérie riche en pétrole que la Chine s’est tournée en priorité pour développer des relations diplomatiques et économiques approfondies» pointe la chercheuse de l’Ifri : les grandes pétrolières chinoises (CNOOC, Sinopec, CNPC) sont présentes dans ce pays mais également en Libye qui devient également prioritaire, et dans une moindre mesure, en Tunisie et au Maroc, tout comme les grands gaziers ou miniers chinois (China Geo Engeneering, Socom). Mais les économies du Maghreb représentent également des marchés locaux attractifs, en plein développement. Au début des années 2000, le niveau de vie et le pouvoir d’achat au Maghreb sont supérieurs à ceux des marchés de l’Afrique sub-saharienne. L’Algérie devient l’une des principales zones de développement des entreprises chinoise du BTP, avec des très nombreux chantiers (aéroport, centres commerciaux, création de plus 60 000 logements, autoroute la plus longue du continent…). Avec l’adhésion de la Chine à l’OMC, les marchés maghrébins s’ouvrent plus facilement aux produits chinois et la création d’entreprises chinoises dans le Maghreb sur des créneaux à plus forte valeur ajoute, tels que l’électro-ménager (Haier Maghreb Arabe HHW), les Télécoms (Huawei, ZZT), l’automobile, le textile, voire même le tourisme, avec l’ouverture de lignes aériennes directes Chine-Egypte mais également Alger-Pékin en février 2009. Ces marchés maghrébins sont également vécues par les entreprises chinoises comme des marchepieds vers d’autres marchés : ceux de l’Afrique sub-saharienne, avec l’investissement du géant du textile chinois SI LI & Fung au Maroc, maïs également les marchées européens, les investisseurs chinois étant particulièrement intéressés par le fait que cert
ains pays du Maghreb comme le Maroc ont signé avec l’UE des accords préférentiels d’échange. 
Dans le cadre de sa stratégie, à la fois économique et diplomatique, la «Go global Policy» adoptée en 2001 par le gouvernement central chinois, Pékin compte également étendre son «soft power» sur le plan culturel avec la création des centres culturels chinois Confucius, le développement de l’apprentissage du chinois, le lancement en 2009 d’un groupe de chaînes de télé en langues étrangères… 
Enfin, Pékin compte sur les liens tissés avec les pays du Maghreb pour renforcer son poids dans les organisations internationales. En retour, ces mêmes pays comptent sur un soutien chinois pour le règlement de dossiers difficiles comme la question palestinienne ou l’affaire du Sahara occidental, «pour lequel la Chine est un des soutiens traditionnels de l’Algérie» remarque Alice Ekman. 
LE GRAND CHOC DES PRINTEMPS ARABES 
Pour l’experte de l’Ifri, les entreprises et les administrations chinoises fonctionnement au cas par cas, pays par pays, parfois au risque de buts hétérogènes, notamment au sein de la myriade des organismes publics chargés du développement extérieur, «l’absence de coordination institutionnelle est d’autant plus forte qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de ligne idéologique directrice de la politique étrangère chinoise en Afrique du Nord. Les fonctionnaires, chercheurs et conseillers des institutions de politique étrangère affirment sans détour que la diplomatie chinoise ne tient pas compte outre mesure des orientations politiques et idéologiques des pays avec lesquels elle entretient et développe des liens» précise Alice Ekman. ««S’il y a des problèmes dans les pays arabes, ce sont les affaires des pays arabes» résume l’un des chercheurs chinois qu’elle a interviewé. Si l’on excepte des liens historiques et politiques forts, comme ceux noués avec l’Algérie, et même dans ce cas, la non-ingérence prévaut largement. 
Mais cette non-ingérence tourne souvent à une relative indifférence, voire parfois un certain mépris aux situations locales du Maghreb. Du coup, les entreprises et les pouvoirs publics chinois ont été totalement surpris par la soudaineté et l’ampleur des «printemps arabes», dont ils ont une lecture d’abord «intérieure» : «face à l’émergence des mouvements de révolte dans le monde arabe, note la chercheuse de l’Ifri, une forte nervosité a gagné les autorités chinoises qui se sont rapidement inquiétées de l’effet domino potentiel et d’une propagation jusqu’en Chine». Ainsi les grands medias traditionnels chinois et de presse et d’audiovisuel ont faiblement couvert les événements et le 1er effet des printemps arabes a été un renforcement par les autorités chinoises de l’évaluation des risques de «crise intérieure» et une mainmise accrue sur les medias et les réseaux sociaux chinois ! Le second traumatisme fut l’affaire libyenne : non seulement la Chine a du, lors du conflit entre le pouvoir khadafien et les forces anglo-franco-américaines, évacuer en urgence 37 000 ressortissants chinois en février-mars 2013, la Libye restera un traumatisme pour de nombreux investisseurs chinois qui ont perdu leur mise dans le secteur énergétique et d’autres domaines d’activité. 
Les industriels chinois ont également perdus des plumes dans d’autres conflits comme celui du Soudan et Soudan du Sud et dans une moindre mesure en Syrie. Plus généralement, les cas d’enlèvements voire d’assassinat de salariés chinois, souvent pour des raisons mafieuses ont augmenté ces dernières années sur le continent africain dans son ensemble. Les personnels des entreprises chinoises ont également du faire l’apprentissage de mesure de sécurité face au terrorisme islamiste. Ainsi le groupe pétrolier CNPC a fait suivre à 17 000 de ses salariés une formation de prévention et de sécurité en 2009. De son côté le groupe de télécoms Huawei a fait appel en 2010/11 à des consultants et chercheurs spécialistes de la région pour savoir si les printemps arabes pouvaient également émerger en Algérie. 
La relative indifférence aux situations locales entraîne également des erreurs de gestion dans les relations avec les populations maghrébines. Certains secteurs industriels maghrébins sont touchés directement par la concurrence chinoise et la population locale ne bénéficie pas toujours d’un effet d’aubaine des projets d’investissement chinois, en raison d’un taux insuffisant d’embauches dans la population d’accueil et d’un recours très faible à la sous-traitance locale. 
«La pratique couramment employée par les groupes chinois opérant à l’étranger d’importer de la main d’œuvre de la Chine est de plus en plus mal perçue dans les pays de la région où les taux de chômage demeurent très élevés, remarque Alice Ekman, en 2009, des incidents violents ont éclaté en Algérie entre population locale et ouvriers chinois». 
Le Chine à ce jour ne s’est pas dotée d’une vision stratégique sur l’ensemble de la zone, le principe de non –ingérence, parfois teinté d’indifférence ou d’incompréhensions, restée de mise, les «printemps arabes» sont vécues par les spécialistes chinois, qui sous-estiment culturellement les exigences démocratiques, comme de simples réclamations des populations d’une amélioration de leurs conditions de vie. «D’un point de vue général, rien n’indique que les printemps arabes ont significativement modifié la vision chinoise de la région Maghreb-Moyen-Orient», conclut Alice Ekman. (La semaine prochaine : «le Maghreb, vu de New Delhi»)
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5179842

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