De Santiago à Beyrouth, en passant par les rues françaises, les populations se soulèvent contre la casse sociale induite par le système financier transatlantique. Il n’en fallait pas plus pour faire paniquer les marchés, qui se trouvent déjà au bord du burn-out.
À la veille du 30e anniversaire de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, une vague de protestations sociales balaye le monde – Chili, Équateur, Argentine, Algérie, France, Guinée, Liban, Irak, Hong-Kong, etc. Bien que la forme des manifestations varie d’un pays à l’autre, partout l’on rejette les conditions insupportables imposées par le système financier de Wall Street et de la City de Londres. Face à cela, les milieux financiers s’inquiètent de voir les gouvernements, mis ainsi sous pression par leurs populations, reculer sur la politique d’austérité et de privatisations qu’ils attendent d’eux pour prolonger la durée de vie de leur système.
Amérique du Sud : la fin du modèle ultralibéral
Le continent sud-américain, qui subit depuis une décennie le reflux de la politique ultralibérale du FMI et des « fonds vautours » de Wall Street, relève la tête par les rues au Chili, en Équateur et en Bolivie, et par les urnes en Argentine, ou les Péronistes viennent de remporter les élections haut-la-main.
Le cas du Chili est emblématique. Vendredi, plus d’un million de personnes ont manifesté dans la capitale Santiago (pour une population de 6 millions) – une première depuis la fin de la dictature de Pinochet. Les concessions économiques annoncées le mardi précédent – hausse du minimum vieillesse, gel de l’augmentation du prix de l’électricité, augmentation des impôts pour les plus riches – n’ont eu aucun effet ; après une semaine de mobilisation, qui a fait 19 morts, 400 blessés et 3000 arrestations, le président Sebastian Piñera a été contraint de renvoyer son gouvernement.
Depuis les années 1970, le Chili, à l’époque l’un des pays les plus avancés en termes de protection sociale, a fait office de laboratoire de l’ultralibéralisme, établi sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet par Henry Kissinger et les « Chicago boys », c’est-à-dire les tueurs à gages économiques formés à la pensée de Milton Friedman. José Piñera, le frère du président actuel, en tant que ministre du travail et des retraites du régime Pinochet, avait notamment mis en place la retraite par capitalisation.
Resté ensuite un modèle ultralibéral, sous le vernis de quelques avancées « démocratiques », le pays souffre aujourd’hui d’une énorme fracture sociale, entre une classe dominante constituée d’une vingtaine de grandes familles et le reste des ménages écrasés par un surendettement démesuré. Sur 14 millions d’adultes, 11 millions sont endettés. On s’endette pour étudier, puis on travaille pour rembourser, et enfin on touche une retraite misérable. Les services publics ont tous été privatisés, et aujourd’hui tout se paie : éducation, santé, eau, retraites…
Ainsi, l’augmentation du prix du ticket de métro n’a été que la goutte d’eau faisant déborder le vase, comme l’avait été la taxe carburant pour les Gilets jaunes. « Les gens ont la dure sensation d’être les dindons de la farce, analyse Claudio Fuentes, professeur à l’université Diego-Portales de Santiago, cité par le magazine Marianne. Ils échappent désormais à tout parti, syndicat ou organisation. Ils n’écoutent personne : Comme les ‘gilets jaunes’ chez vous, ils sont hyperconnectés et appellent à des rassemblements sans tenir compte des appels à la négociation ».
Les marchés tremblent
Dans un article publié le 24 octobre, l’agence Reuters fait état des inquiétudes de plusieurs acteurs des marchés financiers. « La propagation alarmante des manifestations de rue et des troubles civils dans le monde entier ces dernières semaines risque d’occuper une place importante sur le radar des marchés financiers, les investisseurs s’inquiétant des nombreuses conséquences, en particulier sur les finances publiques », écrit le journaliste.
Dans le vaste schéma de Ponzi qu’est devenu le système financier, la grande peur est que les États et les peuples, qui constituent le bas de la pyramide, ne décident d’arrêter de se saigner pour rembourser la dette, et se mettent de nouveau à financer l’emploi, les services d’éducation et de santé et les infrastructures.
Le rejet populaire de la réduction de la dette et de l’austérité soulève de sérieuses questions quant à la manière dont l’endettement, qui continue de croître à un rythme effréné, peut être maintenu, même après l’intervention massive de la banque centrale qui l’a garanti ces dernières années, déplore Philippe Dauba-Pantanacce, stratège à la Standard Charter Bank, cité par Reuters.
L’agence britannique rapporte également le point de vue de Marc Ostwald, chef économiste chez ADM Investor Services.
Ostwald estime que l’inquiétude des marchés vient du fait qu’ils ont surfé pendant des années sur l’accumulation croissante de dettes grâce aux injections monétaires et les rachats d’obligations des banques centrales. À un moment donné, les conséquences de l’assouplissement quantitatif (QE) surviendront. Et au fur et à mesure que les entreprises zombies s’effondreront, les gouvernements seront confrontés à une hausse du chômage et auront désespérément besoin d’emprunter de l’argent pour soutenir leur économie, en particulier lorsque les troubles sociaux s’aggraveront, comme nous en sommes témoins.
Sortir des clous
Ainsi, ce phénomène de « gilet-jaunisation mondiale », comme le qualifie très justement l’économiste François Lenglet dans le Figaro, vient enrayer une machine financière surgonflée d’actifs pourris et dopée à l’endettement.
Il y a tout juste un an, le monde était stupéfait devant ces ‘gilets jaunes’ français, écrit Lenglet. Un an plus tard, le mouvement a engendré des enfants un peu partout dans le monde. Crise financière et crise sociale et politique sont les deux filles de la même mère. Nous assistons à la fin d’un cycle libéral. L’agenda politique mondial et l’agenda financier mondial convergent.
Ce que n’expliqueront pas les analystes, et encore moins ceux dont la fortune et le pouvoir reposent sur le casino financier, c’est qu’on peut sortir de cette spirale infernale. Pour cela, il faut :
Une séparation bancaire stricte permettant de mettre l’épargne et les dépôts à l’abri de l’effondrement de la bulle spéculative ;
Une nouvelle conférence du type Bretton Woods qui, tout en honorant les dettes légitimes, passerait par pertes et profits une grande partie des 250 000 milliards de dettes spéculatives qui écrasent le monde ;
Un nouveau système de crédit fondé sur des accords de coopération entre des États-nations souverains maitrisant chacun sa propre monnaie et émettant du crédit public au service de l’économie réelle, comme nous l’avions fait en France et en Europe dans le cadre de la reconstruction de l’après-guerre.
Un traité organisant une « Nouvelle Europe », c’est-à-dire définissant les relations de coopération gagnant-gagnant entre plusieurs États européens suite à leur décision, d’un commun accord, de dissoudre l’UE et la zone euro.
C’est cela que S&P défend auprès de tous ceux qui se mobilisent aujourd’hui en France, personnels hospitaliers, pompiers, policiers, agriculteurs, etc. Trente ans après la chute du Mur, l’effondrement du système financier nous offre une nouvelle occasion. À l’époque, les gens étaient restés piégés dans les clous des axiomes établis. À nous de ne pas commettre la même erreur !
Source : Solidarité & progrès, 29 oct 2019
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