Chirac au Panthéon ?

« Le Président Chirac incarna une certaine idée de la France. Une France dont il a constamment veillé à l’unité, à la cohésion et qu’il a protégée courageusement contre les extrêmes et la haine. (…) Une France qui assume son rôle historique de conscience universelle. Le Président Chirac incarna une certaine idée du monde. En s’engageant pour une Europe des hommes plutôt qu’une Europe du marché, une Europe plus forte et plus protectrice, assise sur une amitié franco-allemande indéfectible. En s’engageant pour le climat tôt. (…) Le combat de sa vie fut celui du respect des différences et du dialogue des cultures. (…) Jacques Chirac était un grand Français. (…) Il entre dans l’Histoire et manquera à chacun d’entre nous, désormais. » (Emmanuel Macron, le 26 septembre 2019 à l’Élysée).

L’annonce a été faite à l’AFP ce jeudi 26 septembre 2019 à 11 heures 57 comme tomberait un couperet : Jacques Chirac est mort. Sa dernière apparition publique remontait au 21 novembre 2014, au Musée qui porte son nom, quai Branly, pour l’inauguration d’une exposition présidée par François Hollande. Cette annonce a ému la France entière. On pourra toujours fustiger les médias à qui l’on pourrait reprocher d’en faire trop, mais Jacques Chirac le méritait. Il est l’un des derniers monstres sacrés de l’histoire politique française.

Mon titre est vaguement provocateur, car l’essentiel n’est pas là. Que la République récupère ou pas son destin, c’est l’affaire du futur. L’essentiel au présent, c’est pourquoi tant de Français sont aujourd’hui si émus alors que pendant sa vie politique, tant de Français l’ont détesté. Je l’ai moi-même détesté entre 1981 et 1988 parce que je soutenais la candidature de Raymond Barre à l’élection présidentielle de 1988 et le rouleau compresseur du RPR était redoutable et ne laissait place à aucune diversité, à l’époque (au nom de l’union, prétendument).

Pourtant, il y avait déjà un signe qui, pour moi, n’était toutefois pas un élément qui le distinguait des centristes de l’époque parce que justement, il avait pris la même position, et cela dès septembre 1983 : aucune alliance électorale avec le Front national. Mot d’ordre qui fut appliqué avec discipline au RPR, avec plus de discipline qu’à l’UDF où les tentations étaient grandes dans des terres propices au FN, comme le Var ou le Languedoc-Roussillon. Jacques Chirac avait alors rejoint la position, un peu isolée, de Simone Veil et de Bernard Stasi qui avaient tout de suite compris le danger que représenterait le FN pour le pays.

Ce fut lorsque la candidature du Premier Ministre Édouard Balladur était devenue une évidence que j’avais commencé à me rapprocher de Jacques Chirac qui, parallèlement, prenait des positions plus sociales que libérales (évoquant la « fracture sociale »). Au contraire de la plupart des centristes, j’ai soutenu dès le premier tour de l’élection présidentielle de 1995 la candidature de Jacques Chirac qui me paraissait prêt pour accompagner le destin de la France. Je n’imaginais pas un Édouard Balladur aussi distant et condescendant qui aurait accru le fossé entre gouvernés et gouvernants. Il fallait une personne qui aimât le peuple.

Au pouvoir, Jacques Chirac fut presque tout le temps impopulaire. Seule, sa décision salutaire (et prise seul) de refuser la guerre en Irak a été saluée par une large partie du peuple. Il est d’ailleurs remarquable de voir les réactions laudatrices provenant de Jean-Luc Mélenchon (qui a salué le républicain et qui fut parmi les premiers socialistes à appeler à voter pour lui le 21 avril 2002) et de Marine Le Pen (qui a salué sa position sur l’Irak).

En épousant tant de conceptions différentes de la politique pendant une quarantaine d’années, Jacques Chirac avait multiplié les mécontents. Aujourd’hui, pour la même raison, il rassemble les Français tristes de son départ parce qu’il faisait un peu partie de leur cœur, de leur histoire.

Et après tout, c’est assez rare, la mort d’un ancien Président de la Cinquième République en France. Il n’y en a pas eu beaucoup depuis soixante ans. Georges Pompidou est mort en cours de mandat, et seuls, Charles De Gaulle et François Mitterrand sont morts, et seulement une année après avoir quitté l’Élysée, donc très rapidement après leur départ. Valéry Giscard d’Estaing résiste au temps, avec une impressionnante vitalité (que j’espère durable), tandis que leurs successeurs sont, pour les plus âgés, seulement des sexagénaires.

Le dernier en date fut François Mitterrand, et le Président en exercice, c’était justement Jacques Chirac qui lui avait consacré une allocution télévisée pour un hommage aux mots très justes. Je l’ai évoqué ici. La mort efface les aspérités politiques et souligne les valeurs humaines. À son tour, Jacques Chirac a reçu un hommage de son (lointain) successeur Emmanuel Macron au cours d’une allocution télévisée ce jeudi à 20 heures (dans ces circonstances, il a par ailleurs annulé son déplacement à Rodez où il devait participer à un débat sur la réforme des retraites).

Ce retournement de situation, André Malraux aussi l’a connu, lui qui a prononcé le discours de transfert des cendres (supposées) de Jean Moulin au Panthéon le 18 décembre 1964 devant le Général De Gaulle, et qui, lui-même, bien plus tard, a été transféré au Panthéon le 23 novembre 1996 sur décision de Jacques Chirac (demandée par Pierre Messmer et discours prononcé par Maurice Schumann).

Cela signifie-t-il que Jacques Chirac devrait aller au Panthéon ? Je ne le pense pas, et j’imagine d’ailleurs qu’aucune famille de grand personnage ne le souhaite, le deuil est d’abord une question d’intimité et la panthéonisation est une véritable nationalisation de la peine de la famille et des amis proches.

Dans son allocution, Emmanuel Macron a exprimé les différentes facettes de la personnalité très riche de Jacques Chirac. Il a employé souvent, comme l’ont fait de nombreuses personnalités ou simples citoyens qui ont réagi émus, le verbe aimer : « Nous, Français, perdons un homme d’État que nous aimions autant qu’il nous aimait. (…) Et que nous partagions ou non ses idées, ses combats, nous nous reconnaissions tous en cet homme qui nous ressemblait et nous rassemblait. ».

Jacques Chirac aimait les gens, et cela se sentait. Il a été souvent impopulaire, jusqu’à ce qu’il décidât de quitter la vie politique. Mais tout le monde lui reconnaissait cette caractéristique de « ce chef, qui sut représenter la Nation dans sa diversité et sa complexité ».

Emmanuel Macron a aussi rappelé la conception très humaniste de Jacques Chirac, une conception qu’on aurait dû mal aujourd’hui de retrouver développée dans l’héritier de son parti d’origine, Les Républicains : « À ses yeux, nul art supérieur aux autres. Mais des arts, des expressions sensibles de l’homme et de l’âme, qu’il faut également considérer, également promouvoir. C’est ce qu’il fit en initiant la création du musée qui porte aujourd’hui son nom, où des trésors des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques dialoguent par-delà les siècles. ».

L’actuel Président a évoqué aussi la grande culture de Jacques Chirac, culture qu’il ne voulait surtout pas étaler, surtout pas montrer, c’était son jardin secret, car selon lui, les électeurs préfèrent choisir ceux qui leur ressemblent, pas des érudits : « Libre, épris de notre terre, pétri de notre histoire et amoureux taiseux de notre culture. Lui qui attirait la sympathie de l’agriculteur et du capitaine d’industrie, lui qui prenait le temps d’échanger longuement avec l’ouvrier d’usine comme avec les plus grands artistes, aimait profondément les gens, dans toute leur diversité, quelles que soient leurs convictions, leurs professions, leurs conditions. ».

Dans les anecdotes, il y a deux exemples d’érudition de Jacques Chirac qui ont étonné (c’est Roseline Bachelot, qui l’a accompagné parfois dans des visites officielles, qui les a racontées). Un jour qu’il visitait le musée de Shanghai, il indiqua que la date indiquée d’un vase exposé était fausse, que l’on l’avait mal daté, et après recherche, effectivement, Jacques Chirac avait raison. Une autre fois, au Japon, discutant d’un match de sumo avec le Premier Ministre japonais, ce dernier évoquait le genou blessé d’un joueur, et Jacques Chirac rectifia : pas le genou mais la cheville !

Mais c’est vraiment son humanisme, parfois reconnu seulement a posteriori, qui a surtout rendu Jacques Chirac si attachant auprès des Français : « Les plus humbles, les plus fragiles, les plus faibles furent sa grande cause. Il ne cessa d’agir pour ceux qui, frappés par le sida, malades du cancer, touchés par le handicap, avaient été bousculés par la vie. Pour Jacques Chirac, nulle hiérarchie entre les parcours, entre les histoires. Simplement des femmes et des hommes, des vies qui toutes méritent une attention égale, une affection égale. ».

Lorsqu’il était Ministre de l’Agriculture, Dominique Bussereau a raconté que Jacques Chirac (le Président de l’époque) lui téléphona pour lui demander d’appeler un vieil agriculteur en fin de vie qui aurait besoin d’une reconnaissance, que cela lui ferait plaisir de recevoir un soutien du ministre, et il lui donna le numéro de téléphone de la chambre d’hôpital.

Dans un documentaire qui avait été diffusé il y a quelques années sur France 3, a été montrée la rencontre du jeune ministre au début des années 1970 avec les paysans d’une ferme de son département, la Corrèze, et, dans la pièce principale, il a aperçu un fils dans un fauteuil roulant, un peu à l’écart, dans l’ombre, en situation de handicap. Abandonnant ses hôtes, Jacques Chirac s’approcha seul du jeune homme, le salua en lui tenant très chaleureusement la main, et lui a dit : il faut sortir, il faut voir le ciel. Ne pas avoir honte d’avoir un handicap, faire que la société soit accessible à toutes les personnes, c’est une ambition qu’il a mise en priorité lors de sa réélection, et annoncée le 14 juillet 2002. Pour des raisons familiales, il savait ce qu’était cette « différence », si difficile à comprendre, à appréhender. Dans une pudeur qui l’a rendu complice avec François Bayrou, lui aussi touché dans son rôle de père.

Je croyais que c’était la norme mais non, c’était l’exception, il est rare qu’un responsable politique monopolise pendant une quarantaine d’années le leadership d’un grand courant de pensée, avec ses espoirs et ses déceptions, surtout lorsqu’il a été longtemps au pouvoir. Il fallait avoir de l’endurance, de la persévérance, et de l’intelligence. En ce sens, Jacques Chirac est un pur produit de la Cinquième République, méritocratie républicaine (IEP, ENA, Cour des Comptes), toutes les étapes électives (sauf sénateur et conseiller régional), jusqu’à la magistrature suprême. Il n’y en aura plus d’autre de cette densité.

La vie politique française se « normalise », en ce sens qu’elle devient ce que la société actuelle est, c’est-à-dire une société du zapping, du jetable. Un candidat qui échoue ne retente plus en permanence sa chance pendant trente ans, pour échouer une deuxième fois avant (éventuellement), de gagner (ou pas) une troisième fois : comme François Mitterrand, mais aussi François Bayrou (peut-être Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen). Désormais, les perdants en capacité d’être élus (je ne parle pas des candidatures de témoignage) sont éjectés du processus politique (Nicolas Sarkozy, François Fillon, Alain Juppé, Laurent Fabius, Lionel Jospin, Manuel Valls, Ségolène Royal, etc.), parfois avant même le début de la compétition (François Hollande, Dominique de Villepin, Dominique Strauss-Kahn, François Léotard, Michel Rocard, Philippe Séguin, etc.).

Très malade, Jacques Chirac, c’est la combinaison de deux éléments qui l’ont rendu très sympathique : l’humaniste caché qui s’est révélé au fil du temps, loin de la caricature de sa réputation initiale de tueur froid et tranchant, et le représentant de la passion française pour la chose politique, dans sa complexité et dans ses contradictions. Avec Jacques Chirac partent donc non seulement un homme d’État, mais une certaine façon de faire de la politique.

De nombreux citoyens se pressent à l’Élysée depuis jeudi soir pour présenter leurs condoléances. Le lundi 30 septembre 2019 a été déclaré journée de deuil national, au cours de laquelle une cérémonie sera organisée à midi à Paris en l’hommage de Jacques Chirac (à Saint-Sulpice, qui remplace Notre-Dame de Paris).

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Sylvain Rakotoarison (26 septembre 2019)

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Tags : France, Jacques Chirac,

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