jeudi 9 juin 2016.
Source : http://orientxxi.info/magazine/maroc-des-journalistes-francais,0775
Des journalistes français payés par le Maroc : c’est la partie la plus sulfureuse des révélations du mystérieux twitteur « Chris Coleman ». Derrière ce pseudonyme1 se cache un lanceur d’alerte non identifié, parfois surnommé « le Snowden marocain ».
Parmi les centaines de documents mis en ligne depuis début octobre sur Facebook, puis sur Twitter, plusieurs dizaines dévoilent les liens entretenus par quatre journalistes français avec un directeur de magazine marocain très proche du pouvoir.
Au cœur de ces relations très particulières : la question du Sahara occidental, obsession du royaume. Pour défendre sa politique colonialiste et empêcher l’organisation du référendum d’autodétermination que l’ONU réclame année après année, le Maroc a besoin du soutien des grandes puissances. En France, l’appui de journalistes influents a joué un rôle important auprès de l’opinion publique et du gouvernement français. Selon les dizaines de courriels (58 exactement à ce jour, dans leur format d’origine) mis en ligne par « Chris Coleman », cet appui n’était pas gratuit. Les messages, dont le plus ancien date du 4 octobre 2007 et le plus récent du 14 juin 2012, concernent en majorité des échanges entre Ahmed Charai, directeur de la rédaction de L’Observateur du Maroc, un hebdomadaire francophone, et son contact dans l’un des services de renseignement du royaume chérifien.
Une collaboration « bénévole » de poids
De quoi parlent les deux hommes ? De la collaboration à L’Observateur du Maroc de quatre journalistes occupant des postes importants dans des médias français : Dominique Lagarde, ancienne rédactrice en chef adjointe au service Monde de L’Express, José Garçon, ancienne journaliste à Libération, Mireille Duteil, ancienne rédactrice en chef du Point et actuelle éditorialiste, toutes trois spécialisées dans la couverture du Maghreb, ainsi que Vincent Hervouët, éditorialiste de politique étrangère sur TF1 et LCI et présentateur d’une émission quotidienne, Ainsi va le monde. Tous quatre fournissent au magazine, depuis plusieurs années, une production impressionnante. Rien qu’entre janvier et fin octobre 2014, les trois derniers ont publié chacun entre 22 et 26 chroniques qui ont pour point commun de ne jamais évoquer la situation intérieure du Maroc.
Interrogés fin octobre par le site Arrêt sur images de Daniel Schneidermann, tous quatre ont nié avoir été payés pour ces chroniques. Un travail bénévole consenti à un ami, ont-ils expliqué. Une réponse qui ne convainc pas un spécialiste des liens entre élites françaises et Makhzen (nom familier de l’État et des institutions régaliennes) : « je ne connais pas un journaliste qui écrirait gratuitement pendant des années et pour un journal que personne ne lit ! Je n’ai pas l’ombre d’un doute sur le fait qu’ils ont été payés ».
Accointances avec le renseignement marocain
Les courriels impliquant les journalistes français laissent peu de de doute sur la nature de leurs relations avec le magazine, ni sur celles entretenues par L’Observateur du Maroc avec le pouvoir. Les courriels ont été authentifiés par un journaliste spécialiste d’Internet, Jean-Marc Manach, dans un article paru le 15 décembre sur le site Arrêt sur Images. Ces messages sont envoyés par Ahmed Charai, le directeur du magazine à « Sdi Morad ». Des indices laissent penser que « Sdi Morad » est Mourad Ghoul, directeur de cabinet de Yassine Mansouri, directeur de la Direction générale des études et de la documentation (DGED). Et ancien patron de l’agence de presse officielle Maghreb Arabe Presse…
Plusieurs des messages accessibles commencent par « Sdi Yassine », qui renverrait selon toute vraisemblance à Yassine Mansouri. Selon le journal en ligne demainonline, Ahmed Charai serait « réputé pour ses accointances avec la DGED ». Membre de nombreux think thanks, il est présenté comme un expert du Maroc et de l’Afrique du Nord, rompu à l’art d’encenser l’action royale et de promouvoir « l’exception marocaine »2. Plusieurs courriels montrent ses relations avec des représentants de la communauté juive, comme ceux de l’American Jewish Committee ou de la Sephardic National Alliance, sur lesquels « on peut compter » pour le dossier du Sahara, comme il le souligne dans des messages adressés directement à « Sdi Yassine ». Ahmed Charai s’active donc plus comme un agent en service commandé que comme un patron de presse.
De mystérieuses tractations financières
À propos des journalistes français, les échanges entre Ahmed Charai et « Sdi Morad » sont explicites. Le 2 octobre 2011, par exemple, Charai précise la somme de 6000 euros qu’il lui faudra remettre à chacun des quatre journalistes lors d’une réunion dans un hôtel parisien. Pour Vincent Hervouët, le montant est détaillé : « 2 000 par mois pour L’Observateur et 1000 euros par numéro pour le Foreign Policy », un magazine en ligne américain de Slate Group auquel a collaboré Hervouët et dont Charai a été l’éditeur de la version francophone.
Le message en question a, comme les autres, été authentifié par Jean-Marc Manach : le message a bien été envoyé de l’adresse électronique d’Ahmed Charai à celle de « Sdi Morad ». Prouve-t-il absolument que Vincent Hervouët a été rémunéré ? Deux autres hypothèses peuvent être évoquées : Ahmed Charai aurait pu extorquer de l’argent à la DGED en prétendant payer les journalistes français, mais en gardant les versements pour lui. Autre explication : le courriel aurait été envoyé à son insu. C’est ce qu’affirme Charai, qui dénonce le « piratage » de son compte depuis 2010, pointant les services algériens. Ce qui est peu probable puisque le « contact » lui a répondu sur un détail précis.
D’autres messages évoquent l’existence de transactions financières entre Ahmed Charai et Vincent Hervouët. Il s’agit cette fois de messages envoyés par Hervouët lui-même à Ahmed Charai, et transmis par ce dernier à son contact — donc, semble-t-il, à la DGED. Le 22 avril 2010 par exemple, le journaliste français demande à Ahmed Charai : « est-ce que tu es sûr que ça ne t’embête pas de m’avancer sur mon salaire les 38 000 euros ? » Avant de le transmettre à son contact habituel, ici probablement Yassine Mansouri : « Pour Sdi Yassine. Je crois qu’on pourra faire le geste ! »
Le lien financier entre les deux journalistes dépasse la production de chroniques. Le présentateur de LCI est actionnaire, à hauteur de 10 %, d’une société dont Ahmed Charai est le PDG : Audiovisuelle International, qui diffuse Med Radio. Actionnaire en tant qu’« opérateur qualifié », Vincent Hervouët avait participé en 1981 et 1982 au lancement de Radio Méditerranée internationale (devenue Medi 1).
Serviteurs zélés de la propagande gouvernementale marocaine
Pour le Maroc, le retour sur investissement va bien au-delà des articles écrits dans l’obscur Observateur marocain. On peut s’interroger sur l’approche que peuvent avoir ces journalistes des sujets qui concernent le Maghreb, et le conflit du Sahara occidental en particulier. Alors qu’ils publient leurs chroniques dans un titre marocain qui aborde fréquemment ce dossier, en reprenant à son compte et sans nuance la propagande marocaine, pourquoi eux-mêmes n’évoquent-ils pas davantage le sujet dans leurs propres médias ?
On peut noter par exemple que la révolte dite de Gdeim Izik, en octobre et novembre 2010, qui a mobilisé environ 20 000 Sahraouis, a été passée sous silence dans l’émission Ainsi va le monde présentée quotidiennement par Vincent Hervouët, lorsqu’elle s’est achevée dans la violence, avec la mort d’agents des forces de l’ordre marocaine et de civils Sahraouis, le 8 novembre. En revanche, quelques jours plus tard, le 23 novembre, Hervouët diffusait « en exclusivité » des images de « terroristes » dans un camp d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Il expliquait que « des liens seraient avérés entre une cinquantaine de membres du Polisario et AQMI » et que les « camps du Polisario » (en fait, des camps de réfugiés situés près de Tindouf en Algérie et administrés par le Polisario avec l’aide d’ONG et du HCR et du Programme alimentaire mondial de l’ONU) formeraient un « nouveau vivier » pour recruter des terroristes. Une information tronquée, reprise régulièrement dans la presse française.
Le surlendemain de la diffusion de cette émission, le journaliste demande à son ami Ahmed Charai de lui réserver trois chambres au Sofitel de Marrakech pour venir passer les fêtes de fin d’année en famille. Dans ce message, transféré par Charai à son contact à la DGED, Vincent Hervouët se félicite d’avoir eu « au moins quatre appels de différents services de mon cher gouvernement (…) au sujet de la vidéo, c’est pas mal ! » Et d’ajouter : « Par contre la direction du Polisario a envoyé hier soir une lettre au Président de la chaîne, protestant contre ce qu’ils ont appelé « l’amalgame » entre AQMI et le front Polisario, ils veulent un droit de réponse, mon œil!!!».
Le même ton goguenard est employé dans les échanges entre Vincent Hervouët et Ahmed Charai en avril 2010. Il s’agit cette fois de monter en épingle, pour faire du tort au pouvoir algérien semble-t-il, la proclamation à Paris d’un gouvernement en exil par le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK). Le journaliste explique avoir eu un peu de mal à rendre crédible son sujet. Il a fallu, écrit-il, le bâtir avec des images « de (petites) manifestations », « dénichées (…) en payant au prix fort ! ». Hervouët explique ensuite qu’après une vive réaction du ministre algérien des affaires étrangères, il a dû passer « une heure avec le Big Boss pour le convaincre du sérieux du MAK ».
Dans cette affaire, le journaliste français joue aussi un rôle de communicant du royaume marocain. Il aide Ahmed Charai à médiatiser la conférence de presse du MAK à Paris. Charai semble en être l’organisateur. Dans un courriel du 20 avril, il dit avoir contacté lui-même les journalistes habituels. « Il faut envoyer les invitations », demande-t-il à son contact. Ahmed Charai explique à son contact du service de renseignement qu’Hervouët, alors président de l’association de la presse diplomatique, a appelé le chef du service politique de l’AFP.
Olivier Quarante
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