Nadia Abdat
Cette inquiétante décennie qui s’achève bientôt, s’est distinguée par le silence capitulard des philosophes, l’intrusion de doxas débilitantes, l’implémentation de reflexes autocratiques dans les traverses du contrat social qui a perdu en chemin, son essence originel, une appétence vorace pour les avancées techniques à dessein productiviste sans égard aux insondables risques rédhibitoires lourds de menaces pour l’humanité entière. La crise est bien installée, profonde, au cœur d’un système hégémonique à vocation planétaire.
C’est en certains endroits bien chahutés, de la couleur du soufre, que l’humeur des laissés pour compte, gronde. Alors, on marche, mais théâtre dans le théâtre, ce n’est pas sous l’enseigne du mouvement marketisé, « en marche » qu’on le fait.
Pourtant on a bien prescrit la marche pour faire évoluer dans le bon sens le système. A-t-on prêché sans modération ?
Il semblerait que l’on n’apprécie guère la fréquence et le mode opératoire de la marche… contestataire et à connotation révolutionnaire.
Tel un cycle sismique, qui reprend régulièrement dans une funèbre antienne, des foules humaines d’amplitude régulière, s’agglutinent sur le bitume en cercles moteurs, brandissant une foultitude de mots d’ordre dont la justice fiscale et la répartition équitable des richesses.
Et, pour entretenir la flamme de la révolte, l’expression des revendications s’érige en campements de fortune dans des ronds point stratégiques qui feront les lieux de mémoire du siècle en marche.
A notre frontière nord méditerranéenne, de sourdes menées se trament en actes successifs. On peut oser et dire d’ici, que cette colère bleue est comme en écho à celle qui a lézardé les institutions-kits des immatures Etats tirés aux forceps, et qui faute d’un salvateur exutoire, devenue froide, elle n’a de cesse d’enfoncer les populations dans l’anomie. Y aurait-il un effet de vases communicants ?
Chez cette bonne vieille connaissance d’outre-mer, les places emblématiques des anciennes colères sont désormais des reliques figées dans des écrins de pierres finement ouvrées, protégées au chapitre de la défense du patrimoine culturel pour le prestige d’une République autrefois requinquée dans une cinquième version, par un illustrissime général jusqu’à ce fatidique mai 68. Cinquante ans plus tard, la génération des soixante-huitards fait son remix. Elle n’en a pas fini avec la vie à minima alors que l’allongement de l’espérance de vie tourne au désespoir du mal survivre.
Point de viatique, juste ce dilemme Buridanesque : s’user au labeur pour loger les maigres économies de toute une vie dans une chambrée en EHPAD ou trimer pour un prépayé en TTC chez les anges de la mort , si possible en Suisse, paradis de tous les secrets.
« Du jamais vu »
Pour l’establishment politique qui a échappé de justesse à la méchante vague marine, les coups de sang du peuple qui ont cours, n’ont rien de bénin.
Pour le compte des pesantes mais vermoulues structures de pouvoir, les chaines de télévision courent à l’audimat et font tourner jusqu’à saturation, des VIP de la bien-pensance qui en appellent aux vindictes. C’est que la note salée des destructions occasionnées par les marcheurs, soulève des hauts le cœur. On s’émeut jusqu’aux larmes face à ces simili scènes de guérilla urbaine qui crèvent les écrans plasma. « Du jamais vu », s’offusque-t-on.
Pour ces doctes discoureurs, il n’y a pas lieu de tenter le parallèle entre la facture de ces dégâts à forte charge symbolique et le cout annuel même autrement plus élevé de la casse sociale, celui des intempéries ou encore celui des catastrophes technologiques.
La parole cathartique sera actionnée pour tous, il faut amortir ces marches inciviques et sauvages !
On s’empaille avec un brin de courtoisie démocratique sur les malaises de la société, on convoque même les sombres pages de l’histoire pour mettre en garde contre les emportements de la passion, on vocifère si nécessaire, sans retenue pour couvrir les voix discordantes de jeunes premiers conviés pour les mises en bouche.
Il faut reconnecter tout ce monde au sommet de la pyramide.
Il faut soigner l’affect, mettre de l’empathie dans le geste et dans le verbe, élargir à foison le cercle des mea-culpa.
L’instrument idoine retenu : le comité précisément parce qu’il est protéiforme, pour ne pas le qualifier de fourre-tout.
Le but est de sauver les apparences de transparence, de collégialité et de concertation.
On fait remplir des registres de doléances, on traduit ces dissertations puériles en propositions politiquement correctes, on complète le menu par la question identitaire qui fera, c’est sûr, un joli score, on évalue tout ça, on recombine les ratios entre eux, on pondère, et on n’oublie surtout pas de cadrer l’ensemble pour ne pas avoir l’air de sortir des clous.
De par leur dangerosité, on remarquera qu’on ne se presse pas pour récupérer les colères de la rue. Il est d’ailleurs trop tard. Il ne reste plus qu’à rentabiliser autrement, en adoptant l’esprit de corps face à un mouvement qui jouxte l’insurrection.
Le grand débat auquel est convié la nation est une sorte de messe laïque au cours de laquelle s’opèrerait la transcendentalisation guidée du sentiment collectif.
Mais la hargne des marcheurs fait dans d’insupportables prolongations.
Il s’ensuit des effets secondaires certes indésirables mais nécessaires.
D’abord l’intransigeance de la riposte qui s’affiche comme toujours dans une violence inouïe contre l’usage immodéré des marches qui menaceraient la paix démocratique et la cohésion de la nation.
C’est alors l’outil sécuritaire de grade maximal qui est actionné dans le cadre d’une urgence dont les termes sont flous et forcément propices à l’arbitraire.
Mirobolantes start-up du luxe
S’il est compréhensible d’ériger des périmètres de sécurité autour des institutions et des édifices publics, il n’est pas neutre de dresser tardivement des barrages préventifs de blindés autour de ces mecques des grosses mises qui irriguent le triangle d’or de Paris, qui couvent les mirobolantes start-up du luxe, et qui choient impudemment les tourneurs de tables gastronomiques et les dentelliers des nuits dionysiaques du Ghotta mondial.
Les autorités n’ignoraient pas que ces marches n’avaient aucun service d’ordre, que des groupuscules repérés et identifiés ne manqueraient pas leur sortie. Stratégie du discrédit ?
On comprend que le mythique ruissellement n’atteint pas les indénombrables anonymes qui de foules informes, deviennent plus explicites mais plus tenaces encore des colères des banlieusards et autres néo lumpen qu’il faut contenir avec des armes dites intermédiaires, tirs de flash-ball invalidant, de grenades de désencerclement toxiques et décharges électriques étourdissantes.
Dans les villes de la diagonale du vide, les classes moyennes sont nivelées par le bas. Ailleurs, les villes se sont étalées en zones de seconde catégorie. Une majorité périphérique croule sous les dettes et se shoote aux benzodiazépines. Sur fond de défaites sociales, les inégalités s’étagent et la précarité explose.
Avec la financiarisation à outrance de l’économie, on n’enrobe plus depuis longtemps, on fait dans l’insertion via des dispositifs complexes et insaisissables, comme pour les inaptes et autres loosers que l’on convie à la solidarité dite active.
L’offensive psychologique est actionnée à son tour via l’inspiration et la promotion de marches œcuméniques et d’autres d’indignation, toutes bien organisées aux mots d’ordre à contre-courant des marches récalcitrantes. Elles ont cependant les défauts de leur qualité : elles sont artificielles, éphémères et manquent surtout de fougue et de spontanéité. On aura pourtant utilisé le code couleur. Le rouge devient un message d’apaisement quand il est soustrait à son camp d’origine. La monarchie décapitée a bien accepté de se coiffer du bonnet phrygien !
De plus le jeu de la confrontation « corporelle » entre marches opposées, est potentiellement dangereux pour l’ordre que l’on veut maintenir.
On passe alors la main au pouvoir législatif grâce à une majorité parlementaire acquise, afin de rassurer sur la préservation des libertés individuelles et publiques. On fera adopter une loi réactionnelle concoctée par la droite, dont on se garde de transcrire le but recherché.
Tant pis, on se passera aussi de la rigueur de la rédaction juridique, on fera mieux et plus exhaustif qu’un Giscard en 1970, et on l’appellera familièrement la « Loi anti-casseurs ».
Le message doit être direct, clair et musclé.
Le Jeune Indépendant, 8 fév 2019