Pour bien comprendre les ressorts de l’Affaire Ben Barka, il convient de se pencher dans un premier temps sur la structure de renseignement marocaine. Celle-ci est moins héritée de la période du protectorat, comme le suggérerait son nom de Sûreté nationale, que des conceptions personnelles du pouvoir de Mohamed V et surtout de son fils, le futur Hassan II, à qui il laissa la haute main sur les affaires de sécurité nationale (police et armée). Les deux souverains connaissaient la fragilité de la cohésion nationale autour de leur trône et utilisèrent les possibilités offertes par la police et les Forces armées royales, créées le 13 mai 1956, pour contenir les tentations sécessionnistes (opération franco-hispano-marocaine Ecouvillon-Ouragan(1) dans le Sahara espagnol, 1957-1958 ; insurrection du Moyen-Atlas, février 1960) et la guérilla urbaine, comme le Croissant noir (proche du Parti communiste), à laquelle s’ajoutait l’agitation étudiante et syndicale créée par une situation économique et sociale indigente.
Pour garantir l’efficacité de sa police, Mohamed V entreprit une radicale politique de «marocanisation», qui se traduit par le renvoi, à compter du 1er juillet 1960, des quelques trois cents policiers français restés à la Sûreté nationale(2). Confiée depuis l’indépendance à Mohamed Laghzaoui, riche homme d’affaires proche de l’Istiqlal (parti nationaliste), la Sûreté nationale dépendait pour administration du ministre de l’Intérieur par le laconique dahir (décret royal) du 16 mai 1956(3). Mais, Laghzaoui, spécialiste des « coups tordus », resta avant tout l’homme-lige du prince héritier. A partir de janvier 1958, il commença à organiser une série de brigades spéciales confiées à des fidèles et dépendant uniquement de son cabinet, d’où leur dénomination de CAB. Véritables polices politiques autant que commandos urbains, ils furent créés en fonction des besoins sécuritaires du moment.
Le CAB1 fut ainsi dirigé contre la subversion de la gauche nationaliste, comme l’Union nationale des forces populaire (UNFP), de Ben Barka(4). Sept autres suivirent jusqu’au dahir du 17 juillet 1958, le CAB7 étant chargé des interrogatoires ; selon les canons de la lutte contre-insurrectionnelle développée en Indochine et en Algérie(5), la « Septième » devint l’antre de la torture à laquelle furent soumis les différents opposants au régime alaouite.
A partir de l’accession d’Hassan II à la plénitude du pouvoir royal, au décès de son père le 26 février 1961, cette structure de sécurité intérieure devint la colonne vertébrale du régime jusqu’en 1972.
A compter du 13 juillet 1960, un fidèle parmi les fidèles, son compagnon d’armes au cours d’Ecouvillon-Ouragan, le lieutenant-colonel Mohamed Oufkir remplaça Laghzaoui, tout en gardant les sept CAB créés par son prédécesseur, qui avait jugé prudent d’emmener avec lui leurs personnels(6). Brillant officier « français » – huit citations, deux croix de guerre (1939-1945 et théâtres opérations extérieures) avec palmes et étoiles, officier de la Légion d’honneur (1949) -, Oufkir ne fut versé que le 28 février 1957 seulement dans les Forces armées royales. Toutefois, il navigua à compter du 1er mars 1950 dans les sphères royales. Jusqu’en novembre 1955, cet ancien lieutenant du régiment de marche du 4e régiment de tirailleurs marocains en Indochine fut affecté au cabinet militaire du commandant supérieur des troupes françaises, le général Maurice Duval. Il devint ensuite l’aide de camp des derniers résidents généraux, puis de Mohamed V à son retour d’exil(7). Il s’affirma rapidement comme un familier du prince-héritier, au point que l’ambassadeur de France, Alexandre Parodi, nota perfidement que « sa femme [était] la maîtresse du roi. A diverses reprises, on l’a[vait] vu sortir du harem royal. Il fermerait les yeux complaisamment sur son infortune »(8). Homme de confiance d’Hassan II, promu colonel le 1er janvier 1962, il s’avéra un fidèle exécutant de la volonté royale, à l’image du nationaliste Laghzaoui qu’il remplaçait.
Après lui avoir fait suivre un stage dans le renseignement militaire, Oufkir s’entoura du lieutenant de parachutiste Ahmed Dlimi, qu’il avait rencontré au cours d’Ecouvillon-Ouragan. Il confia à ce « Français » la direction du premier CAB(9).
L’ancien chef de gouvernement Abdallah Ibrahim, donna une vision plutôt juste du mandat et de la latitude de cet officier à la tête de la Sûreté nationale : « Oufkir (…) était un homme façonné par l’armée, et dont le cerveau ne fonctionnait que par les vertus de l’armée (…). Il a transformé le Maroc tout entier en centre de renseignement, y compris au sein de l’UNFP. Pas de morale, pas d’éthique. C’est un lourd handicap qui a ouvert la porte à une politique de violence officielle(10) » Par « armée », il fallait d’abord entendre l’armée française. Aussi bien Oufkir que son adjoint Dlimi firent, directement pour l’un, à l’instruction pour l’autre(11), l’expérience des guerres de la décolonisation et de leurs déviances en termes de maintien de l’ordre(12). S’il n’était pas certain qu’Oufkir eût un rôle actif dans l’opération visant à arrêter les chefs du Front de libération nationale algérien du 22 octobre 1956, ni qu’il fut approché, cinq ans plus tard, par les « Barbouzes » chargées par Roger Frey de lutter contre l’Organisation de l’armée secrète (OAS) en Algérie (novembre 1961-mars 1962), il était clair que le directeur de la Sûreté nationale jouât un rôle dans les missions de « la Main rouge », faux-nez du SDECE et de la DST, au Maroc(13).
Cette violence importée se retrouva bien vite inscrite dans un cycle proprement marocain enclenché bien avant son accession à ce poste. La menace intérieure ne fut jamais jugulée, les conjurations se succédant sans que jamais l’on sache si elles étaient avérées ou imaginées (février 1960, juin-juillet 1963 contre l’UNFP ; mars 1965 contre les étudiants et les syndicats), et qui finirent par emporter jusqu’à Oufkir (août-septembre 1972). Entre temps, Hassan II proclama l’état d’exception (7 juin 1965), interrompant pour cinq ans un difficile processus de dialogue politique et social ouvert par son Mémorandum aux partis politiques et aux organisations syndicales (20 avril 1965). Dans ce contexte se produisit l’enlèvement du principal opposant politique qu’était El Medhi Ben Barka. Décidée au printemps par Oufkir, promu général le 6 septembre 1963 et devenu ministre de l’Intérieur le 20 août 1964, cette opération fut confiée au CAB1.
1 Service historique de la Défense, Département de l’armée de Terre, Vincennes, 6 Q 32/3.
2 Ignace Dalle, Les trois rois. La monarchie marocaine de l’indépendance à nos jours, Paris, Fayard, 2004, p. 203.
3 Juris-classeur marocain, Paris, Editions techniques, 1972, p. 219.
4 Maurice Buttin, op. cit., p. 68.
5 Gérald Arboit, Des services secrets pour le France. Du dépôt de la Guerre à la DGSE (1856-2013), Paris, CNRS Editions, 2014, p. 269-274.
6 Stephen Smith, Oufkir. Un destin marocain, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 204.
7 Bureau central des archives administratives militaires, Pau, 134953.
8 Cité par Ignace Dalle, op. cit..
9 Roger Muratet, op. cit., p. 160.
10 Cité par Ignace Dalle, op. cit., p. 288.
11 Dlimi était à Pau à l’automne 1956, comme adjoint au commandant de la 1re Compagnie de parachutistes marocains à l’instruction [Jamila Abid-Ismaïl, Calvaire conjugal, Casablanca, Eddif, 2007, p. 53].
12 Avec les précautions d’usage relatif à tout travail journalistique et éludant les effets sur les forces de sécurité marocaines, cf. Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort. L’Ecole française, Paris, la Découverte, 2004.
13 Maurice Buttin, op. cit., p. 72 ; Gérald Arboit, op. cit., p. 278-279 ; Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 233
Source : AFFAIRE BEN BARKA : LE POINT DE VUE DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT
Gérald Arboit
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Mai 2015
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