par Ignace Dalle, juillet 2014
A 50 ans, après plus de trente années de frondes et de conflits plus ou moins violents avec son oncle Hassan II, puis avec son cousin Mohammed VI, Moulay Hicham s’est décidé à commettre l’impensable, voire l’irréparable, pour un membre de la famille régnante marocaine. Il a pris la plume pour décrire de l’intérieur le fameux makhzen, ce pouvoir « qui cumule les tares du “despotisme oriental” et de la tyrannie bureaucratique héritée du système colonial » et qui, selon lui, empêche le royaume de prendre son essor.
Certes, le prince, fils aîné de Moulay Abdallah, frère cadet de Hassan II, s’était déjà fait remarquer par nombre d’interventions dans la presse — notamment dans Le Monde diplomatique (1). Mais Journal d’un prince banni (2) va bien au-delà des réflexions d’un universitaire de formation américaine sur l’avenir de la monarchie alaouite. A travers son itinéraire personnel, l’auteur nous fait découvrir une société de cour qui s’est « isolée du peuple », avec lequel elle ne partage pratiquement rien.
Elevé « dans un monde déformé par l’adulation », Moulay Hicham n’a certainement pas eu la jeunesse que les contes de fées prêtent aux petits princes. Marqué par la forte personnalité de sa mère, issue d’une famille républicaine libanaise, et par le destin pathétique d’un père absent, écrasé par la cruauté de Hassan II, Moulay Hicham apprend à jouer la comédie dans ce théâtre imposé où « le dédoublement, sinon la schizophrénie, règne partout ».
Ces dernières années, de nombreux essais et articles de presse ont éclairé l’opinion sur une monarchie qui concentre l’essentiel des pouvoirs. Mais jamais un ouvrage n’était allé aussi loin dans la description des travers d’un système auquel l’élite marocaine, qui« n’existe que dans sa dépendance au monarque », s’accroche obstinément. « Elle n’a ni force ni autonomie propre et, donc, aucun intérêt à changer la donne qui la fait vivre aux crochets du palais »,souligne le prince, qui réclame aussi une profonde réforme agraire, « la terre étant un élément essentiel du réseau d’allégeance propre au makhzen ».
Pour Moulay Hicham, « les plus grands problèmes » du Maroc sont avant tout « politiques ». Aussi longtemps que le makhzen faussera les règles du jeu, favorisera la corruption, empêchera la transparence et la vie démocratique, le pays ne pourra entrer dans la modernité. Reste à savoir si la monarchie parviendra à délier son sort du sien, et à quel prix.
Dans ce réquisitoire sévère, le mouvement du 20-Février — la version marocaine de l’« éveil arabe » de 2011 — est à peu près le seul à trouver grâce aux yeux d’un Moulay Hicham sans illusions. Ce faisant, le prince se montre quelque peu injuste avec le monde associatif et la presse privée, dont le poids lui paraît « un mythe ». Pour ne citer qu’elle, l’Association marocaine des droits humains (AMDH), pourtant souvent harcelée par le pouvoir, est ignorée. Quant à la presse privée, au rôle précurseur, les sanctions prises à son encontre l’ont condamnée à disparaître presque totalement.
Inutile de dire que le livre a été très mal accueilli par les « élites » et leurs relais dans la presse. Hormis l’hebdomadaire Tel quel, les journaux se sont déchaînés. Apparemment, le pouvoir les y a encouragés au moment même où Mohammed VI inaugurait à Tanger, le 7 avril, une Maison de la presse en présence de nombreux journalistes. A la veille de la sortie du livre à Paris. C’était certainement un hasard.
Ignace Dalle
Journaliste, auteur notamment de Hassan II. Entre tradition et absolutisme, Fayard, Paris, 2011.
http://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/DALLE/50632
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