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Analyse · Dans une vaste étude publiée le 6 novembre par l’association Tournons la page et le centre de recherche Sciences Po-CERI, plus de 500 militants africains s’expriment sur l’épineuse question du rejet de la France en Afrique. Contrairement aux idées reçues, la critique s’appuie sur une réflexion politique profonde et (parfois) nuancée.
Elles n’ont jamais leur mot à dire lorsque la France parle et décide en leur nom. Pourtant, les militants africains des droits humains et de la citoyenneté sont les premiers concernés lorsqu’il s’agit de défendre la démocratie et la souveraineté (politique, économique ou sécuritaire) de leur pays. Le réseau pro-démocratie Tournons La Page ( TLP ) et le Centre de recherche internationale ( CERI ) de Sciences Po publient le 6 novembre 2024 une vaste étude sur la perception de ces femmes et hommes de terrain quant à l’action de la France sur le continent. Intitulée « Quel est le nom du rejet de la France ? », cette analyse offre une véritable plongée dans leurs réflexions alors que leur voix est souvent absente des débats autour de ce que serait un « sentiment anti-français ».
Pour les décideurs à Paris, ce terme générique, « devenu une commodité linguistique », selon le rapport, exprimerait les conséquences « de vastes campagnes de manipulation et de désinformation, orchestrées en coulisses par des puissances concurrentes et malveillantes, au premier rang desquelles la Russie, mais aussi la Turquie ou la Chine », constatent les auteurs de l’étude (dont deux font partie du comité de rédaction d’Afrique XXI ). Ces « manipulations » et ce « sentiment » expliqueraient les événements de ces dernières années : rupture militaire et diplomatique entre la France et plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Niger), et remise en cause générale de sa présence (militaire mais aussi économique et diplomatique) dans ses anciennes colonies.
L’un des principaux résultats de cette étude, réalisée auprès d’un panel de 470 militants africains francophones et de 50 autres personnes réunis dans dix ateliers, dans six pays (Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Niger et Tchad), est que « dans ces réseaux militants, le rejet de la politique française en Afrique est massif, quasi unanime », mais aussi que « les prismes à travers lesquels ces militants africains voient la situation sont profondément en décalage avec les discours dominants des médias français ». Un Ivoirien (tous les répondants ont été anonymisés dans l’étude) estime par exemple que « les médias français en font trop », car « ils essaient de garder l’attention sur eux ». « On a simplement l’impression que la France s’immisce trop dans notre politique, dans nos vies. Donc, on a le droit d’exprimer notre frustration. C’est tout », conclut-il.
Des rumeurs comme des condamnations
Le sentiment antifrançais, l’armée française, la domination économique de la France, la démocratie et les droits de l’homme, les valeurs « importées », la souveraineté… Sur chacun de ces thèmes, les positions sont assez tranchées malgré des particularités observables selon les nationalités et les contextes locaux. Et même si, parfois, les affirmations reposent surtout sur des rumeurs. C’est un constat particulièrement frappant dans le domaine économique.
Selon les participants, la plupart des grands secteurs de l’économie africaine sont dominés par la France, ce qui n’est pas forcément le cas dans la réalité. L’étude compare l’idée d’une France prédatrice ( « le sous-sol camerounais appartient à la France », juge un panéliste) avec le poids réel du chiffre d’affaires des entreprises françaises dans le PIB des pays concernés : 18 % au Gabon (le plus élevé), contre 3 % au Bénin et au Tchad, 8 % au Cameroun, etc. Les auteurs soulignent que de nombreuses rumeurs « finissent par fonctionner comme des convictions ».
Le rôle des multinationales dans l’influence de la France est également dénoncé. « Ce sont les multinationales qui, aujourd’hui, font le travail d’influence pour la France », affirme un Gabonais. Il ajoute : « Le rôle des entreprises françaises est de servir les politiques, et non de servir les populations. Tout se passe entre elles et les politiques. » Les auteurs du rapport précisent que « de manière générale, cette critique des entreprises françaises s’inscrit dans une critique de la mondialisation, de la libéralisation des échanges et de l’emprise des multinationales, qu’elles soient françaises, chinoises ou libanaises. »
En matière de sécurité, la France n’est pas un partenaire fiable
Peu de participants ont pu trouver des arguments pour maintenir le franc CFA . La monnaie commune à quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre reste une expression flagrante et trébuchante de la domination persistante de l’ancienne puissance coloniale. « Le franc CFA cristallise les débats autour de l’influence française, alors que la monnaie est unanimement considérée comme un marqueur essentiel de souveraineté », résume l’étude. Le franc CFA est vu, avant tout, comme le vecteur d’un « échange inégal » qui rendrait les économies africaines « faibles » et « non compétitives » . Un participant ivoirien résume une opinion largement partagée : « Le CFA est une monnaie coloniale. C’est tout. Une monnaie qui permet encore aux anciennes puissances coloniales, aux néocolonialistes, d’avoir une mainmise, d’avoir une influence sur notre économie. »
La souveraineté économique, qui passerait par la monnaie mais aussi par la réappropriation des ressources – « on est vraiment souverain quand on gère ses propres ressources », dit un Gabonais –, est intriquée avec la question fondamentale de la souveraineté globale de leur pays. Elle recoupe aussi les préoccupations sécuritaires et les questions de réappropriation culturelle. En intervenant dans toutes les sphères de la société, la France et l’Occident en général empêcheraient les peuples d’être maîtres de leur destin et les pays d’être vraiment souverains.
En matière de sécurité, 78% des sondés estiment que la France n’est pas un partenaire fiable. Ce ne sont pas tant les échecs qui sont mis en avant (comme au Sahel, avec l’opération Barkhane), mais plutôt le refus de Paris de doter les armées nationales d’un armement efficace.
L’étude souligne que l’opinion dominante est que les États africains ont la capacité de répondre à ces défis, à condition que leurs armées soient correctement formées et surtout équipées. À cet égard, la Russie apparaît comme un partenaire plus adapté pour répondre aux besoins africains. Un panéliste a fait référence aux propos du chef de la junte burkinabè, Ibrahim Traoré : « Il a dit que [lorsqu’on achète des armes] à la France ou aux Européens, ce sont eux qui décident vraiment de ce qu’ils veulent vous donner. […] D’un autre côté, ils achètent actuellement ces armes à la Russie et [Ibrahim Traoré] dit [que] 95 % de ce qu’ils veulent, c’est ce qu’ils achètent. »
Un système démocratique « imposé »
Même si l’armée française est jugée incapable de relever les défis sécuritaires, son influence resterait importante selon 85 % des militants interrogés, tandis que « l’influence militaire des États-Unis est jugée importante par 40 % des sondés, celle de la Russie par 25 % (avec une exception camerounaise à 61 %), celle de la Chine par 13 % (28 % au Tchad) et celle de la Turquie par 6 % ».
La démocratie est également critiquée en tant que concept occidental. « Le système démocratique est régulièrement décrit comme un modèle politique importé, parfois imposé », expliquent les auteurs. Les participants soulignent les deux poids deux mesures de la France : soutien aux coups d’État au Tchad et au Gabon, dénonciation des coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger ; mais aussi dénonciation à géométrie variable des violations des droits de l’homme…
La majorité des panélistes reste attachée aux principes fondamentaux de la démocratie, mais « près de 80 % des répondants déclarent être peu ou pas du tout satisfaits de l’état de la démocratie dans leur pays ». A l’exception des Tchadiens et des Camerounais, moins de la moitié du panel considère que « la démocratie est préférable à toute autre forme de gouvernement » … Pour de nombreux militants, « l’efficacité » de la gouvernance prime sur tout le reste. Cette exigence est particulièrement forte en Afrique centrale. Le président rwandais, Paul Kagame, malgré une gouvernance autoritaire, est vu comme un exemple sur le continent.
« Ils volent les urnes »
L’ingérence étrangère dans ce système démocratique est une préoccupation majeure, surtout lorsque l’efficacité des élections est clairement mise en cause : « Ils volent les urnes, explique un participant gabonais. Les principes démocratiques et les droits de l’homme sont ici appréhendés dans une perspective culturelle, comme le produit de contextes historiques spécifiques qui ne correspondent pas aux « caractéristiques » africaines. Leur universalité est remise en cause, sous prétexte de leur particularité régionale, historique et/ou occidentale. »
Ce thème a suscité un débat inattendu sur les questions de genre. L’ étude TLP – CERI montre que l’homosexualité est considérée comme une « déviance » importée d’Occident. Le discours de Jean-Luc Mélenchon à Dakar en mai 2024 a récemment confirmé ce décalage entre la pensée dite « occidentale » et les positions africaines. Le leader de La France Insoumise a provoqué un tollé en déclarant ne pas être d’accord avec le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko sur la question du mariage homosexuel… La polygamie est également considérée comme une tradition africaine (à noter que les trois quarts des participants à l’étude sont des hommes). Les manuels scolaires, ainsi que les programmes de télévision, parfois diffusés par des opérateurs non africains (dont Canal+, groupe français appartenant à Vincent Bolloré), sont accusés de promouvoir des valeurs non africaines. C’est toute « l’hégémonie culturelle » de l’Occident qui est remise en cause : « Il n’a jamais parlé de nos réalités », estime un panéliste.
« Quand on parle de “sentiment anti-français”, c’est comme si les Africains avaient une dent contre des Français pris individuellement. Pour moi, ce n’est pas ça. C’est plutôt un rejet d’un système », ajoute un Béninois. « Pour les personnes interrogées, il faut faire une distinction très nette entre la critique de l’État ou des décideurs français et la relation avec les citoyens français », analysent les auteurs du rapport. « Nous dénonçons simplement leur ingérence excessive dans notre politique », pointe un Ivoirien. « Parce que nous sommes des patriotes. Ce qu’ils ne voudraient pas qu’on fasse dans leur pays, ils ne devraient pas venir nous le faire. C’est tout. »
Cet appel à une « nouvelle souveraineté » ne serait pas suffisamment entendu par les décideurs français, qui manquent « d’humilité » dans leur relation avec l’Afrique et les Africains, contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis ou la Russie. « Un changement de posture des décideurs français est nécessaire. D’abord, écouter et recevoir la parole, y compris les critiques, des premiers concernés », conclut l’étude.
Par Michel Pauron, journaliste passé par l’hebdomadaire Jeune Afrique , il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart . Il est l’auteur des Ambassades de la Françafrique : l’héritage colonial de la diplomatie française (Lux Éditeurs, collection « Dossiers noirs » de Survie, 2022, 230 pages). @MPAURON / m.pauron@afriquexxi.info .
Source : Afrique XXI, 13/11/2024
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