Ukraine, Russie, OTAN, Occident, Proche Orient,
par Abdelhak Benelhadj
La Russie est sous embargo depuis très longtemps, au moins depuis 2014. Les sanctions sévères qui lui ont été infligées après le 24 février sont dans la continuité d’une longue série dont la crise ukrainienne n’a fait qu’accélérer le rythme et l’intensité.
« Quoi qu’il en coûte »
Il y a de la cohérence en cela dans la politique américaine. L’objectif est clair et tout aussi cohérent : casser l’axe eurasiatique en formation, consolider le lien atlantique, changer le régime au Kremlin et s’occuper de la Chine ensuite avec un message universel limpide : le monde ne connaît et ne connaîtra qu’une seule hyperpuissance. Washington et ses « alliés » font le nécessaire pour qu’il ne vienne à quiconque l’idée de la situer en Asie ou ailleurs que sur les rives de l’Atlantique. En attendant, l’Amérique du nord et l’Union Européenne courent contre la montre en une chorégraphie tortueuse pas toujours facile à suivre. La situation d’urgence et cette dramatisation sont pour une large part factices. Que Gazprom suspende ou non fournisse son gaz cela ne change rien au projet de rupture décidée par les pays occidentaux. Il serait définitivement établi que « V. Poutine n’est pas fiable et qu’il décidera de rompre la vente de son gaz ». Avec cette précision qu’ils veulent, aux yeux de leurs opinions publiques, le faire endosser par la Russie.
Il en est des hydrocarbures comme il en est d’ailleurs des céréales sur lesquels nous reviendrons dans un prochain papier. Ils hurlent à la famine dont la cause principale serait là aussi la Russie alors qu’elle dérive directement du boycott occidental décidé et confirmé.
Le boycott du pétrole et du gaz ainsi que tous les produits exportés russes fait flamber les cours et provoque une inflation de moins en moins maîtrisable. Les Banques Centrales monétaristes croient pouvoir la juguler en augmentant leurs taux d’intérêt et, ce faisant, étouffent toute croissance économique au moment où la fin de la pandémie exigeait une relance.
Pourtant, il s’agit clairement d’un choc de l’offre délibérément organisé qui ne peut en aucun cas être résoudre le problème : aucune augmentation de taux ne ferait venir plus gaz ou de pétrole en Europe ou en Amérique.
L’industrie européenne serait pour moitié à l’arrêt. Et partout on clame que la suspension des fournitures russes aggraverait la situation dans des proportions qui dépasseraient les crises des années 1970.
Aucun bouclier tarifaire (en France) ne serait suffisant pour faire face au choc et à la panique qui commence à s’ensuivre. Il suffirait de suivre les travaux de l’Assemblée Nationale française.
La semaine dernière, nous avions examiné ce scénario et avions proposé que la rupture par les Russes de leurs livraisons de gaz était peu probable et serait contraire à leurs intérêts.(1)
« Gazprom a rempli, continue de remplir et remplira pleinement ses obligations, si quelqu’un en a besoin », a affirmé le chef du Kremlin, lors d’une conférence de presse après des pourparlers à Téhéran. « Il ne fait aucun doute que nos partenaires rejettent ou essayent de rejeter toutes leurs propres erreurs sur la Russie et Gazprom », a-t-il ajouté. Rien n’y fait.
La Russie reste l’ennemi et tout lien avec lui devra être rompu, « quoi qu’il coûte ».
Au reste, Gazprom signale que Nord-Stream 2 est toujours disponible prêt à servir… Mais pour cela, il est nécessaire que les Européens s’affranchissent de la tutelle américaine. Et cela, ce n’est pas pour l’instant d’actualité…
Deux solutions possibles s’offrent alors à ces pays dépendants et fortement consommateurs d’énergie :
1.- Réduire leur consommation. Cela permet de concilier deux objectifs longtemps opposés : réduire les importations et la dépendance à l’égard de la Russie tout en se conformant enfin aux recommandations écologistes de lutte contre le réchauffement climatique et le gaspillage des ressources non renouvelables.
On peut y ajouter l’investissement dans les énergies alternatives renouvelables (solaire, éolien, usines marémotrices, hydrogène…) et l’économie circulaire. Mais il s’agit là de solutions à moyen-long terme.
2.- Le recours aux réserves stratégiques dans lesquelles les pays occidentaux, les Etats-Unis notamment, ont abondamment puisé. Mais cela semble loin de suffire.
3.- Envisager l’importation de ces ressources de pays tiers, pour l’essentiel du Proche-Orient. Les hypothèses vénézuélienne ou iranienne ont peu à peu été abandonnées.
Il y a bien évidemment une quatrième solution que les exécutifs renoncent pour le moment à considérer officiellement : revoir la politique des sanctions contre la Russie et renégocier le sort de l’Ukraine…
Pour que cette option soit considérée avec sérieux, il faut d’abord (même sans illusions) maintenir médiatiquement la pression militaire et examiner la faisabilité d’une solution proche-orientale, envisagée d’ailleurs dès le mois de mars. C’est à cette alternative qu’est consacré ce qui suit.
Mais avant cela il faut se demander pourquoi le Proche-Orient est-il happé par le conflit ukrainien ?
Pourquoi le Proche-Orient ?
Cette région traîne ses problèmes depuis la « Question d’Orient », toujours d’actualité du reste. La Turquie d’Erdogan a remplacé l’Empire Ottoman de la « Sublime Porte ».
Ici, on est au coeur d’une multitude de conflits et d’enjeux :
– C’est là où mers et continents se rencontrent
– C’est là qu’ont fleuri les premières civilisations urbaines depuis la fin du paléolithique. Et là où il y a civilisations, il y a conflits d’intérêts. Et là où il y a conflit d’intérêt, il y a histoire qui commençait à s’écrire il y a plus de 5 000 ans.
– La région est riche de ses ressources énergétiques qui ont fait son malheur.
– L’intrusion d’Israël depuis la fin de la dernière guerre a accru l’insécurité régionale Comment et pourquoi le conflit ukrainien déborde-t-il sur cette région ?
1.- Les rives de la mer Noire sont devenues un enjeu de première importance depuis que la Turquie a appliqué la Convention de Montreux (1936) qui a donné à la Russie un incontestable avantage stratégique. Le blocage du port d’Odessa asphyxie l’économie ukrainienne et ses exportations de céréales. Les négociations ont repris à Istanbul entre les Russes et leurs voisins.
2.- Les sanctions portant sur le commerce extérieur russe pour lui interdire de vendre ses produits ou d’en acheter ont été une erreur capitale.
Les Etats-Unis savaient pourtant que les capacités de production des membres de l’OPEP étaient technologiquement limitées. Ils savaient aussi que si le Qatar restait proche de Washington, Riyad et Abou Dabi se montraient très réticents à les suivre.
Branle-bas de combat
La mise en scène et le spectacle sont saisissants.
Les Occidentaux semblent prendre conscience, dans la précipitation, de leurs inconséquences et s’appliqueraient à les aggraver.
J. Biden se rend en Arabie Saoudite, M. Draghi (Premier ministre en sursis) le 18 juillet à Alger bientôt suivi par E. Macron, le jour même, la présidente de la Commission européenne se rend en Azerbaïdjan… pour tenter de doubler l’importation de gaz vers l’Europe, avec l’idée de créer une sorte de cartel des consommateurs pour faire pièce à l’OPEP+ et tenter de peser sur les prix.2
Disons-le tout de suite : c’est un fiasco sur toute la ligne. Mais on pourra compter sur les services de presse de ces dirigeants pour en décrire le succès. Les échecs ont commencé avant ces pérégrinations au plus haut niveau.
08-09 juillet. G20 des ministres des AE à Bali (Indonésie)
Les Etats-Unis, soutenus par une partie de leurs alliés occidentaux, avaient appelé à ce que la Russie soit exclue des forums internationaux. Mais l’Indonésie, qui veut maintenir une position de neutralité en tant que pays hôte du G20, avait confirmé son invitation au ministre des Affaires étrangères russe tout en invitant aussi son homologue ukrainien pour faire bonne mesure. Pour marquer son grand intérêt, Sergueï Lavrov s’est absenté lors des interventions du ministre des AE ukrainien Dmytro Kuleba qui s’est adressé à distance vendredi 08 juillet aux chefs de la diplomatie du G20. Il s’est aussi retiré lors des interventions des représentants des principaux pays occidentaux.
Mario Draghi a été imprudent à annoncer par avance l’absence du président russe, V. Poutine au G20 des chefs d’Etats en novembre prochain en Indonésie. Il a été démenti par Jakarta.
16 juillet. G20 des ministres des finances et gouverneurs des Banques Centrales.
Echec à nouveau. La réunion à Bali s’est achevée sans communiqué commun.
La secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen avait accusé vendredi la guerre menée par la Russie d’avoir « envoyé une onde de choc à travers l’économie mondiale », et plusieurs ministres occidentaux ont accusé les responsables économiques russes de complicité dans les atrocités commises en Ukraine. Ces allégations n’eurent aucune suite. Le bloc des membres non occidentaux du G20 n’ont rien cédé.
Sur 14 paragraphes, deux n’ont pas pu obtenir l’unanimité des membres, car ils concernent « les implications de la guerre et comment y répondre », a déclaré le gouverneur de la Banque centrale d’Indonésie Perry Warjiyo. (AFP, S. 16 juillet 2022)
16 juillet. Arrivée de J. Biden en Arabie Saoudite.
Le président américain avait entamé mercredi 13 juillet sa tournée dans la région par une visite en Israël et dans les Territoires palestiniens avant de se rendre en Arabie saoudite pour assister à un sommet réunissant à Jeddah (ouest) les six membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Qatar, Oman, Koweït, Bahreïn), ainsi que l’Egypte, la Jordanie et l’Irak.
Nous reviendrons plus loin sur l’objet du détour en Israël. Et commençons par les déconvenues américaines.
1.- MBS n’a pas attendu son prestigieux homologue au pied de Air Force One, sur le tarmac de l’aéroport mais sur le perron de son palais. Ni embrassades ni poignée de mains.
En copains, Biden et MBS ont préféré un check des phalanges.
C’était « pire qu’une poignée de main », a déploré le PDG du Washington Post, Fred Ryan, dans un communiqué. « Cela produisait une impression d’intimité et d’aisance qui donne à MBS la réhabilitation inconditionnelle qu’il voulait tant ». (AFP, D. 17/07/2022)
MBS n’avait pas oublié qu’en mars 2021, Joe Biden avait promis de faire de l’Arabie saoudite un « État paria ».
J. Biden, face à la presse, a déclaré vendredi avoir prévenu le prince héritier d’Arabie saoudite d’une « réponse » de sa part en cas de nouvelle attaque contre des dissidents, en référence à l’assassinat « scandaleux » du journaliste Jamal Khashoggi. « J’ai juste fait comprendre que si une telle chose se reproduit, ils auront cette réponse et bien plus encore », a-t-il déclaré devant des journalistes à Jeddah, disant avoir évoqué cette affaire avec le prince héritier Mohammed ben Salmane, accusé par Washington d’avoir commandité cet assassinat. (AFP, V. 15 juillet 2022).
Mme Khashoggi sait ce qu’il en est des « réponses » de Washington quand leurs intérêts sont en jeu. Sa forfanterie à menacer l’Arabie Saoudite et ses dirigeants, comme les tambours, sonne creux.
Si les Etats-Unis était attachés aux principes moraux au point de guerroyer pour les défendre où qu’ils soient menacés, cela se saurait. Ils commenceraient par les respecter chez eux et s’abstiendraient de les violer ailleurs.
J. Biden perd pied aussi bien sur le plan de la défense de ses intérêts que sur le plan des valeurs.
2.- L’Arabie saoudite et les Etats-Unis annoncent avoir conclu 18 accords de coopération dans des domaines très variés (espace, finance, énergie, santé), selon un communiqué de la monarchie du Golfe. Mais cela ne change rien à l’essentiel.
Parce que l’essentiel, la hausse de la production pétrolière, n’a pas été clairement évoqué. Or, c’est pour cette raison que le président américain s’est déplacé en Arabie Saoudite. Encore faut-il que le royaume disposât des capacités nécessaires pour augmenter sa production de manière significative. Ces dernières années l’investissement dans ce domaine n’a pas été suffisant pour qu’aujourd’hui le marché puisse fournir ce qui est demandé.
Comme en fin mars, les Etats-Unis peinent à ruiner les liens d’intérêt qui unissent les membres de l’OPEP+ que la Russie co-préside. La demande d’augmentation de la production de l’organisation recevra une réponse polie qui se monte à quelques barils/j. Très loin des besoins occidentaux jusque-là couverts par le pétrole russe.
Depuis plusieurs années, le royaume importe du mazout russe, ce qui lui permet de réduire ses besoins en raffinage de pétrole brut pour ses produits et de baisser la quantité de pétrole qu’il doit utiliser pour produire de l’électricité. Cette stratégie permet à l’Arabie saoudite de garder ainsi plus de stocks de brut destiné à l’exportation mieux rémunérés sur les marchés internationaux et de répondre à la forte demande actuelle, liée à la période estivale.
L’Arabie saoudite, aurait ainsi plus que doublé ses importations de mazout de Russie via les ports russes et estoniens entre avril et juin (647.000 tonnes, soit 48.000 barils par jour) contre 320.000 tonnes sur la même période il y a un an.(3)
Cela, Biden le savait. A-t-il pensé y mettre un terme ?
A noter la contradiction interne aux Etats-Unis (et aussi ailleurs) entre ceux qui se réjouissent de voir les prix du pétrole exploser, au-dessus du seuil de rentabilité de leurs investissements, et les consommateurs et entreprises qui en souffrent car cela réduit leur pouvoir d’achat, leur compétitivité-prix, leurs parts de marché et leurs profits. Le pouvoir des « sept sœurs » est intact.
3.- L’Arabie Saoudite dément toute initiative de normalisation avec Israël.
La normalisation entre Israël et certains pays arabes, dans lequel Washington voulait embarquer aussi l’Arabie saoudite, (M. Biden a salué la décision « historique » de Ryad d’ouvrir son espace aérien à « tous les transporteurs », y compris israéliens) a été démentie par l’Arabie Saoudite.
Peu après son départ, le ministre des Affaires étrangères saoudien déclare que l’annonce de J. Biden « n’a rien à voir avec des liens diplomatiques » avec l’Etat hébreu. Pour le prince Fayçal ben Farhane, il s’agit seulement « d’assurer une connexion entre les différents pays du monde » et ce n’est « en aucun cas un prélude à une quelconque étape » vers la normalisation. Même si Ryad est très ambiguë sur ses relations avec Israël, ce démenti est un camouflet pour J. Biden.
La confirmation de l’échec de J. Biden est venue de Wall Street.
Lundi 18 juillet, à la clôture, les cours du baril de Brent comme du West Texas Intermediate ont grimpé de plus de 5%, le marché ne recevant aucun soulagement sur l’offre d’or noir signifiant ainsi l’échec de la visite du président américain Joe Biden au Proche-Orient.
4.- Les Etats-Unis, Israël et le cas iranien.
Le 14 juillet 2015 à Vienne, un accord « 5+1 » avait été trouvé entre l’Iran, la Russie, la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis sous la présidence B. Obama.
C’était un accord raisonnable favorable à la paix dans la région.
Il permettait de s’assurer que le nucléaire iranien resterait confiné au domaine civil et les sanctions contre lui devaient peu à peu disparaître.
Hélas, c’était compter sans le bellicisme d’Israël et des « faucons » américains qui travaillent de concert, sans que l’on sache très exactement qui est au service de qui.(4)
Le 08 mai 2018, D. Trump dénonce l’Accord trouvé en 2018. Israël a joué un grand rôle dans cette erreur. Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui se cache réellement derrière cet accord et sa rupture ?
1.- Les Iranien n’ont jamais cherché véritablement à se doter de la « Bombe ». Ils ont sans doute fait mine de la vouloir pour négocier la levée des sanctions américaines qui faisaient tant de mal à l’économie et à la société iranienne depuis la chute du régime des Pahlavid (1979-1980).
2.- Pour Israël et ses soutiens américains, l’Accord n’est pas satisfaisant et n’a rien résolu car il ne s’attaque pas à ce qu’ils veulent réellement obtenir de l’Iran. D’ailleurs, D. Trump n’a pas rompu l’accord, il demandait, comme les Israéliens le demandaient depuis le début à B. Obama sa renégociation.
Renégociations à quelles fins ?
Les Israéliens et les Américains voulaient :
1.- Que les Iraniens abandonnent la mises au point et la fabrication de leurs missiles à longues et moyennes portées qui menacent Israël ;
2.- Qu’ils cessent leur soutien à la Syrie et au Hezbollah libanais.
La destruction de cet axe n’a jamais cessé d’être le vrai objectif américano-israélien. Il n’était pas consigné dans les Accords « 5+1 ». Ce qui explique sa dénonciation en 2018.5
Les Israéliens voulaient éliminer la menace iranienne pour terminer son processus de colonisation.
Les Etats-Unis voulaient se débarrasser de la présence russe dans la région et en Méditerranée pour la confiner dans la mer d’Azov sous contrôle ukrainien et turc, en attendant de favoriser l’avènement d’un régime à Moscou plus docile. B. Eltsine a été beaucoup regretté à Washington.
Lors de son passage en Palestine la semaine passée, J. Biden n’a renié aucune des décisions de D. Trump qui violaient pourtant les Résolutions des Nations Unies sur la colonisation et sur Jérusalem. L’ambassade américaine y a été déplacée et elle y reste.
Pour ce qui est de l’Iran et de l’accord de 2015, J. Biden confirme tout ce sur quoi D. Trump s’était engagé. Mieux : il a signé un pacte stratégique israélo-américain explicitement hostile à Téhéran pour s’assurer que l’Iran ne se dote «jamais» de l’arme nucléaire.
Alors que la visite de Joe Biden au Moyen-Orient se poursuit, sur fond de montée des tensions avec l’Iran, les Emirats arabes unis (EAU) font un pied de nez à Washington et optent pour l’apaisement avec Téhéran qui ne manque pas d’alliés, et ils le font savoir.
Vendredi 15 juillet, avant la visite à Paris du président émirati, Mohammed Ben Zayed (« MBZ »), son conseiller diplomatique Anwar Gargash a annoncé qu’Abou Dhabi envisageait de renvoyer prochainement un ambassadeur en Iran, six ans après avoir abaissé le niveau de sa représentation à Téhéran.
« Nous sommes en plein processus pour envoyer un ambassadeur en Iran, a affirmé M. Gargash lors d’un point de presse. Notre ministre de l’environnement et du changement climatique [Mariam Bint Mohammed Saeed Hareb Almheiri] était en Iran il y a quelques jours [le 12 juillet]. Nos échanges avec l’Iran se poursuivent au niveau ministériel. Ainsi, nous donnons le signal que la confrontation avec Téhéran n’est pas une option pour nous. Si cela a lieu, nous n’en ferons pas partie. » (Le Monde, S. 16 juillet 2022)
Mardi 19 juillet Téhéran confirme ce processus en accueillant ses homologues turc et iranien.
N’oublions pas qu’une part du pétrole russe sanctionnée par les Européens passe par l’Iran, via la mer Caspienne, pour être raffinée en Inde et renvoyée en Europe au plus grand profit de New Delhi.
En sorte qu’entre avant les sanctions et après, c’est le consommateur européen qui paie la différence.
La décote affectant le prix du pétrole russe vendu aux Indiens est compensée par l’augmentation importante du baril du fait même des sanctions.
N’est-ce pas à cette « performance » que songeait Orban, le Premier ministre hongrois quand il déclarait le vendredi 15 juillet, dans une allocution à la radio nationale :
« Bruxelles croyait que la politique des sanctions pénaliserait les Russes, mais elle nous pénalise encore plus ». « Au début, j’ai pensé que nous nous étions simplement tiré une balle dans le pied, mais l’économie européenne s’est tiré une balle dans les poumons et est asphyxiée »
« Washington, en essayant de créer des tensions dans la région a une fois de plus eu recours à la politique de l’iranophobie et c’est raté. » Nasser Kanani, porte-parole iranien des Affaires étrangère. (LCI, D. 17 juillet 2022).
L’Iran n’avait « pas pris la décision de fabriquer une bombe atomique » mais possède « les capacités techniques de fabriquer une bombe nucléaire », avait déclaré dimanche 17 juillet Kamal Kharrazi, président du Conseil stratégique des relations internationales iranien (sur le site de Al-Jazeera, AFP, L. 18 juillet 2022).
Il ajoute, pour être bien compris de ceux qui seraient tentés par une réédition de l’opération « Opéra »6 qui a détruit le 06 avril 1979 le réacteur nucléaire Osirak, vendu par la France à l’Irak en 1976, que l’Iran avait mené de « vastes manœuvres pour pouvoir frapper Israël en profondeur si ses installations sensibles sont prises pour cibles ».
A bon entendeur… si les Etats-Unis persistaient dans leur obstruction dans les négociations de l’Accord de 2015 et continuait à le menacer, l’Iran lancerait son programme nucléaire militaire.
Rien ne saurait en compromettre le succès ou les conséquences, si d’aventure on essayait de l’arrêter.
Un Emir à Paris.
E. Macron déroule le tapis rouge devant « MBZ » en visite d’État en France. Le président émirati reçoit les insignes de grand’croix de l’Ordre national de la Légion d’Honneur, et une édition de 1535 de la carte du géographe allemand Lorenz Fries de la péninsule arabique et du golfe.
Après un accueil au château de Versailles, ponctuée lundi soir par un dîner royal au Trianon, « MBZ » se rendra au Sénat, à l’Assemblée nationale et à Matignon.
Dans son discours de bienvenue, E. Macron a fait allusion à la guerre que la Russie a déclenchée en Ukraine et à la menace nucléaire que fait peser l’Iran sur la région.
Ce n’était que rhétorique destinée aux médias. Il savait parfaitement que « son ami MBZ » venait de décider de rétablir ses liens avec Téhéran et que les Emirats ont accueilli – pour fuir les sanctions américaines- dix fois plus d’entreprises russes qu’avant le 24 février.
Qu’a donc fait cet honorable émirati émérite pour mériter ce faste et tous ces honneurs ?7
Il suffit pour cela de mettre de côté les sirupeuses références aux principes occidentaux que l’Occident ne respecte pas pour en venir à l’essentiel.
Les Emirats accueillent une base militaire française (à Abou Dhabi, juste en face de l’Iran) et sont devenus l’un des premiers clients de l’industrie militaire tricolore, symbolisé par le contrat du siècle fin 2021 : 80 avions Rafale pour 14 Mds.
Mais il y a plus urgent : Paris doit impérativement négocier avec les Émirats la livraison de diesel raffiné pour remplacer celui que la Russie ne fournit plus à la France.
Est-il nécessaire d’ajouter que « MBZ » est à la tête de fonds souverains, alimentés en pétrodollars, qui frôlent les 1 500 Mds dont 1.5 Mds ont été investis dans un fonds de la BPI, le principal pompier d’une l’économie française en grande difficulté ?
Tout le reste est littérature…
Le président français connaît le format de ses illusions. Mais comme ce n’est pas lui le gardien des règles du jeu et qu’il ne distribue pas les cartes…
Tout a une fin. Un autre monde est possible.
Il est un fait que très tôt, Riyad et Abou Dabi s’étaient montrés très réticents à suivre les Américains.
Le 25 février dernier, lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies, sur le projet américain et albanais de résolution relatif à l’Ukraine et condamnant la Russie, les Émirats avaient résisté à la pression de Washington en s’abstenant lors du vote. Sous forte pression, ils avaient fini par se rallier à cette résolution, le 02 mars, mais ils avaient bien nuancé leurs déclarations en sorte d’éviter de condamner nommément la Russie.
Mieux.
1.- Les dirigeants de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, Mohammed ben Salmane et Mohammed ben Zayed al Nahyane, ont tous deux décliné une proposition de s’entretenir avec Joe Biden au sujet d’une augmentation de la production de pétrole pour compenser les hausses de prix mondiales du brut qui profitent à Moscou.
Le journaliste américain Fareed Zakaria, y voit le signe d’un déclin que les Européens ne discernent pas (encore) : « La Pax Americana des trois dernières décennies est terminée. Vous pouvez en voir les signes partout. Considérez le fait que les dirigeants des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite deux pays qui dépendent de Washington pour leur sécurité depuis des décennies ont refusé de prendre les appels téléphoniques du président américain! » 8
Comme V. Poutine a fini par refuser ceux de son homologue français…
2.- 17 mars, en visite à Moscou ; le ministre des Affaires étrangères émirati, Abdullah ben Zayed al Nahyane, déclarait que les Émirats souhaitaient coopérer avec la Russie pour améliorer la sécurité énergétique mondiale.
3.- L’Arabie saoudite va plus loin. Officiellement, elle déclare préserver sa relation avec Moscou et Pékin, et aurait entamé des pourparlers avec la Chine pour abandonner le dollar américain au profit du yuan dans les transactions pétrolières, ce qui irait dans le sens de la dédollarisation souhaitée par le Kremlin.
Conclusion.
1.- Il ne faut jamais présumer de sa clairvoyance et de la faiblesse de l’adversaire.
Des mois auparavant, les Etats-unis n’avaient pas cessé d’annoncer l’« invasion » russe imminente de l’Ukraine. Personne, ne semblait donner crédit à une nouvelle inlassablement répétée. Ni les autorités européennes, ni même les autorités ukrainiennes. Ils avaient tort.
Le 24 février la machine de guerre russe passait à l’action. Washington en a-t-il fait suffisamment pour cela ? Sa Sainteté le pape François en est convaincu.
Mais les Etats-Unis n’avaient pas toujours raison. Ils avaient même tort de laisser croire qu’ils avaient tout prévu.
La Russie aurait-elle sous-estimé la résistance ukrainienne (rien ne le prouve)9 et l’aide considérable que les Etats-Unis lui ont apporté ? Les Etats-Unis n’auraient-ils pas, à leur tour, sous-estimé l’anticipation russe des événements ?
Dès le début des hostilités, il n’aurait pu y avoir et même dû y avoir qu’une seule vague de sanctions. Pourquoi deux, trois… sept vagues successives et les pays occidentaux ne cessent d’en prévoir de nouvelles ? N’est-ce pas parce que ces sanctions s’avéraient, l’une après l’autre, insuffisantes ?
Mieux, les sanctions se retournent contre leurs auteurs. La Russie en souffre sans doute. Mais pour l’instant le régime du Kremlin tient. Il ne semble menacé ni par la rue, ni par une révolution de palais. Elles produisent un « effet boomerang » qui menace bien davantage les pays occidentaux, européens en l’occurrence, que la Russie. N’auraient-elles pas été conçues à cette fin ?
Mardi 1er mars 2022, face au Congrès, le président américain dans son discours « sur l’état de l’union », se vantait d’avoir tout prévu. « Poutine avait tort. Nous étions prêts » lançait-il.
J. Biden avait tort.
C’est précisément parce qu’il n’avait pas « tout prévu » qu’il se retrouve contraint d’avaler son chapeaux en Arabie Saoudite. Et il n’est pas sûr que cet acte de résipiscence soit digeste et productif.
Les pays occidentaux ont choisi la fuite en avant et poussent leur offensive aux dernières limites de la résistance de leurs populations.
Question : mais qu’avaient-ils donc à faire dans cette galère ? Pour la protection de l’Ukraine, de son peuple et de son très médiatique président ?
2.- Il ne faut jamais faire confiance à un tiers pour la défense de ses intérêts.
Et se méfier des promesses de ceux qui vous invitent à combattre pour eux…
Si le voyage de J. Biden en Arabie devait confirmer une règle c’est bien celle-ci : les principes moraux s’effacent systématiquement devant les intérêts. Avec cette différence : Biden a perdu sur les deux plans. Il a démontré le peu de cas que les Etats-Unis font des valeurs au nom desquelles ils prétendent gouverner le monde. Et que même en les bafouant ils n’obtiennent rien en retour.
« Comme prévu, le président Biden n’a rien accompli, à part se ridiculiser, lui et les Etats-Unis, devant les Saoudiens », a sévèrement jugé Stephen Schork10. (AFP, mardi 19 juillet 2022)
Les Etats-Unis et ce qui lui font office d’« alliés » qui leur ont fait confiance ou cédé à leur pression, se retrouvent face aux in-conséquences de leurs décisions.
Kashoggi, le journaliste assassiné, a été enterré une deuxième fois. Sa veuve, Hatice Cengiz, n’a plus que ses yeux pour pleurer. Et tous les donneurs de leçons de démocratie, professionnels de la com’, devront aussi avaler leurs parapluies.
Hatice Cengiz a publié un tweet avec une capture d’écran du compte de son défunt mari adressé au président américain : « est-ce ainsi que exigez comme promis de rendre des comptes pour mon meurtre ? » « Le sang de la prochaine victime de MBS est sur vos mains »11, est-il ajouté, avec une photo du « check » du poing que M. Biden a fait au prince saoudien, après avoir juré de faire de lui un paria.
La démocratie, la liberté, le respect des règles ce sont des contraintes qui s’imposent aux vassaux et aux supplétifs, pas aux maîtres du monde.
Kurdes et, demain, Ukrainiens et aussi Européens, devront payer la note d’une Amérique habituée à envoyer la facture de leurs déconvenues à leurs plus fidèles « alliés ».
On a vu ce qu’il en fut des « auxiliaires » trahis en août dernier qui les ont aidé en Afghanistan, ainsi d’ailleurs que leurs alliés, unilatéralement abandonnés, comme naguère les Vietnamiens qui ont combattu le Vietkong ou encore les harkis algériens en 1962.
Jetés après usage.
En Ukraine, on meurt par milliers sous les bombes. Les villes dont dévastées, les campagnes brûlent, l’emploi rare, les revenus insignifiants, le PIB du pays effondré, les populations contraintes à l’exile intérieur ou vers l’étranger… Plus de 10 millions d’Ukrainiens ont quitté leur foyer.
Les Ukrainiens sont sidérés et même indignés à suivre les débats en Europe. Pendant que leur pays est détruit, les Européens se préoccupent de pouvoir d’achat, de hausse rapide des prix de leurs produits alimentaires, de leur essence, de leur loyer…
Déjà, un peu partout en Europe, des voix s’élèvent pour qu’on mette fin à cette divagation.
Les Ukrainiens n’ont pas fini de s’indigner.
« Les conneries c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer. » Michel Audiard
Notes
1- A. Benelhadj : « Crise ukrainienne. La guerre du gaz ».
Le Quotidien d’Oran, J. 14 juillet 202
2- L’OPEP+, présidée par Riyad et Moscou, réunit les 13 membres de l’OPEP et dix exportateurs de pétrole non membres.
3- Reuters, via La Tribune, V. 15 juillet 2022.
4- Ces éminences grises US qui encadrèrent l’arrivée de R. Reagan au pouvoir en 1981, s’étaient manifestées par une lettre adressée au président William Clinton (26 janvier 1998), avant d’occuper les principaux postes dans le gouvernement de G.-W. Bush et ouvrir des boucheries en Afghanistan (07 oct. 2001 30 août 2021) et en Irak (mars 2003- ). L’érection de tribunaux et de potences pour juger et condamner les « criminels de guerre » russes qui auraient commis des « crimes de guerres », voire des « génocides » en Ukraine devraient attendre leur tour.
Les faucons US ont des carrières et des priorités à faire valoir. Sans doute, seul le tribunal de l’histoire se chargera de les juger. Les uns après les autres ils meurent paisiblement dans leur lit comme Donald Rumsfeld (juin 2021) ou Peter W. Rodman (août 2008).
5- Lire A. Benelhadj : « L’Iran et la bombe », Le Quotidien d’Oran, 23 décembre 2021.
6- Appelée également opération « Babylone » ou opération « Ofra » (en hébreu). Lire Pierre Péan (1982-1991) : « Les deux bombes ou comment la guerre du Golfe a commencé le 18 novembre 1975. » Fayard, 199 p.
7- Pourtant, l’émirat de Dubaï est loin de respecter les plus élémentaires et les plus compréhensives valeurs occidentales : les arrières cours de la Fédération présidée par Abou Dhabi sont le théâtre d’une surveillance de masse de l’internet ou de l’espace public. La moindre voix dissidente est impitoyablement réprimée. Le plus célèbre opposant, Ahmed Mansour, survit dans un isolement quasi total depuis 2017. (Ouste France, L. 18 juillet 2022)
8- La Tribune (AFP), mardi 05 avril 2022.
9- L’opération autour de Kiev et dans le nord de l’Ukraine au début de l’offensive russe suivie de la concentration sur le Donbass mériterait, lorsque le conflit aura cessé, un retour circonstancié
sur les événements pour mieux connaître et mieux comprendre ce qui s’était passé.
10 « On a eu une correction qui nous a fait descendre sous 100 dollars le baril », en grande partie liée à la peur d’une récession et d’une chute de la demande, « mais maintenant, on revient à la réalité, et rien n’a changé », a commenté Stephen Schork analyste et auteur du Schork Report, un bulletin d’information (fondé en 2005) destiné aux professionnels, sur l’évolution des marchés financiers, notamment du secteur de l’énergie.
11- AFP, V. 15 juillet 2022
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