Maroc : Croyez-vous que Ben Barka était recruté par Israël?

Ben Barka et Israël

Le Journal-Hebdo

BEL AIBA Inès, ALAMI Younes, AMAR Ali, et JAMAI Aboubaker, Le Maroc et le Mossad, Dossier

Le Journal Hebdomadaire N°167, Casablanca, 3 au 9 juillet 2004

« Je sais qui a tué Ben Barka, je sais pourquoi, je sais de quelle manière exacte il est mort et je sais où son corps se trouve aujourd’hui ».

C’est devant un public étonné par tant de verve affirmative et impatient d’en savoir plus que Yigal Bin-Nun dit ce qu’il veut bien dire de « l’affaire Ben Barka ». L’historien achève de préparer un livre sur l’icône de la gauche marocaine et ses relations secrètes avec Israël et dit ne pas souhaiter voir ses révélations faire la une des journaux sans véritable appareil argumentatif, comme il sied à un travail de recherche minutieux. Tout ce que l’on saura, c’est que Mehdi Ben Barka a été tué par accident et que son corps repose quelque part en France. Que la fameuse histoire de la cuve est fausse et que le livre de Boukhari est un tissu de fantasmes. Qu’il n’y a rien sous la mosquée de Courcouronnes. Que Mohammed Oufkir n’a rien à voir avec l’enlèvement et l’assassinat et que le seul nom récurrent est celui de Dlimi qui était le chef des opérations secondé par M. T., alias « Chtouki », que les autoritlinkés françaises se sont acharnées à camoufler l’identité.

Mais ce n’est pas tout. Yigal Bin-Nun veut bien donner quelques détails sur un autre sujet explosif : les relations assidues de Mehdi Ben Barka avec Israël et le Mossad. Il affirme que Ben Barka était bien plus que « saheb lihoud » ; il aurait eu des contacts presque quotidiens avec des officiels israéliens et avec les chefs du Mossad.

Le chercheur israélien s’est basé sur des témoignages d’acteurs de l’époque, toujours en vie, mais aussi et surtout, sur les archives déclassifiées de l’Etat hébreu. La relation de Mehdi Ben Barka avec des émissaires d’Israël concernant l’émigration juive du Maroc date de la veille de l’indépendance. Mais concernant des relations diplomatiques éventuelles entre le Maroc, le parti de Ben Barka et Israël, ils n’ont commencé qu’au début de son premier exil en Europe en mars 1960. Deux documents, des comptes rendus classés aux archives nationales du ministère des affaires étrangères israélien, dont l’auteur est l’écrivain André Chouraqui, délégué de l’Alliance Israélite Universelle, rapportent le contenu de ses rencontres avec Mehdi Ben Barka à Paris à partir de cette date. Le contexte politique marocain est pour le moins tendu. Le gouvernement Abdallah Ibrahim et Mehdi Ben Barka d’un côté sont en conflit ouvert avec le Prince héritier Moulay Hassan. Dans l’un des comptes rendus, Chouraqui écrit : « Au cours de son voyage en Orient, le sultan a mis Ibrahim à l’écart des conversations avec Nasser et les autres souverains du Proche Orient. Le sultan est revenu transformé au moins sur ce point. Il sait qu’on peut gouverner un Etat seul et « au besoin » en mettant en prison des milliers de personnes. Ibrahim par contre a vu que la politique arabe dont il était l’instigateur n’était plus payante et qu’elle se retournait contre lui ; d’où pour lui et ses amis la nécessité de trouver de nouvelles alliances. Il les cherche actuellement du côté de l’Occident, des Juifs et des forces de gauche. » Selon ce document, Mehdi Ben Barka affirma à ses interlocuteurs que le gouvernement Ibrahim avait pris position pour le Général Qassem, président de l’Irak dans le conflit qui l’opposait à Gamal Abdenasser au sein de la Ligue Arabe. Mehdi Ben Barka aurait dit lors de ces rencontres que le mouvement qu’il représentait avait fait le choix de la démocratie, que pouvait représenter le Général Qassem et les pays africains qui se démocratisaient, plutôt que de suivre le modèle nassérien anti-démocratique.

D’après le document, Ben Barka aurait proposé une solution pratique à un problème qui embarrasse Israël et la communauté juive marocaine, la rupture des rapports postaux entre Israël et le Maroc. Résultat de l’adhésion du Maroc à la Ligue arabe, cette rupture avait suscité la mobilisation des organisations juives. Un intense travail de lobbying avait été effectué. Pourquoi le leader du progressisme marocain fait-il autant d’efforts vis à vis des Juifs et d’Israël elle-même ? Dans ce document, André Chouraqui écrit : « La deuxième chose qui résulte de ce premier entretien avec Ben Barka est que celui-ci a, avec empressement, accepté l’invitation de visiter Israël. Si celui-ci se réalise, cela aura des conséquences lointaines non négligeables. Ben Barka, en s’ouvrant à nous, attend de nous un appui moral auprès des Juifs marocains et, très probablement aussi, un appui matériel s’il entre en guerre ouverte contre la monarchie ; Il aura besoin d’argent et d’armes. Il m’a laissé entendre cela d’une manière assez claire. » Selon les archives israéliennes, André Chouraqui organisera le 26 mars 1960 à Paris, une rencontre entre Mehdi Ben Barka et Yaaqov Caroz, numéro deux du Mossad. Yigal Bin-Nun produit à l’appui de sa thèse, un autre document d’archive provenant du Congrès Juif Mondial (CJM). Il s’agit là aussi d’un compte-rendu d’une rencontre entre Mehdi Ben Barka et Alexandre Easterman du CJM, à Paris le mardi 5 avril 1960. Selon ce document, c’est à la demande du leader marocain que la rencontre eut lieu. Easterman y rapporte l’argumentaire déployé par Ben Barka pour s’assurer l’aide du CJM dans son combat contre le pouvoir réactionnaire représenté par la monarchie marocaine. Ben Barka aurait évoqué une fois encore, l’opposition de son mouvement à la politique anti-démocratique de Nasser, et le soutien dont il jouit auprès de nombreux pays africains. Alexandre Easterman écrit avoir questionné Ben Barka sur la rupture des rapports postaux entre le Maroc et Israël, le refus de permettre de délivrer des passeports aux juifs marocains pour leur permettre d’émigrer en Israël, et le refus d’Abdallah Ibrahim de le recevoir quand il s’était rendu au Maroc. Ben Barka aurait évoqué là aussi les forces réactionnaires qui rendent toute politique d’ouverture impossible vis-à-vis d’Israël. Il aurait promis à son interlocuteur qu’il s’arrangerait pour que Abdallah Ibrahim le rencontre lors de sa prochaine visite au Maroc. Selon ce compte rendu Mehdi Ben Barka a réitérer sa demande d’assistance. « Il (Mehdi Ben Barka) espérait que le CJM allait se joindre aux autres éléments libéraux pour soutenir son groupe par tous les moyens, et que c’était dans l’intérêt des Juifs que le Congrès devait le faire. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par soutien, et il a répondu, « Soutien moral et matériel ». Il n’a pas précisé ce qu’il entendait par là et je ne lui ai pas demandé » rapporte Easterman dans ce document. En conclusion, le dirigeant écrit très cyniquement : « J’ai appris à Paris que Ben Barka avait rencontré nombre de personnes et de délégations juives durant ces dernières semaines. Il apparaît donc, qu’il ne m’a pas accordé un privilège spécial en me rencontrant si ce n’est le fait de s’être déplacé chez moi plutôt que le contraire. » Et il ajoutait : « La nouvelle, et sans précédent sollicitude de Ben Barka à l’égard des Juifs et des groupes juifs montrent indubitablement sa volonté à nous rassurer, à la lumière de ce qui s’est récemment passé au Maroc. Ses promesses de tout arranger signale son souhait d’obtenir un soutien juif, quel que soit le sens qu’il donne au mot soutien. D’un autre côté, tout ceci suggère que sa position est bien plus faible qu’il ne veut nous le laisser croire. »

Deux événements feront pencher le soutien des organisations juives et d’Israël au profit de celui qui à l’époque n’était encore que prince héritier, Moulay Hassan. En Mai 1960, Mohammed V limoge le gouvernement Ibrahim et installe un gouvernement à la tête duquel il met son propre fils. Le prince Héritier accepte de rencontrer Alexandre Easterman après avoir délégué précédemment Bensalem Guessous à Golda Meir à Jérusalem, et se montre attentif à ses requêtes concernant la sortie des Juifs du Maroc. Un « deal » qui prendra corps en août 1961 avec une véritable évacuation orchestrée des Juifs marocains.

L’historien israélien affirme que Ben Barka, d’après le témoignage de Jo Golan, conseillé de Nahum Goldman, aurait même effectué un voyage en Israël. Il a aussi reçu un salaire de la part des dirigeants du Congrès Juif Mondial, malgré quelques réticences de la part du ministère des Affaires Etrangères à Jérusalem. Ces relations idylliques avec Israël commencèrent à se ternir lorsque Ben Barka parla ouvertement de prendre le pouvoir au Maroc et demanda non seulement de l’argent, mais aussi des armes à Israël. De là, la rupture progressive entre le Mossad et lui, qui explique ses propos contre la présence d’Israël dans les pays d’Afrique et d’Asie lors d’un discours qu’il a tenu au Caire en avril 1965. Quelques années au paravent, en avril 1960, il avait tenu des propos tout à fait pro israeliens à la Conférence de l’OSPAA à Conakry. Mehdi Ben Barka, tel que le décrit Yigal Bin-Nun, était également enchanté par le modèle de développement israélien. Il aurait demandé à ses interlocuteurs de l’ambassade d’Israël à Paris des livres pour apprendre l’hébreu, des comptes-rendus hebdomadaires ou quotidiens de la presse hébraïque ainsi que de la documentation concernant le développement rural et agricole en Israël afin de s’en inspirer au Maroc. Il demanda aussi d’envoyer des stagiaires marocains de son parti à l’Institut Afro-asiatique de la Histadrut à Tel-Aviv. M. Bin-Nun souligne que les Israéliens étaient pour le moins surpris par les propos venimeux de Ben Barka contre la monarchie marocaine à la solde du féodalisme et qu’il n’a même pas daigné demander à ses interlocuteurs de garder en secret ses intentions. Les Israéliens essayèrent de le persuader le leader de la gauche de contenir ses projets belliqueux, de collaborer avec ses adversaires et de ne pas s’aventurer dans une lutte armée contre le Palais qui risquait d’échouer et de mettre le Maroc en sang. Quand à l’argent perçu à plusieurs reprises par Ben Barka provenant de divers pays, Bin-Nun n’y voit aucun préjudice à l’image de marque de l’homme d’état marocain. S’agissant d’un chef de parti en exil Ben Barka avait besoin d’argent pour sa lutte politique, argent qu’il a demandé à Nasser, aux Algériens à Tito, à Mao, aux Israéliens et au CNRS. Ses relations avec Israël ne doivent en aucun cas ternir l’image d’un homme intègre, d’une brillante intelligence, qui aurait pu, en d’autres circonstances conduire son pays vers le progrès et la modernité.

« Tout cela est ridicule. Ce sont des affirmations gratuites, qui ne se fondent sur aucune analyse historique ou sociale correcte. Tous ceux qui connaissaient Mehdi Ben Barka savent que c’est faux. Il a été l’un des premiers à ériger le problème palestinien en problème national. Nous n’accordons aucun crédit à ces élucubrations ». Bachir Ben Barka n’a pas de mots assez durs pour qualifier les affirmations de M. Bin-Nun. Même réaction chez Brahim Ouchelh, l’ancien adjoint du fqih Basri, qui refuse catégoriquement l’éventualité d’une telle relation entre Mehdi Ben Barka et les Israéliens.

Yigal Bin Nun, 15 mai 2008

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