Ce que m’inspire la mort du tortionnaire Kaddour El Yousfi

Maroc, Kaddour Al Yousfi, répression, torture,

Le 28 juillet 2022 a connu deux évènements marquants : la publication du rapport de Human Rights Watch sur le « Manuel des techniques de la répression au Maroc », et le décès de Kaddour El Yousfi, tortionnaire en chef du lieu de sinistre mémoire Derb Moulay Chrif sans avoir jamais eu à reconnaître et à rendre compte de ses crimes. La concomitance des deux faits montre que le Maroc est loin d’avoir quitté le système de terreur dans lequel l’accaparement du pouvoir permet le fonctionnement de l’appareil répressif en dehors de tout contrôle légitime, et fait du Maroc un régime de négation des droits fondamentaux des citoyens. Les exécutants passent et les méthodes s’adaptent, mais l’Etat de droit demeure à imposer et à construire.

Pendant des décennies, le tortionnaire Kaddour El Yousfi a été directeur adjoint officiel de la « Brigade Nationale de la Police Judiciaire », et surtout « le Patron », titre dont l’affublaient l’ensemble des équipes du tristement célèbre centre de détention, séquestration et torture de Derb Moulay Chérif. Il a ainsi joué un rôle pivot dans l’organisation mafieuse d’atteinte à la vie privée, d’enlèvements, de rafles indiscriminées, de séquestration, de tortures qui ont souvent abouti à mort d’hommes, d’envoi aux bagnes – mouroirs dont on n’attendait pas de rescapés, de falsification de dossiers judiciaires qui ont mené à un nombre infini de peines capitales et d’années de prison ferme, et de terreur glaçante pour tout un peuple. Après de nombreuses années de déchéance physique et sociale, le commissaire Kaddour El Yousfi s’est éteint ce 28 juillet 2022.

J’ai personnellement subi dans ma chair les exactions de Kaddour El Yousfi et de ses sbires. Je sais qu’ils ont fait subir les mêmes affres à mon père quelques années avant moi. Et j’ai été témoin de sa mesquinerie et celle de ses acolytes, qui faussaient délibérément les faits pour pouvoir prétendre qu’ils avaient été essentiels pour la survie du régime contre des éléments dangereux, alors qu’ils avaient presque systématiquement affaire à des personnes qui n’avaient commis aucun acte violent ou délictueux, voire qui n’avaient absolument aucun lien avec une quelconque action politique. Je crois que l’ensemble des victimes qui ont fait de longs séjours à Derb Moulay Chrif se rappelleront toute leur vie le sadisme qu’exprimaient les menaces, les coups, les insultes, le chantage, les abus, la faim, les chaînes aux mains, les bandeaux sur les yeux, la privation totale de soins ou de contact avec le monde extérieur et de tout échange humain à l’intérieur, les sueurs froides de l’attente de nouvelles séances de tortures, la peur panique de voir des proches ou des camarades se faire enlever à leur tour, la frayeur de ne jamais sortir de ce lieu horrible, ou de n’en sortir que pour être condamnés par une justice inique à des peines exorbitantes… Je me rappellerai que, des mois après mon arrivée au Derb, un co-détenu qui croyait reconnaître en moi un militant aguerri a profité d’un moment de relâchement de la garde pour me demander ce que je désirerais par dessus tout, et qu’il a été très déçu que l’adolescent frustré de 19 ans que j’étais lui réponde « Une orange ! » plutôt que d’exprimer le désir de disposer d’un livre…

Pourtant, je ne sens aucune vindicte et aucun désir de vengeance à l’égard de tous les Kaddour El Yousfi qui nous ont illégitimement privés de la liberté, de l’intégrité physique, de l’inviolabilité de nos personnes, de nos droits minima en tant que détenus, de notre droit à un procès équitable, voire de notre droit à la vie, au rêve et à la participation citoyenne, et privé nos concitoyennes et concitoyens de leur droit de vivre dans une société libre, plurielle, émancipée et épanouie, et de leurs libertés fondamentales de pensée, d’expression, d’organisation, de manifestation et de participation… Je n’exonère pas du tout les exécutants des basses oeuvres du régime de leur responsabilité personnelle dans les crimes qui ont été commis. Mais je ne m’intéresse personnellement à leur reddition des comptes et leur sanction éventuelle qu’en tant que composant impérieux pour la garantie de la fin d’un système tortionnaire et mafieux qui se nourrit de la garantie de l’impunité de ses auxiliaires. Je continue de croire que l’exemple sud-africain demeure à adopter par le Maroc : Nous ne recourrons pas aux poursuites et condamnations pénales contre les criminels qui ont abusé de leur pouvoir pour torturer et assassiner, à la condition qu’ils témoignent publiquement des crimes auxquels ils ont participé ou assisté, qu’ils en demandent excuses aux victimes et au peuple marocain, qu’ils restituent les biens qu’ils ont pu en tirer, et qu’ils soient démis de toutes responsabilités administratives et politiques et déchus de leurs droits de citoyenneté.

Evidemment, la pieuvre dictatoriale n’a plus les mêmes capacités, ressorts et instruments. Elle ne peut plus diligenter les enlèvements par milliers, la séquestration longue dans des dizaines de centres secrets, la torture systématique, les parodies de procès, l’omerta et l’impunité absolue. Mais, comme ça a été magistralement montré par le rapport de Human Rights Watch cité ci-dessus « Manuel des techniques de la répression au Maroc », la logique de fond de la terreur continue de fonctionner. Tant que le monopole du pouvoir et l’accaparement de la fortune seront servis par des hommes et des appareils répressifs qui ne relèvent pas de l’obligation de responsabilité, de reddition individuelle et collective des comptes et de sanction, les droits fondamentaux des citoyennes et des citoyens ne seront jamais garantis, et les pitreries appelées « justice transitionnelle » et « Instance Equité et Réconciliation » ne seront que des miroirs aux alouettes qui servent à cacher les horreurs du système sans lui imposer de changer.

Malgré tout ce qui précède, et peut-être aussi en considération de tout celà, le Maroc ne peut échapper éternellement à l’obligation de sortir des temps de l’absolutisme, de l’accaparement, de l’inéquité, de la violence, de l’opacité et de l’impunité. L’urbanisation, la scolarisation, l’ouverture sur le monde, les promesses de démocratisation et de modernisation et l’accès massif à l’information ne peuvent plus s’accommoder d’un régime médiéval et dictatorial.

Fouad Abdelmoumen

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