La polémique sur le « lobby pro-israélien » – Israël, lobby juif, Etats-Unis, AIPAC, AJC, American Jewish Committee,
Rédigé par deux spécialistes des relations internationales, le rapport sur le « lobby israélien » a suscité une très vive controverse aux États-Unis. Au cœur de la polémique, le rôle du « lobby » dans la politique étrangère américaine, notamment au Proche et au Moyen-Orient.
Comment expliquer la relation spéciale unissant l’Amérique à Israël ? Deux spécialistes des relations internationales, John Mearsheimer (professeur à l’université de Chicago) et Stephen Walt (professeur à la Kennedy School of Government de Harvard), ont suscité la polémique en répondant à cette question délicate. Dans une étude de 83 pages présentant tous les gages du sérieux académique, mise en ligne sur le site de l’université de Harvard en mars 2006 et publiée simultanément par la London Review of Books (LRB) dans une version abrégée, ils ont défendu leur interprétation de cette relation : le choix américain d’un soutien quasi inconditionnel à Israël s’expliquerait par une influence disproportionnée du « lobby israélien ».
Si c’est la première fois qu’elle est proposée dans une version apparemment aussi rigoureuse, cette explication n’est pas nouvelle. Dans des versions polémiques et quelquefois paranoïaques, elle a été régulièrement avancée depuis la guerre du Liban (celle de 1982) et le soutien américain à Israël dans ce conflit, qui ont coïncidé avec la montée en puissance du lobby. En 1985, Paul Findley, un représentant républicain de l’Illinois vaincu aux élections de 1982 après avoir siégé vingt-deux ans au Congrès, a alimenté la théorie du complot en imputant sa défaite aux tractations du « lobby juif ». Dans un livre intitulé They Dare to Speak Out, il a accusé celui-ci d’empêcher toute discussion sur la politique étrangère des Etats-Unis au Moyen-Orient et a mis en garde contre un prétendu contrôle du Capitole par le lobby. D’autres auteurs ont considéré après lui le soutien de Washington à Tel-Aviv comme contraire aux intérêts politiques américains et ont également tenu le lobby pour responsable de ce choix politique, jugé au mieux mal inspiré et, au pire, nuisible.
Moins suspecte a été l’attaque de George W. Ball, parce qu’elle émanait d’un acteur respecté de la politique étrangère américaine. Selon cet ancien ambassadeur aux Nations unies, son pays se serait égaré dans un « attachement passionné » pour Israël, dont les coûts financiers, politiques et moraux seraient considérables. Puis, dans le sillage du 11-Septembre, la polémique a été relancée par un débat sur la prétendue double allégeance des Juifs américains. Lorsqu’en 2004 deux anciens responsables de l’AIPAC, l’organisation en charge du lobby en faveur d’Israël, sont condamnés pour avoir aidé un employé du Pentagone à transmettre des informations secrètes à Israël, la théorie de la conspiration renaît.
Une alliance mise en doute
Il faut créditer Mearsheimer et Walt d’avoir tenté de relancer le débat sur des bases sérieuses et d’avoir voulu prendre leur distance à l’égard des études plus ou moins douteuses qui les ont précédés. Un examen rigoureux de l’influence du « lobby juif » avait rarement été entrepris jusqu’alors. Leur rapport a pourtant suscité, à en croire Michael Massing, la plus grande controverse intellectuelle depuis l’article que Samuel Huntington avait consacré au choc des civilisations dans Foreign Affairs en 1994. Si Mearsheimer et Walt ont été soutenus par des progressistes satisfaits que l’influence du lobby pro-israélien soit enfin soumise à examen, les critiques se sont abattues sur leur étude, venant non seulement des défenseurs habituels d’Israël, mais aussi de la gauche et de personnalités ouvertement hostiles aux objectifs de ce lobby et d’Israël. En réponse à ces attaques extrêmement nombreuses et, pour certaines, d’une grande violence, les auteurs ont nuancé certains de leurs propos dans un court article publié par Foreign Policy puis à l’occasion du débat organisé par la London Review of Books en octobre 2006. Pour comprendre cette controverse, c’est cependant à la version originale de l’étude qu’il convient de revenir.
Cette étude part d’un constat largement consensuel : le caractère exceptionnel de la relation unissant Tel-Aviv et Washington, fondé selon les auteurs sur un soutien américain d’un niveau « unique ». Mearsheimer et Walt rappellent des faits bien établis. Israël est depuis 1976 le plus important bénéficiaire de l’aide économique et militaire américaine – entre 1949 et 2005, l’aide totale des Etats-Unis à Israël s’est élevée à 153 milliards de dollars. Israël jouit également d’un soutien diplomatique hors du commun de la part de Washington. Les auteurs rappellent que, depuis 1982, les Etats-Unis ont voté contre toutes les résolutions du Conseil de sécurité condamnant Israël. Il faut préciser pourtant que le soutien américain n’a jamais été systématique : il est arrivé que Washington prenne ses distances à l’égard d’Israël lorsque ses actions ou ses demandes l’ont embarrassé. Mentionnons également le délai, critique pour Tel-Aviv, avec lequel Washington mit en œuvre le pont aérien assurant le ravitaillement en armes lors de la guerre du Kippour, ou encore l’injonction adressée à Israël en 1989 par le secrétaire d’Etat James A. Baker III de mettre un terme à la colonisation dans les territoires occupés. Ces exemples ne sauraient cependant remettre en cause l’exceptionnel soutien américain à Israël.
Pour Mearsheimer et Walt, tous deux partisans d’une politique étrangère américaine faisant primer l’intérêt national, ce soutien est irrationnel et incompréhensible car Israël serait devenu un « handicap stratégique » pour Washington. Depuis la fin de la Guerre froide, pendant laquelle l’Etat hébreu a joué le rôle de substitut stratégique des Etats-Unis au Moyen-Orient, l’avantage d’avoir Israël comme ami n’est plus aussi évident qu’auparavant. Ce soutien vaut à Washington un blâme embarrassant de la part des démocraties soucieuses du respect des droits de l’homme dans le monde, et fragilise ses relations avec les pays du Golfe. Pour les deux auteurs, il accroît également le risque terroriste pour les Etats-Unis. Pourtant, chacune des guerres dans lesquelles Israël a été engagé a servi de terrain d’essai pour les armes que Tel-Aviv avait achetées à Washington, et la coopération stratégique entre le Mossad et la CIA continue à représenter des avantages pour les Etats-Unis.
Pour Mearsheimer et Walt, la relation spéciale entre les deux pays ne peut plus non plus être justifiée par des considérations morales : Israël n’est plus menacé comme il a pu l’être jadis, il n’est plus la démocratie respectueuse des droits qu’il a longtemps prétendu être et la réparation des souffrances infligées dans le passé aux Juifs se fait désormais aux dépens du peuple palestinien. D’où la question posée par les auteurs : si la relation spéciale liant les Etats-Unis à Israël est en contradiction avec les deux explications classiques de la politique étrangère que sont le réalisme et la moralité, comment en rendre compte ? Pour Mearsheimer et Walt, l’explication est simple : elle « réside dans le pouvoir inégalé du “lobby israélien” », qui serait le seul lobby « à avoir emmené la politique étrangère américaine aussi loin de la direction que l’intérêt national aurait conseillé d’emprunter ». On retrouve là une analyse qu’on a pu déjà lire ailleurs.
Une influence exagérée
L’originalité de l’étude est pourtant de proposer une définition nouvelle de ce lobby comme « coalition lâche d’individus et d’organisations activement mobilisés pour orienter la politique étrangère des Etats-Unis dans un sens pro-israélien », incluant non seulement les organisations juives actives en faveur d’Israël, mais aussi les chrétiens évangéliques et les néo-conservateurs. Dans la suite de leur étude cependant (dès la page 18), les deux auteurs perdent totalement de vue cette définition large : les exemples qu’ils fournissent à l’appui de leur démonstration sont quasiment tous des cas d’influence juive, comme si les Juifs étaient les uniques responsables de la politique américaine à l’égard du Moyen-Orient. Il s’agit là d’une erreur de raisonnement, qui remet en cause le sérieux de la démonstration et conduit à s’interroger sur les intentions réelles des auteurs. Lorsqu’ils écrivent « lobby israélien », c’est en fait le « lobby juif » qu’ils désignent, et plus particulièrement l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), la seule organisation juive à être dûment accréditée auprès du Congrès pour y défendre les intérêts d’Israël.
L’AIPAC (voir l’encadré p. 78) est en effet un lobby très puissant – le deuxième en terme d’influence, après celui des retraités, selon le classement effectué par le magazine Fortune en 1997. Il dispose de très nombreux membres, d’un personnel extrêmement compétent et compte beaucoup d’amis haut placés à la Maison Blanche et au Congrès, mais aussi parmi les syndicats et les leaders évangéliques. Il bénéficie également de l’hyperactivité politique des Juifs, de leurs contributions élevées aux financements des campagnes (d’autant plus efficaces qu’elles sont coordonnées et bien ciblées) et de la prévisibilité de leur comportement électoral. L’AIPAC a également la chance d’être en concurrence avec un lobby arabe qui est bien loin d’avoir son degré d’organisation et son efficacité. Pour Walt et Mearsheimer, tous ces atouts permettent à l’AIPAC de « dominer le Congrès américain ».
Selon eux, la force du « lobby israélien » (en fait des organisations juives pro-Israël) résiderait également dans sa capacité à faire taire les critiques à l’encontre de Tel-Aviv. Grâce à des think tanks extrêmement actifs, tels le Washington Institute for Near East Policy (WINEP) créé en 1985 pour peser sur la politique américaine à l’égard du Moyen-Orient ou le Jewish Institute for National Security Affairs (JINSA) qui plaide pour la coopération des deux pays dans le domaine de la défense, grâce aussi à un certain nombre d’experts et d’intellectuels soucieux de l’intérêt israélien, le « Lobby » parvient en effet à monopoliser largement le débat sur le bien-fondé de la relation avec l’Etat hébreu. Assurément aussi, l’accusation d’antisémitisme est très rapidement brandie. Mais, en accusant le lobby de « manipuler » les médias et de « faire la police sur les campus » (ils pensent notamment à la liste établie par le site Campus Watch), Mearshei-mer et Walt oublient qu’il existe des lieux (telle la Brookings Institution) et des personnes (Noam Chomsky par exemple) qui n’ont pas totalement perdu leur liberté d’expression.
Si l’analyse de l’influence des organisations juives pro-Israël sur le Congrès et les médias est relativement convaincante, celle de leur contrôle de la Maison Blanche l’est beaucoup moins. Il est vrai que, dans certaines conditions, les Juifs peuvent être des « faiseurs de roi » – leur concentration dans les Etats qui comptent pour l’emporter au collège électoral et leur taux de participation record peuvent faire basculer des élections serrées –, mais leur fidélité presque systématique au Parti démocrate ne leur permet pas d’influencer une Maison Blanche républicaine. En outre, même lorsque celle-ci est occupée par un ami de Tel-Aviv, démocrate ou républicain, la cause israélienne peut essuyer de cuisants échecs, ce qu’omettent de mentionner Mearsheimer et Walt. En 1981, l’AIPAC ne parvint pas à empêcher les Etats-Unis de vendre le système de défense antiaérienne AWACS à l’Arabie Saoudite. Toujours sous l’administration Reagan, il ne sut pas éviter la reconnaissance de l’OLP par la Maison Blanche. Plus tard, le lobby pro-israélien tenta à plusieurs reprises d’obtenir le transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, mais en vain. Il ne réussit pas non plus à empêcher l’administration Clinton de concevoir un plan de paix qui devait conduire à la division de Jérusalem.
Mais ce qui préoccupe tout particulièrement les deux auteurs est l’influence du « lobby israélien » (en fait de l’AIPAC) sur l’administration Bush – nous arrivons à l’argument central de l’étude qui est aussi celui qui a fait couler le plus d’encre. Pour Mearsheimer et Walt, l’incapacité dans laquelle serait l’exécutif actuel d’imposer des limites aux actions israéliennes dans les territoires occupés et de contraindre les Israéliens à négocier avec les Palestiniens serait à mettre sur le compte du « Lobby ». Celui-ci aurait placé ses hommes, pour la plupart néo-conservateurs, aux commandes de la politique étrangère lors du premier mandat, de manière à contrôler la politique américaine à l’égard d’Israël. Sur ce point, il est difficile de suivre les deux auteurs : les canaux d’influence sur l’exécutif ne sont pas explicitement mis en évidence et, plus grave, on ne comprend pas comment le « Lobby », réduit à sa seule composante juive, parviendrait à obtenir un positionnement de Washington si favorable à Israël, alors que les Juifs américains ne soutiennent ni financièrement ni électoralement les hommes qui en sont, depuis six ans, les auteurs. Ainsi, malgré une politique indiscutablement pro-israélienne, George W. Bush n’a obtenu que 19% du vote juif en 2000 et 24% en 2004 – les candidats républicains n’ont d’ailleurs jamais recueilli plus de 40% des voix juives depuis l’élection d’Eisenhower en 1956. Avec Shlomo Ben-Ami, ancien ministre israélien des Affaires étrangères, et bien d’autres critiques de l’étude, on imagine mal pour quelle raison ce gouvernement cèderait aux demandes d’un groupe ethnico-religieux qui ne le soutient pas et n’a, de ce fait, aucun pouvoir de sanction à son égard.
S’ils avaient correctement tiré les conséquences de leur définition initiale du « lobby israélien », Mearsheimer et Walt auraient dû conclure que l’actuelle politique pro-israélienne des Etats-Unis ne résulte pas de la seule mobilisation d’une minorité, mais de celle d’une coalition beaucoup plus vaste, au premier rang de laquelle se trouvent les chrétiens évangéliques. Ces ardents partisans d’un soutien inconditionnel à Israël, convaincus que le Messie reviendra en Terre promise après le retour du peuple juif, sont à peine évoqués par le rapport, alors même qu’il est impératif pour Bush de s’en assurer le vote. Par ailleurs, des études montrent que, depuis 2000, l’adoption de textes favorables aux intérêts israéliens par la Chambre des représentants a été très largement facilitée par un vote quasi systématique des chrétiens, dans le sillage de l’ancien leader de la majorité Tom DeLay, républicain born-again du Texas. La bannière d’Israël est donc loin d’être portée uniquement par des élus guidés par la peur du vote juif.
Les motifs de la guerre en Irak
Aux yeux de Mearsheimer et Walt, l’exemple le plus manifeste de l’influence excessive du « lobby pro-israélien » sur l’administration Bush a été la décision d’intervenir en Irak. Selon eux en effet, « Israël et le Lobby furent des facteurs clés dans la décision d’entrer en guerre » et l’intervention aurait eu surtout lieu pour protéger l’Etat hébreu. A l’appui de la démonstration, le rapport rappelle que de nombreux responsables israéliens, think tanks pro-israéliens et néo-conservateurs ont plaidé en faveur d’une intervention en Irak, mais il n’explique à aucun moment pourquoi l’administration a accepté d’écouter leurs arguments. Par ailleurs, l’AIPAC et la plupart des organisations juives ont certes défendu le principe de la guerre auprès de la Maison Blanche, mais, dans leur majorité, les Juifs américains y étaient opposés dès 2003 – ce que reconnaît d’ailleurs le rapport. En outre, tous les Israéliens étaient loin d’être favorables au conflit : certains de leurs dirigeants auraient préféré une guerre américaine contre l’Iran, ce que l’étude admet aussi sans en tirer la conclusion adéquate.
Plus fondamentalement, les organisations juives favorables à la guerre n’ont constitué qu’une partie de la coalition qui en soutenait le principe. Celle-ci incluait aussi des groupes à l’influence tout aussi décisive : le lobby énergétique, le lobby saoudien, les néo-conservateurs – loin d’être tous juifs, même si Richard Perle (ancien président du Defense Policy Board du Pentagone) et Paul Wolfowitz (ancien secrétaire adjoint à la Défense) en étaient les têtes de proue – et les médias favorables aux Républicains. Il faudrait également ajouter le lobby des industries d’armement, bénéficiaires directes de cette politique qui fait gonfler leurs livres de commandes, un lobby qui par ailleurs finance très généreusement les campagnes électorales. Mearsheimer et Walt ont donc oublié de mentionner des acteurs qui pèsent pourtant lourdement sur la politique américaine à l’égard du Moyen-Orient. Et, lorsqu’ils ont répondu aux très nombreuses critiques que leur analyse avait suscitées, ils n’ont admis que leur sous-estimation du rôle du 11-Septembre (à l’occasion du débat organisé par la LRB).
Si stimulante qu’elle soit, l’étude de Mearsheimer et Walt pose donc un certain nombre de problèmes méthodologiques qui n’ont pas nécessairement à voir avec l’accusation d’antisémitisme qui leur a été immédiatement adressée. Lors du débat organisé par la LRB, Martin Indyk, directeur du Saban Center for Middle East Policy de la Brookings Institution et co-fondateur de WINEP, s’est fait l’écho de cette critique : l’étude suggèrerait l’existence d’une cabale menée par les Juifs pour prendre en otage la politique étrangère américaine. A l’heure où un consensus se dessine aux Etats-Unis pour qualifier l’intervention en Irak d’erreur, Mearsheimer et Walt ont également été accusés de tenir l’Etat hébreu et ceux qui le soutiennent pour responsables des ratés de la politique américaine au Moyen-Orient, et donc de contribuer à faire renaître le vieux thème du « C’est la faute aux Juifs ».
Mais, pour critiquer cette étude, mieux vaut se placer sur le terrain scientifique sur lequel elle a eu l’ambition de se situer et pointer du doigt son manque de rigueur. Le rapport est entaché d’erreurs factuelles, méticuleusement répertoriées par ses détracteurs pour le torpiller. Plus graves, parce que plus lourdes de conséquences, sont les fautes de logique mises en évidence tout au long de cet article : les analyses électorales biaisées, l’oubli d’acteurs de premier plan, l’omission de nombreux faits qui auraient affaibli ses conclusions, l’absence de certains liens logiques et, surtout, la définition mouvante du « Lobby » au fil de l’étude, qui n’est finalement consacrée qu’à l’action des organisations juives pro-Israël alors qu’elle prétendait offrir une perspective novatrice.
Mearsheimer et Walt ont ignoré les procès d’intention. Ils ont en revanche répondu à certains des critiques qui dénonçaient leurs hypothèses approximatives et leurs généralisations hâtives. Dans l’article de Foreign Policy et lors du débat de la LRB, ils ont nuancé certaines de leurs affirmations les plus contestables. Ainsi avaient-ils écrit en conclusion de leur étude que l’influence du lobby « augmente la menace terroriste », une allégation qui avait suscité de nombreuses attaques parce qu’elle n’avait pas été prouvée ; lors du débat, Mearsheimer l’a relativisée en affirmant cette fois que l’influence du lobby était « une des causes principales, non la cause principale, de notre problème de terrorisme ». Mais à aucun moment les deux auteurs n’ont démontré leurs conclusions et encore moins les ont-ils remises en cause.
Ces erreurs d’analyse gênantes sont à mettre sur le compte de la vision que Mearsheimer et Walt ont des relations internationales. Tous deux sont des fervents défenseurs du néo-réalisme, théorie selon laquelle, dans un monde soumis à l’anarchie, le premier objectif des Etats est d’accroître leur pouvoir afin d’assurer leur sécurité. Au sein de ce courant, ils incarnent des tendances opposées : Walt est un représentant de la version « défensive » – pour laquelle l’anarchie du monde et les menaces potentielles conduisent les Etats à être obsédés par leur sécurité –, Mearsheimer de la variante « offensive » – selon laquelle les Etats cherchent de manière pro-active à accroître leur hégémonie dans le jeu d’équilibre des pouvoirs. Pour ces deux perspectives cependant, l’« intérêt national » est exclusivement dicté par des facteurs extérieurs, les considérations intérieures ne jouant aucun rôle. Dans son dernier ouvrage publié en 2005, Taming American Power, Stephen Walt a ainsi martelé que les intérêts « ethniques » ne sauraient affecter l’intérêt national. Leurs postures théoriques ont donc amené les deux chercheurs à conclure que le soutien des Etats-Unis à Israël était une anomalie due à l’intervention du « lobby israélien ». Or, plus que par un détournement de l’intérêt américain, la relation spéciale entre les deux pays s’explique par l’influence des organisations juives pro-israéliennes, mais plus encore par le très fort soutien dont l’Etat hébreu jouit parmi les Américains, au-delà même des chrétiens évangéliques, parce qu’il est la seule démocratie au Moyen-Orient.
Qu’on apprécie ou non leur existence, les lobbies ethniques sont appelés à demeurer des acteurs majeurs de la politique étrangère américaine – on évoque déjà l’émergence d’un lobby latino. Dénoncer leur influence comme une anomalie allant à l’encontre de « l’intérêt national » manifeste donc une incompréhension de l’élaboration complexe des intérêts nationaux dans des démocraties pluralistes. C’est donc plutôt d’études non dogmatiques sur l’influence des migrations, de la démographie et des diasporas dans le domaine de la politique étrangère dont nous avons aujourd’hui un urgent besoin.
Structure et fonctionnement de l’AIPAC
Créé en 1952, l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) n’a le pouvoir qu’on lui connaît aujourd’hui que depuis sa reprise en main en 1981 par Thomas Dine, son troisième directeur exécutif après I. L. Kenen et Morris Amitay. Sous la direction de cet ancien assistant parlementaire jusque-là totalement étranger au monde communautaire, l’AIPAC connaît une montée en puissance extrêmement rapide. En une dizaine d’années, il gagne une visibilité nouvelle dans les médias, au Congrès et à la Maison Blanche. Son budget augmente vite (47 millions de dollars en 2005), alimenté par des contributions non-déductibles et par les cotisations de ses 100000 membres qui ont, pour la plupart, rejoint l’organisation depuis que Dine en a pris la tête. Grâce à ses 130 employés, l’AIPAC est présent à Washington aux côtés des autres lobbies, mais aussi dans six autres villes des états-Unis et à Jérusalem.
Le coup de force de Dine est également d’avoir dégagé l’AIPAC du contrôle des organisations communautaires en remettant le pouvoir à une coterie de millionnaires beaucoup plus conservateurs que la grande majorité des Juifs américains. L’AIPAC est aujourd’hui dirigé par un conseil d’administration composé de 18 personnalités sélectionnées tous les deux ans par un comité exécutif réunissant 38 présidents d’organisations communautaires venant de tous les bords politiques. Mais cette diversité ne se retrouve pas au niveau du conseil : les 18 sont très souvent des juristes, des investisseurs ou de gros héritiers, généralement proches des positions de l’ancien Likoud. Aujourd’hui, le directeur de l’AIPAC est Howard Kohr, un Républicain conservateur, lui aussi proche de l’ancien Likoud. Si officiellement l’AIPAC est neutre et défend la position du gouvernement en place à Jérusalem, cela n’est pas vérifié dans les faits. Il prône un Israël fort, régnant sur un territoire aux frontières sûres, ainsi qu’un soutien inconditionnel des Américains à Tel-Aviv.
Une partie des activités de l’AIPAC consiste à faire de la veille législative, c’est-à-dire à suivre tous les développements ayant lieu au Congrès, à enregistrer le vote de chaque élu sur les sujet d’intérêt de l’organisation et à faire connaître le profil de chacun. Le reste du travail est plus proprement politique : l’AIPAC cultive ses contacts au Capitole et à la Maison Blanche et devance le vote de textes législatifs pouvant affecter Israël en approchant les personnes clés et en tentant d’influencer leur vote par des briefings extrêmement informés. Chaque année en mars, l’AIPAC se rappelle aux médias à l’occasion de la grand-messe qu’est sa conférence politique, à laquelle sont conviés de multiples orateurs, américains et israéliens, de très haut niveau – cette année, la vedette en est Nancy Pelosi, la toute nouvelle speaker démocrate de la Chambre des représentants. Organisée au Convention Center de Washington et réunissant environ 5000 membres, elle a l’allure d’une convention de parti. Pour les dirigeants de l’AIPAC, c’est l’occasion d’informer ses membres sur ses activités politiques, mais surtout de convaincre le monde des politiques, des lobbies et des médias, de la connivence existant entre ses combats et la politique étrangère des Etats-Unis.
Texte publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007
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