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Le Conseil de Sécurité a dépassé ses limites légales dans une affaire de décolonisation
Depuis plus d’un demi-siècle, le Sahara Occidental demeure l’une des questions les plus inextricables du système international contemporain, non seulement parce qu’il représente la dernière colonie sur le continent africain dont le peuple n’a pas exercé son droit à l’autodétermination, mais aussi parce qu’il révèle un dysfonctionnement profond des institutions des Nations Unies, et en premier lieu du Conseil de Sécurité. Ce dernier s’est progressivement transformé d’un organe de maintien de la paix et de la sécurité en une plateforme où s’opèrent les équilibres politiques entre les grandes puissances, même si le prix à payer est le contournement des principes juridiques qui ont fondé la légitimité internationale moderne.
La question du Sahara Occidental n’est pas aujourd’hui un simple conflit territorial entre le Maroc et le Front Polisario ; c’est un véritable test de la capacité du droit international à résister aux intérêts géopolitiques, et une incarnation pratique de la question centrale : les Nations Unies sont-elles encore capables de protéger le principe de décolonisation, ou ce principe est-il devenu l’otage du veto et des arrangements politiques ?
D’un point de vue purement juridique, le Sahara Occidental est classé depuis 1963 sur la liste des territoires non autonomes supervisés par les Nations Unies, conformément au Chapitre XI de sa Charte, et plus précisément à l’Article 73 qui oblige les Puissances administrantes à développer les institutions d’autonomie et à garantir aux peuples la capacité de gérer leurs affaires politiques, économiques et sociales, en vue de l’indépendance.
L’inscription du territoire sur cette liste n’était pas un acte politique, mais le résultat d’un rapport officiel soumis par l’Espagne en sa qualité de puissance coloniale de l’époque, ce qui signifie que le Sahara Occidental était et reste fondamentalement un territoire soumis à un processus de décolonisation espagnole inachevé.
Le suivi de telles questions incombe légalement à la Quatrième Commission de l’Assemblée Générale des Nations Unies, qui est la Commission des questions politiques spéciales et de la décolonisation, ainsi qu’au Comité Spécial connu sous le nom de Comité des 24. Ces deux instances sont chargées de veiller à la mise en œuvre de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée Générale, adoptée le 14 décembre 1960, et connue sous le nom de Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.
Cette résolution historique a établi un principe juridique fondamental selon lequel « Tous les peuples ont le droit de libre détermination » et que « la sujétion des peuples à une assujettissement, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme ». Elle a également enjoint aux puissances coloniales de mettre fin à toutes les formes de tutelle sans condition ni réserve.
Ultérieurement, la résolution 1541 (XV), adoptée également en décembre 1960, est venue clarifier les critères d’exercice du droit à l’autodétermination, en définissant trois modalités possibles :
- L’indépendance complète, 2. La libre association avec un État indépendant, 3. L’intégration à un État existant, à condition que n’importe laquelle de ces options soit basée sur la volonté libre et démocratiquement exprimée du peuple du territoire concerné. Il en ressort que toute formule d’autonomie, d’association ou d’intégration n’est légitime que si elle résulte d’un référendum libre, et non d’une décision unilatérale ou d’une imposition extérieure.
Cependant, ce qui s’est passé dans le cas sahraoui depuis le retrait de l’Espagne en 1975 a constitué une violation flagrante de ce cadre juridique. Au lieu que le processus de décolonisation soit achevé sous la supervision des Nations Unies, l’Accord de Madrid de 1975 a été signé entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie, partageant le territoire sans consulter le peuple sahraoui, un acte que les Nations Unies ont jugé sans effet juridique sur le statut du territoire.
Pour plus de clarté, la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye a rendu, le 16 octobre 1975, un avis consultatif historique, dans lequel elle a clairement affirmé qu’il n’existait aucun lien de souveraineté territoriale entre le Sahara Occidental et le Royaume du Maroc ou la Mauritanie, et que les liens historiques qui existaient entre certaines tribus sahraouies et le Sultan marocain n’équivalaient pas à une souveraineté légale. La Cour a conclu que les habitants du Sahara Occidental jouissaient du droit à l’autodétermination conformément à la résolution 1514 de l’Assemblée Générale, et que ce droit devait être exercé librement et équitablement.
Mais, depuis cette date, le Conseil de Sécurité a commencé à jouer un rôle ambigu et double dans la gestion du dossier. D’une part, le Conseil a établi la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara Occidental (MINURSO) en 1991 par la résolution 690, dans le but d’organiser un référendum d’autodétermination. D’autre part, avec l’enlisement du processus dû au désaccord sur les listes électorales, le Conseil a permis une transformation de la mission fondamentale, passant de l’organisation du référendum à la « facilitation des négociations » et à la « recherche d’une solution politique négociée ».
Ce glissement conceptuel a été un point de dérive dangereux, car il a conduit le Conseil de Sécurité à outrepasser les limites de son mandat légal pour intervenir dans la définition de la forme de la solution finale d’une question qui relève, à l’origine, de la compétence de l’Assemblée Générale et des comités de décolonisation.
Le Conseil de Sécurité, en vertu de la Charte des Nations Unies, et plus précisément des Chapitres VI et VII, est principalement chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Ses textes ne lui confèrent pas le pouvoir d’imposer des solutions politiques aux peuples sous colonisation. L’Article 24 de la Charte lui confie la responsabilité du maintien de la sécurité, tandis que l’Article 39 réglemente son intervention en cas de menace à la paix, mais ne lui accorde pas l’autorité de déterminer le sort des peuples ou de formuler des régimes d’autonomie.
Quant aux questions relatives à la décolonisation, elles sont une compétence originale de l’Assemblée Générale, comme le stipulent les Articles 10 et 14 de la Charte, qui lui confèrent le pouvoir de faire des recommandations sur toutes les questions se rapportant aux principes de la Charte et aux droits des peuples, ce qui a également été consacré par les précédents onusiens dans de nombreux cas tels que la Namibie, le Timor Oriental et la Nouvelle-Guinée.
Néanmoins, le Conseil de Sécurité s’est progressivement engagé dans une nouvelle approche intitulée « Réalisme Politique », sous la pression de certaines grandes puissances soutenant le Maroc, notamment la France et les États-Unis. Les résolutions onusiennes ont alors commencé, depuis le début du nouveau millénaire, à parler d’une « solution politique réaliste et durable », et à saluer l’« initiative d’autonomie » proposée par le Maroc en 2007, la qualifiant de « sérieuse et crédible ».
Toutefois, ces formulations diplomatiques, malgré leur équilibre linguistique, impliquent une dérive dangereuse sur le plan juridique, car elles suggèrent que le Conseil de Sécurité est devenu la référence pour déterminer la nature de la solution, alors que le principe juridique établi est que seul le peuple sahraoui a le droit d’accepter ou de refuser toute proposition, par le biais d’un référendum libre.
L’action de certains États au sein du Conseil de Sécurité ne peut être lue que dans un contexte purement politique, dépassant les exigences du droit international. Au lieu d’imposer l’exécution des résolutions de l’Assemblée Générale et de l’avis consultatif de la CIJ, les pouvoirs du Conseil sont utilisés pour geler le processus onusien et maintenir le statu quo, par le biais de résolutions répétées appelant à une « solution politique réaliste et mutuellement acceptable », sans définir clairement le contenu de cette solution ou sa référence juridique.
En ce sens, le Conseil de Sécurité a cessé d’être un gardien de la paix internationale pour devenir un acteur politique qui gère la crise au lieu de la résoudre, et consacre, sans le vouloir, une nouvelle situation coloniale sous couvert de « stabilité régionale ».
De nombreux juristes internationaux ont critiqué cette trajectoire. L’expert français Alain Pellet a affirmé dans son étude sur « la décolonisation et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » que le Conseil de Sécurité, lorsqu’il traite de telles questions, doit adhérer au principe de « neutralité institutionnelle » et ne pas modifier la nature juridique du conflit. Le juriste canadien John Côté a également souligné qu’« aucune résolution du Conseil de Sécurité ne peut modifier ou abroger les principes fondamentaux énoncés dans la Charte », y compris le principe d’autodétermination en tant que norme impérative (jus cogens) à laquelle il n’est pas permis de déroger.
Même au sein des Nations Unies, un certain nombre de Rapporteurs Spéciaux et de membres de la Quatrième Commission ont exprimé leur inquiétude quant à la transformation du Conseil de Sécurité en un cadre politique au lieu d’être un appui juridique au principe de décolonisation.
Et, en revenant aux faits, il est clair que le Conseil de Sécurité n’a émis depuis 1991 aucune résolution obligeant à l’organisation du référendum pour lequel la MINURSO a été créée. Son mandat a été prolongé de manière routinière sans révision de l’essence de sa mission. En revanche, l’Assemblée Générale et le Comité des 24 réaffirment chaque année le caractère juridique de la question en tant que question de décolonisation, et appellent à permettre au peuple sahraoui d’exercer son droit inaliénable à l’autodétermination.
Cette divergence entre les deux organes onusiens reflète essentiellement le conflit entre la légitimité juridique et le réalisme politique, entre le texte de la Charte et l’esprit des intérêts.
Il est également important de rappeler que les Nations Unies, dans des cas similaires, ont strictement adhéré au principe d’autodétermination. Au Timor Oriental, par exemple, l’Organisation a supervisé l’organisation d’un référendum en 1999 qui a conduit à l’indépendance totale malgré l’opposition de l’Indonésie. En Namibie également, la fin de la tutelle sud-africaine a été imposée par une résolution de l’Assemblée Générale, et non du Conseil de Sécurité. Pourquoi le peuple sahraoui est-il donc traité selon une norme différente ?
La réponse, selon un certain nombre d’anciens diplomates, réside dans la politisation du dossier au sein du Conseil de Sécurité et son lien avec des intérêts économiques et sécuritaires dans la région du Maghreb. Certaines nations craignent que l’indépendance du Sahara n’entraîne un redécoupage des équilibres régionaux ou ne menace l’influence occidentale en Afrique du Nord.
Du point de vue du droit international public, la poursuite de l’occupation ou l’imposition de toute formule d’autonomie ne peut être justifiée par une décision de l’ONU, à moins que celle-ci ne résulte d’une volonté populaire libre. L’article premier du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) stipule explicitement que « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes » et que « Les États parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de respecter et de favoriser la réalisation de ce droit ». Ce texte, en tant qu’engagement contractuel international, oblige tous les États membres, y compris ceux qui occupent des sièges permanents au Conseil de Sécurité.
Par conséquent, toute tentative d’imposer une « solution réaliste » sans référendum libre est considérée comme une violation des engagements internationaux collectifs.
L’essence du problème ne réside pas seulement dans le dépassement de ses prérogatives par le Conseil de Sécurité, mais dans le silence international systématique face à ce dépassement. Alors que l’Assemblée Générale est la seule entité légalement habilitée à suivre la décolonisation, nous constatons que le poids de la décision internationale a été effectivement transféré au Conseil de Sécurité, où les cinq grandes puissances contrôlent la formulation des issues politiques. Ce défaut structurel fait que des questions comme le Sahara Occidental sont prises en otage par des équilibres qui n’ont rien à voir avec le droit, et transforme le droit à l’autodétermination en une monnaie d’échange au lieu d’être un principe contraignant.
Par conséquent, la restauration du processus juridique de la question sahraouie nécessite de rétablir la considération des résolutions de l’Assemblée Générale, d’activer les recommandations de la Quatrième Commission, et d’obliger le Conseil de Sécurité à ne pas déroger au cadre légal de la décolonisation. Il incombe également à l’ONU de redéfinir la mission de la MINURSO conformément à son mandat initial : organiser le référendum, et non gérer le statu quo.
Le droit à l’autodétermination n’est pas une concession politique, mais une norme juridique impérative (jus cogens). Le mandat du Conseil de Sécurité ne peut ni suspendre ce droit ni le réduire à des « compromis » qui satisfont les parties puissantes.
En conclusion, la question du Sahara Occidental révèle que le conflit ne porte plus seulement sur le territoire, mais sur l’interprétation du droit international lui-même. Lorsque le Conseil de Sécurité se transforme en une entité qui détermine le destin des peuples, au lieu de protéger leur droit à le décider, nous sommes face à une crise de la légitimité onusienne elle-même.
Le droit international ne se mesure pas à l’aune de la balance des pouvoirs, mais à l’engagement de la communauté internationale envers ses principes. Et tant que la place du principe de décolonisation, en tant que pierre angulaire de la légitimité internationale, ne sera pas restaurée, le Sahara Occidental restera une plaie ouverte dans la conscience juridique mondiale, témoignant d’une époque où le droit est devenu subordonné à la politique au lieu de la guider.
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