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Une question frappe aux portes de fer à Rabat, Casablanca et Marrakech, tout en murmurant dans les ruelles pauvres de Tanger et de Fès. C’est une question qui émerge des profondeurs de la colère populaire et traverse les couloirs du Palais, portant en elle toutes les contradictions que vit le Royaume : des rues bondées de jeunes sans emploi aux salons des élites qui ne parlent que de « stabilité sacrée ». Sommes-nous face à un tournant historique qui redessinera l’équation du pouvoir au Maroc ? Ou le système du Makhzen (le pouvoir royal central), fort de toute son expérience dans l’absorption des crises, trouvera-t-il une fois de plus le moyen de dompter la rue et de freiner l’agitation au sein des institutions étatiques, y compris l’institution militaire ?
Les récentes manifestations n’étaient pas une simple vague de colère passagère. Selon les rapports des organisations de défense des droits humains et les témoignages locaux, les protestations se sont étendues du Nord au Sud à un rythme inédit depuis le mouvement du Rif en 2016. La revendication apparente était sociale : dénonciation de la hausse des prix, de la détérioration des services et de la corruption administrative. Mais derrière ces slogans simples se cachait une question plus profonde : qui gouverne réellement au Maroc ? Et les institutions de l’État sont-elles des outils d’exécution ou de simples façades pour un système centralisé et fermé, contrôlé par une petite élite autour du Trône ?
Cependant, au milieu de cette impasse, des voix ont commencé à parler de l’armée. Non pas parce que l’institution militaire a manifesté une intention d’intervenir, mais parce que, dans les moments de désespoir, les gens cherchent la force capable d’imposer le changement ou, du moins, de rétablir l’équilibre. Certains y voient la seule institution qui conserve encore une certaine discipline, compétence et un esprit national. D’autres mettent en garde contre le glissement vers les illusions des coups d’État dans une région qui a appris par de dures expériences arabes que le gouvernement militaire n’est pas un remède à la tyrannie, mais une autre forme de celle-ci.
L’opposant de gauche, Abderraouf El Assri, estime que « les manifestations ont révélé l’incapacité des partis et des syndicats à représenter la rue, créant un dangereux vide dans la médiation politique. C’est ce vide qui pousse les gens à envisager l’armée comme un sauveur. Mais en réalité, l’armée marocaine fait partie du système de pouvoir et n’en est pas extérieure. Le Commandant suprême est le Roi lui-même, et la hiérarchie militaire ne permet aucune indépendance de décision politique au sein de l’institution. »
Le chercheur en droits humains Najib Bouazza considère que « l’idée d’une intervention militaire est totalement irréaliste dans le contexte marocain, car le régime a mis en œuvre depuis les années 1970 une politique dite de sanctuarisation de l’institution militaire contre les ambitions politiques. Après les tentatives de coup d’État de Skhirat et de l’avion, Hassan II a reconstruit l’armée de manière à garantir une allégeance totale au Roi, et a divisé les centres de pouvoir au sein de l’institution afin qu’aucun noyau putschiste ne se forme jamais. Par conséquent, tout discours sur un coup d’État ou un régime militaire au Maroc aujourd’hui est dépourvu de ses fondements structurels. »
Mais si l’institution militaire est politiquement sanctuarisée, cela signifie-t-il que la rue restera sans soutien ? La réalité est que la relation entre le peuple et l’armée au Maroc n’est pas hostile comme dans certains pays, mais plutôt une relation de respect teinté de crainte. L’armée apparaît lors des catastrophes naturelles, des missions humanitaires, dans la construction de ponts et d’hôpitaux de campagne. Dans l’imaginaire populaire, elle est le bras fort de l’État lorsque les institutions civiles sont absentes. Cependant, cette présence de service a parfois conduit les gens à confondre la « majesté de l’État » avec la « capacité de l’armée à gouverner », un amalgame dangereux qui pourrait ouvrir la porte à des interprétations malencontreuses dans les moments de crise majeure.
L’ancien analyste militaire Mohamed El Oufi explique dans une déclaration exclusive que « l’armée marocaine ne peut agir en dehors du cadre constitutionnel que si tout s’effondre. Et même dans ce cas, son intervention viserait à sécuriser l’État et non à prendre le pouvoir. Il y a une grande différence entre la protection de l’ordre public et le contrôle politique. Le Maroc a beaucoup investi pour construire l’image de l’armée comme une force nationale professionnelle et non politique, ce qui la distingue des expériences voisines. »
Néanmoins, la question demeure : que se passera-t-il si la confiance s’effondre entre la rue et toutes les institutions ? Qui comblera le vide lorsque le contrat social s’effondrera ? L’histoire nous apprend que tout système fermé vit sur un paradoxe : plus sa poigne sur le pouvoir se resserre, plus les chances d’une explosion interne augmentent. Le Makhzen marocain, malgré sa flexibilité apparente, est aujourd’hui confronté à trois défis simultanés : une crise de légitimité, une crise de représentativité et une crise économique. La légitimité est épuisée lorsque le régime est incapable de satisfaire les besoins les plus élémentaires des citoyens. La représentativité s’écroule lorsque les partis se transforment en simple décor électoral, et l’économie étouffe lorsqu’elle est contrôlée par les lobbys de la rente et du népotisme.
Dans ce contexte, les récentes manifestations ressemblent plus à des braises sous la cendre qu’à un feu passager. Les revendications sociales masquent une véritable soif politique, et le désir de réforme cache une aspiration à la dignité et à la justice. Les jeunes des villes pauvres descendus dans la rue ne croient ni aux discours officiels ni aux programmes des partis. Ils sont une génération numérique, vivant en marge mais observant tout via leur téléphone. Et lorsqu’ils parlent de l’armée ou de la « chute du Makhzen », ils ne réclament pas un coup d’État militaire mais cherchent une « force » capable de démolir l’épais mur qui sépare l’État de la société.
L’activiste des droits humains Salma Benjelloun décrit la scène en disant : « C’est un conflit symbolique entre deux États au sein de l’État : l’État profond représenté par la bureaucratie sécuritaire et financière, et l’État social dont rêve le citoyen. Plus le fossé entre les deux se creuse, plus le risque que le conflit échappe à tout contrôle augmente. »
Cependant, la scène ne peut être réduite à la seule dualité armée/Makhzen. Les facteurs économiques jouent un rôle crucial. La hausse des prix des produits de base, la crise du logement, la détérioration de l’éducation et la baisse des opportunités d’emploi ont poussé des centaines de milliers de personnes au bord de l’explosion. En revanche, le gouvernement continue de parler de « grandes réformes » et d’investissements massifs, alors que le citoyen n’en voit aucun effet dans sa vie quotidienne. Cette contradiction entre le discours et la réalité est ce qui alimente le feu de la colère.
D’autre part, les indicateurs économiques montrent que l’écart entre les riches et les pauvres a atteint des niveaux sans précédent. Selon des rapports locaux et internationaux, moins de 10 % de la population contrôle plus de 60 % de la richesse. Ces chiffres expliquent pourquoi des slogans comme « Où est la richesse ? » et « Le pays est le nôtre, le Makhzen nous le dérobe » sont récurrents dans la rue. Et à chaque cycle électoral, la frustration populaire grandit face à des urnes qui ne changent rien.
Toutes ces données font de la question du « gouvernement de l’armée » au Maroc une question plus symbolique que réelle. C’est l’expression d’une perte de confiance dans tous les canaux politiques, et du besoin d’une force « neutre » pour mettre fin au règne du réseau d’intérêts. Mais lorsque l’on revient à l’histoire, on constate que le Maroc, contrairement à ses voisins, a maintenu la stabilité de son système monarchique pendant des décennies grâce à une intelligence politique basée sur l’absorption progressive des crises : concessions calculées, amendements constitutionnels formels, amnisties de détenus et ouverture de marges médiatiques limitées. Cette technique politique a permis au régime de s’adapter aux tempêtes sans changer son essence.
Néanmoins, il y a des limites à cette adaptation. La génération d’aujourd’hui n’a pas vécu les années de la peur d’antan, et n’a pas la mémoire des coups d’État. Elle est née à l’ère d’Internet où tout est comparé et mesuré. Lorsque le Marocain moyen observe les transformations qui se produisent dans les pays voisins, il se demande : pourquoi restons-nous dans le même cercle ? Cette simple question est ce qui effraie le régime plus que tout slogan politique, car elle exprime une nouvelle conscience qui ne peut être réprimée par la force.
Le Makhzen est conscient que sa survie est liée à sa capacité à contrôler l’équilibre des pouvoirs entre les appareils. Il veille donc à maintenir l’armée éloignée de la politique mais proche de l’allégeance. Toutes les promotions, toutes les nominations, passent par le Palais. C’est ainsi que l’allégeance est garantie avant la compétence. Mais cette allégeance pourrait devenir un fardeau si les officiers intermédiaires se sentent responsables des conséquences de décisions politiques auxquelles ils ne participent pas. Jusqu’à présent, il n’y a aucun signe de rébellion au sein de l’institution, mais toute secousse sociale majeure pourrait changer les calculs.
D’autre part, il y a la dimension extérieure. Le Maroc bénéficie d’un soutien occidental clair, notamment de la France et des États-Unis, qui considèrent sa stabilité comme une garantie de leurs intérêts dans la région. Ce soutien signifie simplement que tout changement radical et incontrôlé, que ce soit de la rue ou de l’armée, se heurtera à un large rejet international. C’est là que la dimension géopolitique apparaît comme un facteur de retenue pour tout scénario dramatique.
Néanmoins, certains analystes avancent que « l’stabilité imposée » ne peut durer éternellement. Lorsque toutes les portes sont fermées à la réforme pacifique, les gens commencent à chercher des alternatives inattendues. L’armée n’est peut-être pas un sauveur, mais le simple fait de débattre de l’idée de son intervention témoigne de la profondeur de la crise et de la perte de confiance dans les institutions de pouvoir.
L’écrivain et chercheur Youssef El Merini résume : « Le Maroc vit aujourd’hui un moment avant l’explosion ou avant la réforme radicale. Soit le régime saisit le message et redistribue équitablement le pouvoir et la richesse, soit la rue se chargera de le faire à sa manière. Dans les deux cas, il n’y a pas de retour en arrière. »
Mais qu’en est-il du Makhzen lui-même ? Cette entité obscure qui n’est ni vue ni élue, mais qui gouverne. Son histoire, qui s’étend sur des siècles, lui a permis de maîtriser les arts de la survie plus que toute autre institution. Sa force ne réside pas dans l’armée ni dans les lois, mais dans sa capacité à absorber les opposants et à les transformer en outils. Pourtant, il semble que cet art commence à perdre de son efficacité face à une génération qui ne veut être ni un outil ni un suiveur.
En fin de compte, la véritable question n’est peut-être pas de savoir si l’armée gouvernera ou non, mais de savoir si le Makhzen est capable de perdurer sous la même forme au XXIe siècle. Le monde change, le Maroc n’est pas une île isolée, et l’histoire nous a appris que les régimes qui n’écoutent pas leurs peuples finissent par tomber, même après un certain temps.
Le Makhzen ne tombera peut-être pas demain, et l’armée ne gouvernera peut-être pas après-demain, mais quelque chose change en profondeur. Une nouvelle conscience se forme dans la rue, dans les universités, sur les réseaux sociaux et au sein de certaines institutions étatiques elles-mêmes. Une conscience qui refuse la soumission et exige la dignité et la responsabilité. C’est peut-être précisément pourquoi la question : « L’armée va-t-elle gouverner et le Makhzen tombera-t-il ? » n’est pas une simple spéculation politique, mais le signe d’une transformation historique qui a déjà commencé, même si ses résultats ne sont pas encore visibles.
Car en fin de compte, lorsque le pouvoir perd sa capacité de persuasion, que les partis perdent leur fonction, que le Parlement devient un écho vide, et que les médias officiels deviennent un instrument d’embellissement et non d’information, la rue reste le véritable Parlement, et l’armée demeure un symbole dans l’imaginaire des gens de la dernière force restante de l’État. Mais entre le symbole et la réalité, le chemin est long et semé d’embûches. Et tant que le régime ne comprendra pas que la stabilité ne s’achète pas par la peur mais se construit par la justice, toutes les questions resteront ouvertes, et la plus grande question restera en suspens : Qui gouvernera le Maroc si le Makhzen tombe ?