Tags : Maghreb, Maroc, Libye, Traité d’Oujda, Sahara Occidental, Tunisie, Algérie, États-Unis
Copie expurgée approuvée pour diffusion le 24/02/2011 : CIA-RDP86T01017R000303110001-2
Agence Centrale de Renseignement (CIA)
29 septembre 1986
Le Maghreb : Après Oujda
La décision du roi Hassan, le 29 août, de dénoncer unilatéralement l’union politique entre le Maroc et la Libye – le Traité d’Oujda – ne modifiera pas significativement les relations entre les États du Maghreb. L’issue la plus probable sera un soutien accru du terrorisme par la Libye, visant les intérêts marocains, ainsi qu’une reprise partielle du soutien libyen au Polisario. Nous n’anticipons aucun changement majeur à court terme dans les relations maroco-algériennes, algéro-libyennes ou dans la position diplomatique de la Tunisie à la suite de ce traité éphémère. La rupture entre Rabat et Tripoli représente un avantage pour les intérêts américains – elle élimine un point de tension dans nos relations avec notre allié le plus proche au Maghreb et renforce les affirmations américaines selon lesquelles Kadhafi est isolé dans le monde arabe.
Le roi Hassan a mis fin à l’union politique maroco-libyenne lors d’un discours télévisé national le 29 août. Il a déclaré que sa décision répondait aux condamnations libyenne et syrienne de la visite du Premier ministre israélien Peres au Maroc en juillet. Nous pensons toutefois que Hassan cherchait un prétexte pour mettre fin à une relation tendue depuis sa création, deux ans auparavant. Pour le Maroc, la raison principale de l’union n’était plus valable. Le roi avait initié l’union afin d’obtenir l’assurance que Kadhafi respecterait l’accord de 1983 visant à réduire le soutien libyen aux guérilleros du Polisario, qui combattent le Maroc pour le contrôle du Sahara Occidental. En août, Hassan considérait Kadhafi comme de plus en plus affaibli sur la scène intérieure et comme un poids diplomatique pour Rabat. Le Maroc gagne la guerre et s’inquiète probablement moins d’une reprise du soutien libyen aux guérillas.
Des considérations secondaires ont également motivé la décision de Hassan. Il aurait pu déceler des plans libyens visant à se venger du Maroc par des actes terroristes après le voyage de Peres. Les mauvaises relations entre les États-Unis et la Libye faisaient également de Kadhafi un handicap pour Hassan, qui cherche à renforcer ses liens avec Washington – notamment lorsqu’il perçoit un rapprochement entre l’Algérie et les États-Unis. Enfin, les difficultés économiques croissantes de Kadhafi ont probablement réduit à néant les espoirs du roi de tirer profit de l’accord sur le plan économique.
Conséquences intérieures pour le Maroc
L’annonce du roi a suscité peu de réactions au sein du pays. Néanmoins, le roi Hassan s’attend presque certainement à ce que Kadhafi cherche à déstabiliser Rabat. Nous pensons que Tripoli n’a jamais cessé ses manœuvres contre le Maroc durant la période du traité, et a probablement profité de ces deux années pour recruter des agents. Par exemple, le nombre de visiteurs libyens au Maroc, y compris ceux impliqués dans l’espionnage, a fortement augmenté après la signature de l’accord d’Oujda (…) Tripoli pourrait aussi décider d’expulser les quelque 18 000 travailleurs marocains présents en Libye, comme cela a été le cas l’année précédente avec les travailleurs tunisiens. Une telle mesure aggraverait les difficultés d’un gouvernement déjà confronté à un chômage élevé et sous pression des bailleurs de fonds étrangers pour mettre en œuvre des mesures d’austérité supplémentaires.
Par précaution, les services de sécurité marocains sont en état d’alerte contre les actes terroristes (…). La police a mis en place des mesures strictes et très visibles, notamment un renforcement de la sécurité aux aéroports et aux frontières. La presse marocaine rapporte que le gouvernement a arrêté quatre ressortissants étrangers, supposément membres du groupe palestinien du 15 mai, qui prévoyaient des actes de subversion. Hassan pourrait restreindre l’entrée des Libyens, expulser les résidents libyens ou imposer des restrictions aux diplomates libyens. Ces mesures nuiraient aux opérations de renseignement et de terrorisme libyennes au Maroc et ailleurs, la Libye utilisant le Maroc comme point de transit pratique.
Effets sur la guerre au Sahara
La réaction d’Alger à l’annonce du roi a été modérée, mais le gouvernement est presque certainement soulagé que ses deux voisins ne soient plus alliés. Néanmoins, les relations entre Rabat et Alger ne devraient pas beaucoup évoluer. Les deux pays s’inquiètent de la stabilité et des problèmes économiques du Maghreb, mais la question du Polisario reste un obstacle majeur à la coopération et constitue une menace pour la paix entre eux. L’aide algérienne au Polisario pourrait entraîner la reprise d’escarmouches frontalières limitées, comme ce fut le cas dans le passé. Nous ne prévoyons pas non plus de progrès diplomatiques notables dans le règlement des différends bilatéraux ou du conflit saharien.
Il est fortement possible que Kadhafi reprenne un certain soutien militaire au Polisario. (…) Les Algériens pourraient approuver ce soutien renouvelé, puisqu’il réduirait le fardeau économique qu’ils assument pour la République arabe sahraouie démocratique du Polisario. La principale contrainte pour Kadhafi est qu’un tel soutien entraînerait des contre-mesures marocaines, y compris un soutien accru à Habré au Tchad, aux dissidents libyens, voire une rupture diplomatique. De toute façon, le Polisario possède déjà plus de matériel qu’il ne peut en utiliser efficacement ; des envois libyens supplémentaires n’auraient donc qu’un effet militaire limité.
Des évolutions possibles, bien que peu probables, pourraient néanmoins aggraver le conflit au Sahara Occidental. Le président Bendjedid contrôle fermement le gouvernement algérien, mais ses politiques sont contestées par les radicaux. Ceux-ci soutiennent la ligne dure envers le Maroc et prônent une stratégie militaire plus agressive pour le Polisario – incluant des actes de terrorisme au Maroc – tout en étant moins préoccupés par les risques d’un conflit. Nous doutons que l’opposition ait la force de renverser la prudence de Bendjedid, mais ce dernier pourrait tenter de les apaiser en autorisant le Polisario à adopter des tactiques plus offensives. Cela pourrait inclure des raids de commandos par voie terrestre ou maritime dans le Sahara ou au Maroc.
De plus, Kadhafi pourrait chercher à accroître son influence sur le Polisario, en exploitant l’insatisfaction de certains chefs insurgés vis-à-vis de la stratégie conservatrice d’Alger. Kadhafi espèrerait ainsi renforcer les partisans de la ligne dure en Algérie. Cependant, Alger ne céderait pas le contrôle du Polisario, vu les risques que cela représenterait pour ses relations avec Rabat. L’Algérie fournit au Polisario l’essentiel de ses ressources militaires, économiques et le territoire accueillant les réfugiés.
Conséquences pour l’Algérie, la Libye et la Tunisie
Au cours des deux dernières années, la politique algérienne à l’égard de la Libye est passée de l’hostilité à une position plus ambiguë. La rupture de l’union maroco-libyenne, objectif clé d’Alger, réduit sa crainte d’actions concertées contre elle. Bendjedid bénéficie ainsi d’une plus grande marge de manœuvre face à Kadhafi, notamment à cause de l’isolement de ce dernier (…).
Cependant, nous estimons que Bendjedid hésitera à rencontrer Kadhafi prochainement, soucieux de l’image diplomatique de l’Algérie dans le monde arabe et en Occident. Les Algériens se méfient profondément de Kadhafi et divergent avec lui sur de nombreuses questions, telles que le Tchad ou la Tunisie. Même si Alger cherchera à s’entendre avec Kadhafi, le président Bendjedid n’ira pas jusqu’à signer un accord politique – comme le suggèrent certains radicaux algériens – à moins que Kadhafi n’offre des concessions substantielles, ce qui semble peu probable.
Kadhafi, de son côté, cherche à renforcer ses liens avec Alger et à se rapprocher de Tunis, en raison de son isolement international depuis le raid américain d’avril dernier. Son principal objectif est d’empêcher l’Algérie d’élargir ses relations avec les États-Unis et de minimiser son soutien aux dissidents libyens exilés. Pour cela, il pourrait feindre une plus grande ouverture aux conditions algériennes : démarcation des frontières, arrêt du soutien aux dissidents et règlement des différends avec la Tunisie. Kadhafi pourrait aussi répondre favorablement à un appel algérien en faveur du Polisario, malgré les risques. À moins qu’une union entre l’Algérie et la Libye – hautement improbable actuellement – ne soit conclue, Kadhafi évitera tout engagement profond.
La Tunisie sera le pays le moins affecté par les développements entre le Maroc et la Libye. Le gouvernement Bourguiba considère probablement que les difficultés croissantes de Kadhafi et sa volonté de réconciliation renforcent la position tunisienne.
Depuis la rupture diplomatique de l’an dernier, la Tunisie cherche à obtenir une compensation financière pour l’expulsion brutale de ses travailleurs en Libye, et des rapports récents suggèrent que Kadhafi répond désormais à certaines de ces demandes. Tunis s’inquiètera surtout de tout rapprochement entre Alger et Tripoli, car des liens renforcés entre ces puissants voisins limiteraient ses marges diplomatiques. Tant qu’Alger maintient ses distances, Bourguiba peut adopter une ligne dure envers Kadhafi. Un règlement des différends tuniso-libyens réduirait les tensions algéro-libyennes et diminuerait quelque peu la menace d’agression libyenne contre la Tunisie. Cependant, nous doutons qu’un apaisement durable élimine le risque de subversion libyenne contre le régime de Bourguiba.
Implications pour les États-Unis
La décision de Hassan rapproche le Maroc des États-Unis et contribue à isoler la Libye. Le roi espère non seulement une aide économique et militaire américaine en retour, mais aussi une amélioration de l’image du Maroc en Occident, ouvrant la voie à de nouveaux crédits des gouvernements et banques occidentaux. Son objectif principal est probablement d’obtenir des équipements militaires modernes pour remplacer l’arsenal vieillissant du Maroc. Néanmoins, il cherchera à ne pas paraître trop aligné avec Washington.
Les relations bilatérales pourraient se refroidir légèrement si Hassan estime que Washington ne le récompense pas suffisamment pour sa rencontre avec Peres et la rupture du traité d’Oujda. Il pourrait alors chercher à renforcer les liens du Maroc avec l’Europe occidentale – notamment la France, l’Espagne et l’Italie – et à élargir ses contacts avec l’Union soviétique. Depuis la rupture du traité, les responsables marocains ont accueilli le ministre italien de la Défense, Spadolini, pour discuter de coopération militaire et sécuritaire.
En outre, les Marocains ont autorisé deux navires de guerre soviétiques à faire escale à Casablanca – la première escale de ce type en une décennie.
La principale inquiétude pour les États-Unis serait un rapprochement entre l’Algérie et la Libye. Cela affaiblirait la sécurité de la Tunisie, réduirait l’accès diplomatique américain à l’Algérie, compromettrait l’aide d’Alger aux dissidents libyens, et compliquerait les efforts américains pour favoriser un règlement pacifique du conflit au Sahara. Un renforcement des liens américano-marocains, notamment via une aide militaire accrue, inciterait sans doute l’Algérie à resserrer ses liens avec la Libye.
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