Guerre froide en Afrique : Maroc et Algérie (AUSA)

Bien que la « guerre froide » Maroc-Algérie ne représente pas une menace directe pour les États-Unis, elle freine le développement économique des deux nations et risque d’entraver d’autres initiatives diplomatiques américaines, comme les Accords d’Abraham. Préserver l’équilibre dans cette région nécessitera une diplomatie habile et une gestion stratégique continue.

Etiquettes : Algérie, Maroc, Afrique, Union Africaine, Front Polisario, Union Africaine,

par le Lieutenant-colonel Jay Figurski, USA
Landpower Essay 24-3, mars 2024

Résumé

Le Maroc, partenaire et allié des États-Unis depuis 1786, entretient une longue rivalité avec son voisin l’Algérie, un pays anti-colonial et anti-occidental, allié de la Russie et de la Chine. Leur histoire de méfiance mutuelle a engendré une « guerre froide » dans laquelle les deux pays se sont lancés dans des programmes ambitieux de modernisation militaire et des manœuvres diplomatiques.

Le point de tension de ce conflit est le territoire du Sahara occidental, qui aspire à l’autonomie et bénéficie du soutien politico-militaire de l’Algérie, tandis que le Maroc le considère comme une partie intégrante de son royaume. En 2020, les États-Unis ont négocié un accord selon lequel le Maroc a normalisé ses relations avec Israël en échange de la reconnaissance américaine de sa souveraineté sur le Sahara occidental.

Les États-Unis peuvent contribuer à empêcher l’escalade du conflit en trouvant un équilibre entre un approfondissement de leur coopération avec l’Algérie, qui émerge de son isolement diplomatique, et le soutien au processus de règlement du conflit du Sahara occidental sous l’égide de l’ONU, tout en maintenant leur reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le territoire.

Introduction

Si l’on demande à la plupart des Américains quels sont les pays ayant des liens de coopération sécuritaire profonds avec les États-Unis, peu sauront qu’il existe en Afrique un pays qui a été l’un des premiers à reconnaître l’indépendance des États-Unis en 1786, qui a été un proche partenaire durant la guerre froide et qui s’est engagé à dépenser des milliards de dollars dans la technologie de défense américaine. Ce pays, c’est le Maroc, et son partenariat avec les États-Unis est particulièrement étroit. Son renforcement militaire et son activisme diplomatique ne sont pas le fruit du hasard. Le Maroc se retrouve en opposition croissante avec son voisin et rival de longue date, l’Algérie. Dans le contexte actuel de sécurité internationale en constante évolution, cette rivalité ne fait pas les gros titres. Pourtant, ces deux poids lourds africains sont enfermés dans une guerre froide de facto qui pourrait mettre la diplomatie américaine à l’épreuve.

Une histoire de méfiance

Pour comprendre la nature de cette rivalité, un bref rappel historique s’impose. Le Maroc et l’Algérie partagent un héritage culturel et linguistique berbère commun, et tous deux ont été conquis par les armées islamiques au VIIe siècle, amorçant ainsi leur islamisation et leur arabisation. À partir du XIXe siècle, ils passent sous domination française, mais leur trajectoire historique commence alors à diverger. L’armée française conquiert l’Algérie entre 1830 et 1847 et l’annexe, en faisant une province à part entière de la France plutôt qu’une simple colonie. Cela aura de lourdes conséquences pour l’avenir du pays : la France exerce un contrôle beaucoup plus strict sur l’Algérie que sur une colonie classique et la considère comme une partie intégrante de son territoire national. Le Maroc, quant à lui, conserve son indépendance beaucoup plus longtemps avant de devenir un protectorat français en 1912.

Avant le XXe siècle, la frontière entre le Maroc et l’Algérie n’était pas clairement définie. La région concernée était reculée et largement inhabitée. En 1903, cependant, les autorités françaises d’Algérie commencent à s’étendre vers l’ouest, revendiquant Béchar et Tindouf1 — des territoires que le Maroc considère comme appartenant traditionnellement à la couronne marocaine. Toutefois, la France ne les annexe pas officiellement et ne fixe pas de frontière maroco-algérienne, ces régions étant sous contrôle français, ce qui en fait une frontière régionale plutôt qu’internationale.

La guerre des sables de 1963

Ce statu quo perdure jusqu’en 1956, année où le Maroc obtient son indépendance de la France. Le Maroc exige alors la restitution de Béchar et Tindouf, ce que la France refuse. Six ans plus tard, l’Algérie accède à son indépendance après une lutte sanglante contre la colonisation française. Le Maroc y voit une opportunité de récupérer ses territoires perdus, l’armée algérienne étant affaiblie par des années de guerre de guérilla. Des escarmouches limitées dégénèrent en guerre en septembre 1963. Les premières avancées marocaines sont stoppées en octobre face à une résistance algérienne tenace.

Cuba, qui venait de mener sa propre révolution socialiste et anti-impérialiste quatre ans auparavant, voit dans ce conflit une cause commune avec l’Algérie et envoie plusieurs centaines de soldats accompagnés de chars T-34, de mortiers de 120 mm, d’une batterie de fusils sans recul de 57 mm, d’artillerie antiaérienne et de canons de 122 mm, avec leurs équipages.2 Une contre-offensive algéro-cubaine est prévue pour le 28 octobre, mais le Maroc, sous la pression de la communauté internationale, accepte de négocier avec l’Algérie pour mettre fin aux hostilités avant que l’attaque ne se produise.

Le Sahara occidental

Si la guerre des sables fut brève, elle a durablement marqué les relations entre le Maroc et l’Algérie. L’une de ses principales conséquences a été la question du Sahara occidental, une région située entre le sud du Maroc et la Mauritanie, que le Maroc considère comme une partie intégrante de son royaume historique. Les Sahraouis rejettent cette revendication et lancent une campagne pour leur indépendance lorsque l’Espagne se retire du territoire en 1975.

En réponse, le Maroc organise la « Marche verte », une mobilisation massive de 350 000 Marocains marchant vers le Sahara occidental pour protester contre les revendications sahraouies d’indépendance3, annexant de facto le territoire, qui reste sous contrôle marocain à ce jour.

Les Sahraouis créent alors le Front Polisario, une organisation politico-militaire, pour poursuivre leur quête d’indépendance. L’Algérie, déjà en conflit avec le Maroc sur la question des frontières et fervente défenseuse des mouvements d’indépendance à travers le monde, commence à soutenir financièrement et militairement le Front Polisario. En outre, elle accueille un grand nombre de Sahraouis dans des camps de réfugiés à Tindouf.

Les tensions et les accusations mutuelles persistent, conduisant l’Algérie à fermer sa frontière avec le Maroc en 1994.

Maroc : Un Partenaire Durable des États-Unis

Depuis son indépendance de la France, le Maroc a développé une relation privilégiée avec les États-Unis. Officiellement non-aligné pendant la guerre froide, le Maroc a néanmoins autorisé le survol et l’accès des bases aériennes marocaines aux forces américaines.4 En 2004, les États-Unis ont désigné le Maroc comme un allié majeur hors OTAN, et les deux pays ont signé un accord de libre-échange en 2006. Le Maroc a entrepris un programme de modernisation militaire baptisé « Vision 2030 », visant à rendre son armée interopérable avec celles des États-Unis et de l’OTAN.5 Il a alloué 17 milliards de dollars à ce programme et a déjà acquis ou prévu d’acquérir des chars M1A1 Abrams, des lance-roquettes HIMARS, des chasseurs F-16, des drones MQ-9B Guardian, entre autres.6 De loin, les États-Unis sont le principal fournisseur d’armements pour la modernisation militaire du Maroc, à tel point que l’armée marocaine en 2030 fonctionnera comme une version réduite de l’armée américaine.

Le partenariat américano-marocain s’est également illustré sur le plan diplomatique. En 2020, les Émirats arabes unis et Bahreïn ont signé des accords bilatéraux, négociés par l’administration Trump, pour normaliser leurs relations diplomatiques avec Israël. La même année, le Maroc a suivi cette voie en signant un accord avec Israël, s’engageant à établir rapidement des vols directs, à promouvoir la coopération économique, à rouvrir des bureaux de liaison et à progresser vers des relations « diplomatiques, pacifiques et amicales » complètes.7 En contrepartie, les États-Unis ont reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, tout en appelant les parties à négocier « en utilisant le plan d’autonomie marocain comme seul cadre pour parvenir à une solution mutuellement acceptable ».8

Algérie : Une Philosophie Anti-Coloniale et Non-Alignée

Alors que le Maroc a échappé au pire du colonialisme français et s’est rapproché des États-Unis, l’Algérie a connu une guerre d’indépendance extrêmement sanglante qui a façonné sa perception du monde extérieur. Le Front de Libération Nationale (FLN), qui gouverne l’Algérie en tant que parti unique depuis son indépendance en 1962, est resté méfiant à l’égard de l’Occident et s’est opposé aux interventions militaires occidentales – comme la guerre des États-Unis en Irak en 2003 et l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011. En raison de son orientation socialiste de gauche, l’Algérie a d’abord noué des liens avec l’Union soviétique et les pays du bloc de l’Est, puis, plus récemment, avec la Chine et l’Afrique du Sud.

Militairement, l’Algérie possède la deuxième plus grande armée permanente d’Afrique, après l’Égypte.9 Son budget de défense est le plus important du continent : 16,7 milliards de dollars en 2023.10 Environ 75 % de son arsenal provient de l’ex-Union soviétique, et secondairement de la Chine.11 En réponse à la modernisation militaire du Maroc avec les États-Unis, l’Algérie a signé un important contrat avec la Russie en 2022 pour l’acquisition de sous-marins, d’avions furtifs Su-57, de bombardiers Su-34 et de chasseurs Su-30. Elle espère également obtenir de nouveaux systèmes de défense aérienne, tels que le S-400, le Viking et l’Antey-4000.12

L’Algérie joue aussi un rôle clé dans la stratégie chinoise en Méditerranée, dans le cadre de l’Initiative la Ceinture et la Route. Les investissements chinois s’étendent des infrastructures et de l’énergie à des domaines émergents comme l’aérospatiale, les télécommunications et les énergies nouvelles.13 Avant sa démission en 2019, le président Abdelaziz Bouteflika avait lancé la construction de la plus grande mosquée du monde à Alger, dont le contrat a été attribué à une entreprise chinoise. Aujourd’hui, la Chine est également le principal constructeur d’infrastructures en Algérie.14

L’Algérie s’Affirme sur la Scène Internationale

La montée en puissance militaire n’est pas la seule raison de l’escalade de la rivalité. Plusieurs facteurs ont renforcé la position diplomatique de l’Algérie. L’invasion russe de l’Ukraine a poussé l’Europe à rechercher d’autres sources de sécurité énergétique, notamment pour le gaz naturel. Cela a été une aubaine pour l’Algérie, riche en réserves de gaz et proche du continent européen. En 2022, le FMI a estimé que l’Algérie avait enregistré son premier excédent budgétaire en neuf ans, portant ses réserves internationales à 53,5 milliards de dollars (soit une hausse de 6,8 milliards par rapport à 2021).

Le gouvernement algérien dirigé par Abdelmadjid Tebboune a pris d’autres mesures pour sortir de l’isolement diplomatique. En 2020, la constitution algérienne a été amendée pour permettre le déploiement des forces armées à l’étranger, notamment en Libye, ainsi que pour des missions de maintien de la paix sous l’égide de la Ligue arabe, des Nations unies et, surtout, de l’Union africaine (UA).15 Cette implication accrue dans les missions de l’UA peut être perçue comme un contre-pied direct au Maroc, qui a réintégré l’organisation en 2017 après une longue absence, dans l’espoir d’y défendre sa position sur le Sahara occidental.16 De plus, l’Algérie a soumis sa candidature pour rejoindre les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) en 2022 et a accueilli un sommet de la Ligue arabe, où elle a adopté une position pro-palestinienne critique du rapprochement du Maroc avec Israël.

Les Tensions Montent

L’Algérie a obtenu un siège temporaire au Conseil de sécurité de l’ONU (2024-2025), ce qui lui permettra d’utiliser de nouveaux mécanismes pour tenter de reformuler la question du Sahara occidental. Il lui sera difficile d’inverser les succès diplomatiques récents du Maroc, notamment la reconnaissance américaine de sa souveraineté, mais ces démarches suffiront à exacerber les tensions avec Rabat.

Aucun des deux pays ne veut la guerre, mais les provocations régulières vont se poursuivre. Celles-ci pourraient prendre la forme de déclarations diplomatiques virulentes ou de coûteux exercices militaires à la frontière. Toutefois, une escalade serait inévitable si des incidents entraînaient des pertes humaines de part et d’autre. En 2022, les deux pays représentaient 74 % des dépenses militaires en Afrique du Nord : l’Algérie avec 9,1 milliards de dollars et le Maroc avec 5 milliards.19

Conclusion : Conséquences pour les Intérêts Américains

Ces tensions croissantes placent les États-Unis dans une situation délicate. Ils ont besoin de l’Algérie pour garantir un approvisionnement énergétique stable à l’Europe, mais ils ont également des engagements stratégiques envers le Maroc.

L’administration Biden semble adopter une approche équilibrée, multipliant les visites de haut niveau en Algérie tout en maintenant son soutien au Maroc. Elle continue de soutenir le processus onusien pour le règlement du conflit du Sahara occidental, tout en préservant la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine. Toutefois, la guerre Israël-Hamas a compliqué la relation entre le Maroc et Israël, le Maroc cherchant à maintenir son soutien à la cause palestinienne.

Bien que la « guerre froide » Maroc-Algérie ne représente pas une menace directe pour les États-Unis, elle freine le développement économique des deux nations et risque d’entraver d’autres initiatives diplomatiques américaines, comme les Accords d’Abraham. Préserver l’équilibre dans cette région nécessitera une diplomatie habile et une gestion stratégique continue.

Le lieutenant-colonel Jay Figurski est un officier en transition spécialisé dans la région du Moyen-Orient. Il a récemment occupé le poste d’officier de liaison pour Israël au sein de l’état-major interarmées J5. Ses fonctions précédentes incluent celle de chef de la branche Afrique du Nord pour l’USAFRICOM J5 et d’attaché adjoint de l’armée en Irak pendant la campagne contre l’État islamique en 2016-2017. Il est titulaire d’une maîtrise en études du Moyen-Orient de l’Université du Michigan.

Notes

Les opinions et points de vue exprimés par nos auteurs ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Association de l’Armée des États-Unis. Un article sélectionné pour publication représente une recherche menée par l’auteur (ou les auteurs) qui, selon l’Association, contribuera au débat sur une question particulière de défense ou de sécurité nationale. Ces articles ne doivent pas être interprétés comme représentant les opinions du département de l’Armée, du département de la Défense, du gouvernement des États-Unis, de l’Association de l’Armée des États-Unis ou de ses membres.


By LTC Jay Figurski, USA

Source : The Association of the United States Army

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