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Des vétérans de la guerre de 1954-62 brisent les tabous pour sensibiliser aux atrocités commises par leur armée en Afrique du Nord
Par Chahrazade Douah
Chahrazade Douah est une écrivaine franco-algérienne basée au Caire.
En 1954, Stanislas Hutin, un jeune homme de 24 ans, suivait des études religieuses comme jésuite à Madagascar lorsqu’il fut appelé sous les drapeaux pour combattre en Algérie. Ayant été témoin des injustices coloniales, il refusa de partir. Bien qu’il ait obtenu l’autorisation de quitter l’armée, il fut placé sur un bateau militaire prêt à partir le lendemain, sans destination connue. Les 500 autres conscrits à bord hésitaient entre l’Algérie et le Maroc. Comme lui, ils ne voulaient pas se battre dans une guerre qu’ils ne comprenaient pas.
« Alors, nous nous sommes rebellés. Nous avons refusé d’y aller. Nous avons écrit sur le bateau : ‘Le Maroc aux Marocains, la Tunisie aux Tunisiens et l’Algérie aux Algériens’ », se souvient Hutin. Peu après, le bateau accosta à Alger.
Entre 1954 et 1962, la France a mobilisé plus de 1,2 million de soldats pour réprimer la lutte de l’Algérie pour son indépendance, ciblant une population de seulement 8 millions d’habitants. Les atrocités commises par l’armée française restent encore rarement reconnues publiquement en France aujourd’hui. Encore moins évoqués sont ceux, au sein même de l’armée, qui, confrontés à ces horreurs, ont défié les ordres, refusé de participer ou soutenu les Algériens. Ces hommes se sont dressés contre une hiérarchie militaire obsédée par la préservation de la colonie la plus précieuse de la France, au mépris de l’humanité du peuple algérien.
Ces récits contrastent fortement avec ceux que j’ai entendus toute ma vie, et lorsque j’en ai pris connaissance, j’ai voulu rencontrer ces personnes pour comprendre ce qui les avait encouragées à défier un appareil colonial qui réduisait au silence toute dissidence. J’ai contacté le vétéran Hutin, aujourd’hui âgé de 94 ans. Malgré son âge avancé, il consacre encore une grande partie de son temps à militer contre la guerre. Lors de notre conversation, il se souvenait avec une grande précision des horreurs qu’il avait vues.
Son éducation jésuite l’avait doté de sensibilités pacifistes, et il désapprouvait la guerre en cours. Cependant, un incident particulier le marqua profondément, le transformant en dissident déclaré. « J’ai entendu des cris de douleur terribles au milieu de la nuit. Le lendemain, j’ai découvert qu’il s’agissait d’un garçon. Il avait tout au plus 14 ans », raconte Hutin. Le garçon avait apparemment été torturé avec un appareil appelé « magnétophone », un générateur provoquant de douloureuses décharges électriques.
Révolté par ce qu’il avait vu, Hutin s’opposa à ses supérieurs. Ceux-ci, des militaires aguerris, étaient encore amers de la défaite française en Indochine, qui avait conduit à l’indépendance du Vietnam, du Laos et du Cambodge en 1954 — la même année où débuta la rébellion algérienne. Hutin prit également des photos du jeune garçon pour alerter le monde sur l’utilisation systématique de la torture contre les civils, ressentant la nécessité de documenter ce qu’il avait vu.
Des années plus tard, en 2013, Hutin retrouva le jeune homme dont le calvaire avait déclenché sa rébellion. Les deux hommes s’embrassèrent. Said Boutout ressemblait encore beaucoup à sa photo et se souvenait en détail de la nuit de torture qu’il avait vécue enfant. La photo fut largement diffusée, contribuant à briser l’omerta et devenant un symbole des abus coloniaux français.
Les conséquences de la dissidence de Hutin furent immédiates. Il fut marginalisé et menacé par son régiment : un autre conscrit lui confia que l’on parlait de s’assurer qu’une balle perdue l’atteindrait lors de la prochaine mission hors du camp. Il continua à désobéir, nourrissant les prisonniers la nuit et refusant de participer à tout combat. Il trouvait peu de soutien autour de lui. « Les autres conscrits reconnaissaient l’inhumanité de cette guerre et que les Algériens devraient lutter pour leur liberté. Mais la peur les transformait en sauvages », explique-t-il.
La désobéissance était rare, d’autant plus lorsqu’elle était motivée par des convictions morales. L’armée n’a enregistré que 420 objecteurs de conscience — des soldats qui refusaient de porter l’uniforme ou de prendre les armes par principe. Ce concept n’était pas légalement reconnu et la désobéissance morale était traitée comme une infraction pénale, passible de deux ans de prison.
L’historien Tramor Quemeneur estime qu’environ 15 000 soldats — un peu plus de 1 % des déployés — ont désobéi sous une forme ou une autre. La plupart étaient des conscrits qui ne se sont pas présentés à leur poste, et le deuxième groupe le plus important était celui des déserteurs. Leurs motivations restent inconnues : certains étaient peut-être profondément anticoloniaux, d’autres terrifiés par la guerre, ou simplement en quête d’une autre vie. L’histoire retient quelques noms exceptionnels, comme Noël Favrelière, qui a traversé le Sahara pendant sept jours avec un prisonnier recherché avant de rejoindre les rangs algériens. Un autre est Henri Maillot : lors de son audacieuse évasion, il a volé un camion rempli de munitions qu’il a livré aux communistes algériens.
« Le nombre de dissidents est très faible, mais il est beaucoup plus élevé que ce que nous pensions auparavant », explique Quemeneur. « Cela montre que la société française a participé à la guerre et l’a soutenue, mais moins qu’on ne le croyait. » Si la dissidence semble avoir eu peu d’impact sur la trajectoire de la guerre au niveau structurel, Quemeneur soutient que la véritable dissidence se trouve dans des récits personnels comme celui de Hutin. Ces actes quotidiens de désobéissance étaient bien plus répandus, bien qu’ils soient difficiles à quantifier.
Certains soldats n’ont pas désobéi, mais le regrettent encore aujourd’hui, comme Rémi Serre, qui, à 20 ans, a quitté sa campagne dans le Tarn, au sud de la France, pour son service militaire. Comme pour la plupart des conscrits, cela représentait un rite de passage dans une institution où ses ancêtres avaient servi. Il a aujourd’hui 86 ans et se souvient clairement du décalage entre ce qu’on leur disait et la réalité sur le terrain.
« À notre époque, aller en Algérie, c’était comme aller sur la lune », dit-il. « On nous disait qu’il fallait rétablir l’ordre et que ce serait rapide. Mais on a vite compris que ce n’était pas vrai du tout. On nous envoyait à la chasse à l’homme contre des gens qui voulaient simplement que leur humanité soit reconnue au même niveau que les Européens. Chaque jour, on se demandait ce qu’on faisait là. »
Bien qu’il y ait pensé, la désertion n’était pas une option. Elle risquait une condamnation à mort par les tribunaux français et aurait déshonoré sa famille. Dans une France qui respectait encore énormément ses institutions militaires, le mot « déserteur » signifiait le déshonneur.
À son retour, le jeune agriculteur milita contre la guerre dans une société qui avait adopté un silence total sur les souvenirs de l’Algérie. « Ce que nous avons vu nous a hantés pour toujours. Certains sont devenus fous, d’autres sont morts et d’autres encore tentent de vivre avec ces souvenirs », dit-il. « Mais la plupart d’entre nous sont restés silencieux, car ce que nous avions à dire était trop difficile à entendre. »
Des années plus tard, il réfléchissait encore à des moyens de contribuer au développement d’un pays qu’il avait auparavant blessé. À l’époque, il a commencé à recevoir une pension d’ancien combattant pour son temps en Algérie. « Je n’avais pas la maturité politique pour dire non à la guerre à l’époque », dit-il. « Mais en 2004, je savais que je ne voulais pas d’un centime de cet argent, il est taché de sang. »
Poussé par un profond remords et un sens aigu de l’honneur, Serre et ses premiers compagnons, des agriculteurs comme lui, dont les modestes revenus couvraient à peine leurs besoins essentiels, ont mis en commun leurs pensions pour créer un fonds destiné à l’Algérie. Ils ont fondé l’Association des Anciens Appelés en Algérie et de leurs Amis Contre la Guerre, connue sous l’acronyme « 4ACG », en 2004. Aujourd’hui, l’association compte plus de 400 membres, dont Hutin. Ils ont en moyenne 85 ans et font don des 826 euros qu’ils reçoivent chaque mois en pensions de vétéran à 24 organisations non gouvernementales à travers l’Algérie, la Palestine et le Maroc, qui soutiennent des familles, des agriculteurs et des artistes dans le besoin.
Leurs premiers efforts pour plaider en faveur d’une plus grande transparence sur les horreurs de la guerre ont suscité peu d’intérêt, voire une hostilité ouverte du côté français, notamment de la part des membres de la génération concernée. D’anciens soldats et des « pieds-noirs » — Européens ayant vécu en Algérie pendant la période coloniale — perturbaient les réunions publiques de l’association, criant leur désaccord. Certains membres éminents de l’association, dont Hutin, continuent de recevoir régulièrement des menaces par courriel ou par téléphone. Ces attitudes extrêmes sont typiques d’un certain segment de la société française connu pour sa nostalgie assumée de l’Algérie coloniale.
Après des décennies de tabou, beaucoup d’autres en France critiquent désormais plus ouvertement l’héritage colonial du pays en Algérie, en particulier en ce qui concerne l’utilisation de la torture pendant la guerre.
La réponse en Algérie a été radicalement différente. Les membres de la 4ACG ont été chaleureusement accueillis. Ils racontent une population qui ne les considérait jamais comme des ennemis : pour eux, l’ennemi était l’État français, pas les conscrits individuels. Ces hommes sont vus comme les premiers pas vers des réparations, bien que l’État français n’ait pas encore pleinement reconnu l’étendue de ses crimes.
Les vétérans de la 4ACG ont forgé des liens profonds non seulement avec les communautés autour des ONG qu’ils soutiennent, mais aussi avec d’anciens fellagas, combattants algériens de la guérilla, qui, dans certains cas, étaient les mêmes hommes qu’ils avaient affrontés sur le champ de bataille. Serre n’en croyait pas ses yeux lorsqu’au cours d’un de ses voyages en Algérie, il croisa un visage familier qu’il reconnut instantanément après 50 ans. Joudia Toumi, un ancien fellaga, avait combattu contre lui. Il l’invita chez lui, marquant le début d’une profonde amitié jusqu’à la mort de Toumi l’année dernière.
Alors que la brutalité de la violence coloniale est de nouveau diffusée en direct, cette fois depuis Gaza et le Liban, revisiter les récits de désobéissance rappelle puissamment ceci : même à une époque où de telles horreurs pouvaient être dissimulées, beaucoup parmi les rangs des occupants reconnaissaient la barbarie dont ils étaient complices, et certains l’ont refusée, quelles qu’en soient les conséquences.
La France a utilisé le napalm de manière intensive en Algérie, brûlant sans distinction des villages entiers et des cultures, et déplaçant 2 millions d’Algériens — environ un quart de la population — dans des camps d’internement où régnaient la faim et la misère. Les disparitions forcées, les exécutions sommaires et le placement de mines antipersonnel à travers le territoire étaient monnaie courante. Sans doute, si les Algériens avaient eu les moyens d’enregistrer comment leur appel à l’autodétermination a été réprimé, ils auraient produit des images semblables à celles que nous voyons aujourd’hui.
News Line Magazine, 20 novembre 2024
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