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Joseph Massad
Le projet sioniste n’a pu obtenir le soutien de la plupart des Juifs qu’à cause de l’Holocauste. Mais l’argument de l’autodéfense ne fonctionne plus face à son propre génocide à Gaza.
L’un des aspects les plus remarquables de l’histoire du sionisme est que la majorité des Juifs européens ont rejeté le mouvement depuis sa création au début du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Ce qui avait commencé comme un projet protestant britannique visant à convertir les Juifs européens au christianisme protestant et à les envoyer en Palestine s’est transformé, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, en un projet juif européen.
Même ainsi, le mouvement n’a pas réussi à obtenir l’adhésion des Juifs européens, contrairement à sa popularité parmi les protestants européens et américains, et surtout les dirigeants impérialistes de l’Europe.
Ce n’est qu’à partir du génocide nazi des Juifs européens qu’une majorité de Juifs européens et américains ont été convaincus de soutenir ce mouvement colonialiste qui incitait les Juifs à s’auto-expulser et à coloniser la Palestine.
En effet, l’Holocauste a joué un rôle clé dans la décision de ces communautés de soutenir la création d’un État juif en Palestine, ne serait-ce que pour offrir un refuge aux survivants juifs de la catastrophe génocidaire en Europe.
Cependant, ce changement d’attitude parmi ces Juifs n’était ni immédiat ni spontané. Le mouvement sioniste a travaillé de manière assidue et, finalement, avec succès pour les convaincre de soutenir son programme colonialiste.
La coercition sioniste
Après la guerre, les sionistes ont utilisé la pression et la coercition pour amener les Juifs européens survivants en Palestine. Ces survivants juifs vivaient encore dans les camps de personnes déplacées et souhaitaient émigrer aux États-Unis, dont les frontières leur restaient fermées.
En réalité, cette fermeture était soutenue avec force par le mouvement sioniste, y compris les sionistes américains.
Les sionistes américains ont même refusé d’envisager la possibilité d’offrir aux survivants de l’Holocauste « un choix » autre que la Palestine. Le conseiller du président Franklin D. Roosevelt, le célèbre avocat juif en droits civiques Morris L. Ernst, proposa qu’un tel choix soit offert, car cela « libérerait [les Américains] de l’hypocrisie de fermer [leurs] propres portes tout en faisant des demandes sanctimonieuses aux Arabes ».
Pour Ernst, « il semblait que le manque de zèle des principaux groupes juifs pour soutenir ce programme d’immigration aurait pu dissuader le président de l’encourager à ce moment-là ». Ernst « s’est senti insulté lorsque des dirigeants juifs actifs l’ont décrié, raillé puis attaqué comme… un traître » pour avoir suggéré qu’un tel choix soit donné aux survivants de l’Holocauste en Europe.
Notamment, l’opposition catégorique du mouvement sioniste à la migration juive vers les États-Unis a persisté jusque dans les années 1980, alors que les Juifs commençaient à quitter l’Union soviétique en grand nombre. Bien que la plupart voulaient aller aux États-Unis, le lobby israélien a exercé des pressions avec succès sur l’administration du président George H. W. Bush pour imposer des limites strictes à leur nombre, afin que la majorité soit contrainte de se rendre en Israël.
Et pourtant, ces mêmes Juifs américains et européens qui ont soutenu le mouvement sioniste et plus tard l’État israélien ne sont pas devenus eux-mêmes sionistes, si le sionisme signifie l’auto-expulsion et le fait de devenir des colons en Palestine, puis en Israël.
Malgré le génocide nazi, une lutte s’est poursuivie entre les dirigeants de la communauté juive américaine et européenne d’un côté, et la prétention d’Israël à représenter les Juifs du monde entier de l’autre.
En 1950, le président de l’American Jewish Committee, Jacob Blaustein, a signé un accord avec le Premier ministre israélien David Ben-Gourion afin de clarifier la nature de la relation entre Israël et les Juifs américains.
Dans cet accord, Ben-Gourion a déclaré que les Juifs américains étaient des citoyens à part entière des États-Unis et ne devaient être loyaux qu’à ce pays : « Ils ne doivent aucune allégeance politique à Israël. »
De son côté, Blaustein a affirmé que les États-Unis n’étaient pas un « exil » mais plutôt une « diaspora », et a insisté sur le fait que l’État d’Israël ne représentait pas formellement les Juifs de la diaspora devant le reste du monde. Il est intéressant de noter que Blaustein a ajouté qu’Israël ne pourrait jamais être un refuge pour les Juifs américains.
Il a souligné que même si les États-Unis cessaient d’être démocratiques et que les Juifs américains vivaient dans un monde où ils pourraient être chassés d’Amérique par la persécution, un tel monde, contrairement aux affirmations israéliennes, « ne serait pas non plus un monde sûr pour Israël ».
Malgré ces réserves, le soutien à Israël à la suite du génocide des Juifs européens n’a véritablement augmenté que dans les années 1960, avec la montée de ce que l’historien Peter Novick a appelé la « conscience de l’Holocauste ».
Cela résultait de l’instrumentalisation du génocide par Israël et les États-Unis pour défendre le régime raciste israélien et ses crimes continus contre le peuple palestinien, ainsi que dans le cadre d’une campagne de guerre froide pour accuser l’URSS d’antisémitisme.
Le procès d’Eichmann en 1961 et les multiples invasions israéliennes de trois pays arabes en 1967, que l’État hébreu a présenté comme une guerre existentielle visant à empêcher un nouvel Holocauste contre les Juifs, ont porté le soutien juif et chrétien occidental à Israël à des niveaux extrêmes de zèle.
L’instrumentalisation du génocide
Mais si les arguments israéliens et sionistes insistaient sur le fait que l’existence d’Israël était la seule garantie contre un autre holocauste visant les Juifs du monde entier, ils affirmaient également qu’Israël lui-même pouvait à tout moment être victime d’un autre holocauste commis par les Palestiniens et les États arabes.
Le principal idéologue de « l’industrie de l’Holocauste », Elie Wiesel, un raciste anti-palestinien véhément qui a justifié les crimes israéliens au nom de l’Holocauste jusqu’à la fin de sa vie, insistait sur le fait que ceux qui ne soutenaient pas les multiples invasions d’Israël en 1967 ou ceux qui résistaient à Israël pour rétablir leurs droits étaient des ennemis du peuple juif dans son ensemble : « Les Juifs américains, » affirmait-il, « comprennent maintenant que la guerre de [Nasser, président égyptien] n’est pas dirigée uniquement contre l’État juif, mais contre le peuple juif. »
En 1973, lorsque l’Égypte et la Syrie ont envahi leurs propres territoires pour les libérer de l’occupation israélienne, Wiesel a écrit que, pour la première fois à l’âge adulte, il avait « peur que le cauchemar recommence ». Pour les Juifs, disait-il, « le monde n’a pas changé… indifférent à notre sort ».
Le rabbin américain Irving Greenberg, qui a ensuite dirigé la Commission présidentielle sur l’Holocauste, croyait que Dieu lui-même soutenait Israël lors de la guerre de 1967 en raison de son amour pour le peuple juif, pour compenser son incapacité à défendre les Juifs contre Hitler. Greenberg a affirmé : « En Europe, [Dieu] n’a pas accompli sa tâche… l’échec en juin [1967] aurait été une destruction encore plus décisive de l’alliance. »
Alors que le génocide d’Hitler avait contribué à transformer la majorité des Juifs du monde de l’anti-sionisme au pro-sionisme, l’invocation constante de l’Holocauste par Israël comme ce qui attendrait les Juifs s’ils ne soutenaient pas le sionisme et Israël a assuré un soutien juif continu. Mais ce qu’Israël n’avait pas réalisé, c’est que son instrumentalisation du génocide pourrait un jour se retourner contre lui.
Cette possibilité a commencé à apparaître lors de la grande invasion israélienne du Liban en 1982, au cours de laquelle plusieurs pays l’ont accusé de commettre un génocide contre les peuples palestinien et libanais.
De plus, à la suite des massacres de Sabra et Chatila en septembre 1982, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution condamnant ces massacres comme « un acte de génocide », avec un soutien écrasant de 123 pays votant pour la résolution, 22 abstentions et aucun vote contre.
À l’époque, l’Union soviétique ainsi que d’autres pays européens et latino-américains ont déclaré : « Le mot pour décrire ce qu’Israël fait sur le sol libanais est génocide. Son but est de détruire les Palestiniens en tant que nation. »
Face à une telle sauvagerie, de nombreux Juifs américains et européens ont commencé à prendre leurs distances avec Israël et son idéologie sioniste. L’ironie de soutenir un génocide israélien pour un peuple qui avait lui-même été victime d’un génocide était trop lourde à porter.
Alors que l’apartheid israélien et le colonialisme de peuplement s’intensifiaient au cours des quatre décennies suivantes, l’opposition juive américaine et européenne à Israël s’est accrue, ces opposants percevant les actions israéliennes comme un « génocide ».
Une enquête menée par le Jewish Electorate Institute en juin et juillet 2021 a révélé que 22 % des Juifs américains estimaient qu’Israël « commettait un génocide contre les Palestiniens », 25 % étaient d’accord pour dire qu’Israël est « un État d’apartheid », et 34 % pensaient que « le traitement des Palestiniens par Israël est similaire au racisme aux États-Unis ».
Parmi ceux âgés de moins de 40 ans, 33 % pensaient qu’Israël commettait un génocide contre les Palestiniens. Ces chiffres ont été recueillis deux ans avant le début du génocide actuel.
Cette attitude antisioniste, qui a augmenté en nombre et en intensité depuis lors, a également été adoptée par de nombreux Juifs britanniques, français et allemands.
Que la Cour internationale de justice ait soutenu l’accusation d’Israël comme auteur d’un génocide a levé tout doute restant aux yeux de beaucoup. C’est précisément la question du génocide qui a mobilisé ces Juifs à s’opposer à Israël.
« Un autre holocauste »
Étant donné l’instrumentalisation continue de l’Holocauste par Israël pour justifier son génocide contre le peuple palestinien, il n’était ni arbitraire ni surprenant que les Israéliens et leurs alliés occidentaux aient proclamé que l’opération de résistance palestinienne du 7 octobre avait tué le plus grand nombre de Juifs depuis l’Holocauste, comme si les Palestiniens ciblaient les Juifs israéliens pour leur appartenance religieuse et non parce qu’ils étaient des colons et des occupants des terres palestiniennes et des oppresseurs du peuple palestinien.
C’est cet argument clé qui continue d’être répété par Israël et ses alliés pour défendre le génocide israélien en cours.
Israël comprend très bien que c’est le génocide des Juifs européens qui a légitimé sa création sur les terres des Palestiniens, et que seule la peur d’un autre tel génocide justifierait et légitimerait aujourd’hui son génocide réel des Palestiniens.
La propagande israélienne insiste d’ailleurs sur le fait que c’est la résistance palestinienne et arabe, avec le soutien de l’Iran, qui cherche à commettre un génocide contre les Juifs israéliens.
Elle affirme en outre que le but de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » n’était pas pour les Palestiniens, emprisonnés depuis 2005 dans le camp de concentration de Gaza, de s’échapper de leur prison en attaquant leurs gardiens de prison, mais plutôt de lancer une guerre visant à anéantir le peuple juif.
C’est sur la base de ces fabrications israéliennes qu’Israël insiste sur le fait que les appels de ses dirigeants et de ses médias à l’anéantissement génocidaire du peuple palestinien relèvent en réalité de la légitime défense pour prévenir un autre génocide des Juifs.
Selon cette logique, Israël commet donc un génocide contre les Palestiniens pour prévenir un autre génocide contre les Juifs. Commettre un génocide est, par conséquent, le seul moyen de sauver Israël.
Malgré leurs répétitions incessantes par les dirigeants et la presse occidentaux, ces arguments n’ont pas convaincu tous les Juifs de la nécessité de soutenir Israël dans cette guerre.
Génocide colonial
Née d’un génocide, Israël et ses propagandistes estiment que l’instrumentalisation de l’Holocauste devrait rester le principe directeur pour justifier tous les crimes d’Israël.
Cela commence par son droit à coloniser les terres palestiniennes, à expulser la majorité du peuple palestinien et à soumettre ceux qui vivent sous son joug aux formes les plus sadiques d’oppression, y compris l’apartheid et le génocide, tout en s’alliant avec les génocidaires allemands qui ont commis le judéocide même qui justifie l’existence d’Israël aux yeux de nombreux partisans d’Israël.
Mais cette logique s’est désormais retournée contre Israël lui-même, menaçant de défaire la colonie de peuplement juive. La peur légitime que ressentent aujourd’hui les partisans d’Israël est que le génocide s’est avéré être une arme à double tranchant. Tout comme son instrumentalisation a aidé à établir Israël et à protéger ses crimes de toute condamnation en Occident, il pourrait désormais provoquer la fin de son régime barbare.
Cela signifie que commettre un génocide réel pour empêcher un génocide imaginaire n’est pas un argument qui se vend facilement, sauf parmi les États génocidaires tels que les États-Unis, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne.
Ce sont ces pays dont les propres génocides ont toujours été justifiés comme nécessaires pour prévenir un génocide de leurs propres colons. Il n’est pas nécessaire de remonter au massacre des Amérindiens par les colons américains blancs pour illustrer cela.
En effet, un court voyage historique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis ont commis un génocide nucléaire contre le Japon, démontre cela très clairement. Les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, qui ont tué plus de 215 000 personnes, ont alors été justifiés et continuent d’être défendus aujourd’hui comme ayant été nécessaires pour éviter entre un demi-million et des dizaines de millions de victimes américaines.
Le génocide nazi de l’Allemagne a également été commis au nom de la protection du peuple allemand contre l’anéantissement et la subjugation par une « conspiration juive » imaginaire antisémite. Le génocide des autochtones australiens a également été perçu comme nécessaire pour protéger les colons britanniques blancs, tout comme le génocide français en Algérie était nécessaire pour défendre la France et ses colons pieds-noirs.
Les dirigeants israéliens ne réinventent pas la roue avec ces arguments, mais font plutôt partie d’une longue chaîne de colonies de peuplement et de pays colonisateurs qui les ont toujours déployés pour justifier leurs génocides.
La différence est qu’Israël a instrumentalisé l’Holocauste nazi des Juifs à une échelle mondiale à un point tel, et revendiqué son existence comme une réparation pour celui-ci, qu’il ne peut être jugé que sur sa relation avec le génocide.
Le fait que le projet sioniste n’a pu obtenir le soutien de la plupart des Juifs qu’au moment du génocide atteste de cette relation organique entre Israël et le génocide dans la perception de la plupart des partisans et des détracteurs du pays.
Les appels constants des dirigeants israéliens et de leurs médias à l’anéantissement génocidaire du peuple palestinien au cours de l’année écoulée ont changé la nature de cette relation. Pour beaucoup des fidèles sionistes, Israël est enfin vu comme un auteur de génocide, et non plus comme une victime.
De plus, la justification par Israël qu’il a le droit de commettre un génocide, d’étendre son territoire et de remodeler le monde arabe autour de lui en un « Nouveau Moyen-Orient », comme l’a récemment affirmé le Premier ministre Benjamin Netanyahou aux Nations unies, rappelle à beaucoup en Occident – Juifs et non-Juifs – des régimes génocidaires passés qui ont toujours dû être opposés et combattus.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Middle East Eye, 11/10/2024
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