Israël, source de déstabilisation au Maghreb

Le journaliste et militant marocain Badr Al‐Aidoudi a estimé, dans son intervention depuis l’Espagne par visioconférence, qu’«il n’est pas possible de construire l’Union du Maghreb arabe à la lumière de la vision étroite et des ambitions coloniales du Maroc».

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Dans la foulée des accords signés entre Tel-Aviv et plusieurs États arabes, Israël et le Maroc ont normalisé leurs relations en décembre 2020. Les deux pays, qui cultivent depuis longtemps des liens de proximité, se sont notamment engagés dans la voie d’une étroite coopération militaire. Au risque de semer les germes de la division au Maghreb, où Alger et Tunis s’inquiètent de voir les Israéliens avancer leurs pions.

par Olivier Pironet

«Je tiens à remercier le roi Mohammed VI du Maroc d’avoir pris cette décision historique. » Ce 10 décembre 2020, M. Benyamin Netanyahou, alors premier ministre d’Israël, ne cache pas sa satisfaction lorsqu’il annonce dans une allocution télévisée un accord de normalisation entre son pays et le royaume chérifien. Conclu par l’entremise du président américain sortant Donald Trump, ce pacte a pour contrepartie la reconnaissance par Washington de la « marocanité » du Sahara occidental (1). Après des décennies d’échanges discrets entre Israël et le Maroc, principalement dans les domaines sécuritaire, commercial et touristique, le palais dévoile au grand jour ce qui était devenu un secret de polichinelle, notamment auprès de son opinion publique, largement opposée à la normalisation avec Tel-Aviv (à l’instar des populations algérienne et tunisienne). Il emboîte ainsi le pas aux Émirats arabes unis, à Bahreïn et au Soudan, qui ont signé en septembre et octobre 2020, sous l’égide de la Maison Blanche, les accords Abraham scellant la reconnaissance d’Israël par trois nouveaux pays arabes (après l’Égypte en 1978 et la Jordanie en 1994), au grand dam des Palestiniens, dont le régime israélien occupe les territoires depuis plus d’un demi-siècle.

Les autorités algériennes et tunisiennes, sans relations diplomatiques avec Israël, ne tardent pas à réagir. Au lendemain de l’officialisation du pacte israélo-marocain, le chef du gouvernement Abdelaziz Djerad déclare que l’Algérie est « visée » et dénonce l’« arrivée de l’entité sioniste à [ses] frontières ». Soutien traditionnel des indépendantistes du Front Polisario, Alger souligne également que « le conflit du Sahara occidental est une question de décolonisation qui ne peut être résolue qu’à travers l’application du droit international ». De son côté, la Tunisie, dont le président Kaïs Saïed a qualifié à plusieurs reprises de « trahison » toute normalisation avec Tel-Aviv, fait savoir par la voix du premier ministre Hichem Mechichi (2020-2021) que celle-ci « n’est pas à l’ordre du jour », coupant court aux rumeurs d’un rapprochement possible des deux capitales alimentées par les affirmations — perçues comme des pressions — de M. Trump (2).

L’alliance entre Tel-Aviv et Rabat a pris une dimension supplémentaire avec la signature d’un partenariat stratégique sans précédent

Un an après sa consécration, l’alliance entre Israël et le Maroc a pris une dimension supplémentaire avec la signature d’un partenariat stratégique sans précédent. Le 24 novembre dernier, à Rabat, le ministre de la défense israélien Benny Gantz et son homologue Abdellatif Loudiyi ont ratifié un mémorandum d’entente militaire présenté comme le premier du genre entre Tel-Aviv et un pays arabe. Cet accord-cadre couvre, entre autres, l’échange d’expertise en matière de renseignement, le transfert technologique, la vente d’armements, le renforcement des relations sécuritaires (notamment au travers d’exercices conjoints entre les deux armées), ainsi que la coopération dans le secteur de l’industrie de défense (avec l’installation dans le royaume de deux usines de drones kamikazes sous supervision israélienne) et celui du matériel de cybersurveillance (comme Pegasus). Selon certaines sources (3), le protocole prévoit également l’ouverture d’une base militaire commune dans la province de Nador, à proximité de l’Algérie. Enfin, un consulat israélien, susceptible d’abriter des activités d’espionnage contre le voisin maghrébin dont les liens avec l’Iran, ennemi juré d’Israël et brouillé avec le Maroc depuis 2018, se sont resserrés ces derniers mois (4), devrait bientôt voir le jour à Oujda, située à la frontière algéro-marocaine. De quoi raviver les tensions entre Alger et Rabat (lire Lakhdar Benchiba et Omar-Lotfi Lahlou, « Bras de fer entre le Maroc et l’Algérie », réédité page 70).

En parallèle, Tel-Aviv multiplie les appels du pied à la Tunisie. Dans un entretien au site émirati Eremnews (18 octobre 2021), M. Issawi Frej, le ministre de la coopération régionale israélien, estime ainsi qu’elle aurait toute sa place aux côtés d’Israël « dans le cadre d’une nouvelle union régionale et proche-orientale ». Plus récemment, l’influent quotidien The Jerusalem Post révélait que le « gouvernement israélien, soucieux d’élargir le cercle de la normalisation arabe », réfléchit aux « opportunités de tisser des liens avec la Tunisie », en participant notamment à des « événements internationaux sans drapeau » (5). Pour l’heure, Tel-Aviv trouve porte close du côté de Tunis, où l’on conditionne tout rapprochement diplomatique à la résolution du conflit israélo-palestinien. Mais cette « opération séduction », ajoutée au partenariat établi avec Rabat, illustre la volonté israélienne d’accroître la pression sur l’Algérie. Considérée par Israël « comme un État pivot au Maghreb », selon le politologue jordanien Walid Abdel Hay, celle-ci « constitue une entrave à ses visées dans la région (…), ce qui explique ses tentatives d’employer le Maroc pour [l’]affaiblir » (6).

Cette stratégie d’implantation régionale n’est pas une nouveauté. Elle s’inscrit dans le sillage de la « doctrine de la périphérie », conçue par Reuven Shiloah, le fondateur du Mossad (le service d’espionnage israélien), et mise en œuvre dans les années 1950 par le premier ministre d’Israël David Ben Gourion. Selon cette doctrine, Tel-Aviv devait chercher à forger des alliances avec les États situés aux marges du conflit israélo-arabe — ce qui fut fait avec l’Iran du chah Mohammad Reza mais aussi avec la Turquie, l’Éthiopie et le Ghana (premier pays africain à reconnaître Israël en 1959) —, afin de contrer l’influence de l’Égypte de Gamal Abdel Nasser et de la Syrie, fers de lance du combat contre l’« impérialisme sioniste », et de briser l’isolement régional d’Israël. C’est pourquoi les Israéliens se tournèrent vers les pays du Maghreb, en particulier le Maroc et la Tunisie : Rabat et Tunis offraient à leurs yeux un visage moins « radical » parmi les membres de la Ligue arabe en raison de leur défiance envers Nasser et de leur pondération vis-à-vis des Occidentaux.

Dès l’indépendance du royaume chérifien (1956), des liens étroits, maintenus dans l’ombre, furent noués entre Tel-Aviv et les responsables marocains. Ils permirent de faciliter l’exfiltration puis l’émigration massive des Juifs du royaume vers Israël dans les années 1960, mais surtout d’engager les deux capitales sur la voie de la coopération militaire. En 1963, un pacte concernant la formation des forces de sécurité du palais fut conclu avec le Mossad, et les Israéliens livrèrent également une centaine de chars au Maroc, au milieu des années 1970, pour lutter contre le Front Polisario. Sous le règne de Hassan II (1961-1999), ces relations connurent un « âge d’or » (7) qui se prolongea sur le plan diplomatique par l’ouverture de bureaux de liaison respectifs en 1994 — Tunis suivra deux ans plus tard —, à la faveur des accords de « paix » signés entre Israéliens et Palestiniens l’année précédente. Les bureaux ont été fermés au début de la deuxième Intifada en Palestine (2000-2005), mais la collaboration sécuritaire s’est poursuivie à bas bruit. Le partenariat ratifié en novembre entendait graver dans le marbre ces liens privilégiés, qui ont résisté aux aléas géopolitiques.

Malgré la « diplomatie des coulisses » mise en place par Israël avec les dirigeants nationalistes tunisiens à partir de 1952, quatre ans avant l’indépendance de la Tunisie, les rapports entre Tunis et Tel-Aviv n’ont jamais atteint le degré des relations israélo-marocaines. Le président Habib Bourguiba (1957-1987) fit preuve, certes, d’un certain pragmatisme en prônant une solution négociée avec Israël pour mettre fin au conflit israélo-palestinien, mais il a toujours refusé, au nom de la solidarité arabe, d’entretenir des liens officiels avec les Israéliens. En 1982, la Tunisie alla même jusqu’à accueillir sur son sol le siège de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ciblé en 1985 par un bombardement de l’aviation israélienne qui fit près de soixante-dix morts parmi les Palestiniens et les Tunisiens. Hormis la parenthèse de 1996-2000, qui a vu l’établissement de bureaux de représentation mutuels, et des accords tacites dans le domaine du tourisme — dont le ministre René Trabelsi (2018-2020), de confession juive, s’est dit opposé à la normalisation avec Israël —, les relations avec Tel-Aviv sont restées quasiment au point mort. Et la Tunisie est à ce jour le seul pays à évoquer en préambule de sa Constitution, adoptée en 2014, la « juste cause [du] mouvement de libération de la Palestine ».

En Algérie, les dirigeants successifs et la population identifient la lutte des Palestiniens au combat anticolonial contre les Français

Une cause portée également haut et fort par les Algériens depuis des décennies. L’Algérie, dont les dirigeants successifs et la population identifient la lutte des Palestiniens au combat anticolonial contre les Français, fait partie des pays à la pointe du « front du refus » contre Israël, en particulier sur le plan diplomatique. Dernier exemple en date : la campagne menée par Alger, aux côtés de plusieurs capitales parmi lesquelles Pretoria, Tunis et Nouakchott, contre l’adhésion de l’État israélien à l’Union africaine (UA). En juillet dernier, la Commission de l’organisation régionale a décidé — sans aucune consultation collective — d’accorder à Israël le statut d’observateur. Soutenus par Téhéran, les Algériens déplorent une décision « dangereuse » susceptible d’entraîner un risque de « division des pays africains ». Mise en débat auprès du conseil exécutif de l’UA, la question sera tranchée en février 2022. Israël, qui a reçu l’appui du Maroc, a déjà pris part à la bataille médiatique. Lors de sa visite dans le royaume chérifien en août 2021, où il a notamment signé un contrat de forage pétrolier au large du Sahara occidental, le chef de la diplomatie israélienne Yaïr Lapid a exprimé ses « inquiétudes au sujet du rôle joué par l’Algérie dans la région, de son rapprochement avec l’Iran et de la campagne qu’elle a menée contre l’admission d’Israël » au sein de l’UA. « Jamais, depuis 1948, un membre d’un gouvernement israélien n’a été entendu proférer des menaces contre un pays arabe à partir d’un territoire d’un autre pays arabe », lui a répondu quelques jours plus tard son homologue algérien Ramtane Lamamra.

Olivier Pironet

(1) Cette décision n’a pas été remise en cause par le successeur de M. Trump, M. Joseph Biden.

(2) Le 15 septembre 2020, il avait évoqué « cinq ou six autres pays arabes » prêts à rejoindre les accords Abraham.

(3Cf. La Quotidienne, 17 novembre 2021, et Tout sur l’Algérie (TSA), 24 novembre 2021.

(4) Lire « Le bras de fer entre Israël et l’Iran s’exporte au Maghreb », Courrier international, Paris, 9 décembre 2021. Les Marocains reprochent notamment aux Iraniens de soutenir le Front Polisario.

(5) Nimrod Goren, « A new beginning : The Mediterranean and Israel’s regional diplomatic tasks », The Jerusalem Post, 29 novembre 2021.

(6L’Écho d’Algérie, Alger, 17 novembre 2021.

(7) En septembre 1965, le roi remit même au Mossad les enregistrements de la réunion secrète que venaient de tenir les dirigeants arabes à Casablanca pour évaluer leurs forces. Ils permirent à Israël de préparer la guerre des six jours (juin 1967).

Source : Le Monde diplomatique,  février-mars 2022

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