Mohammed VI, l’homme qui ne voulait pas être roi du Maroc (VSD, 7 mars 2002)

" Gilles Perrault confirme : " Les enfants d'Hassan étaient battus. La punition classique, c'étaient les coups de cravache. Cela a lourdement pesé sur la personnalité de Mohammed VI.

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Tout le royaume bruisse de l’événement à venir. Courant mars, sa majesté Mohammed VI se mariera. L’heureuse élue, Salma Bennani, est une jeune femme de 25 ans, native de Fès et issue de la haute bourgeoisie. Diplômée de l’université de Rabat, Salma, ingénieur en informatique, incarne un Maroc moderne, où les femmes ne vivent plus cachées et ne sont pas traitées en citoyenne de seconde zone. Par mariage, Salma deviendra reine et épouse de celui que les petites gens surnomment « le roi des pauvres ».

L’histoire du royaume chérifien prend parfois des allures de conte de fées. Trompeuses apparences.  » Ce mariage est éminemment politique. Les rumeurs sur l’homosexualité de Mohammed se faisaient insistantes. Le palais devait réagir « , analyse l’écrivain Gilles Perrault, dont le livre Notre ami le roi (1) avait été interdit par Hassan II.  » C’est vrai, il y a des rumeurs sur les mœurs du roi. Mais quand il aura un héritier, on n’en parlera plus « , s’amuse cette confidente, membre de la famille royale. Homo, hétéro ? Peu importe. Le fait est que par bien des aspects, Mohammed reste mystérieux.

 » Un garçon sensible, très intelligent « ,  » Un tempérament d’artiste « ,  » Il aime plaisanter. En privé, il amuse la galerie par ses talents d’imitateur. Il peut aussi se montrer colérique « , affirment invariablement les habitués de la Cour, qui cultivent l’image d’un souverain sympathique et compétent.

 » Aujourd’hui, nul observateur ne peut se vanter de bien connaître le roi. Il reste une énigme « , reprend de son côté Gilles Perrault.  » C’est peut-être en étudiant le comportement du père que l’on comprend le fils, explique Jean-Pierre Tuquoi, auteur du très polémique ouvrage Le Dernier Roi (2). Hassan II était, à mon avis, quelque peu détraqué. Il vivait encore au XVIIe siècle. C’était quelqu’un de violent. Il battait ou faisait battre ses enfants pour un mot de travers, une mauvaise note, une mauvaise fréquentation, ou pour rien. Le roi a broyé l’existence de tout son entourage. Les enfants ont peut-être été les plus exposés et Mohammed VI en particulier. En qualité de prince héritier, il était en première ligne.

 » Gilles Perrault confirme :  » Les enfants d’Hassan étaient battus. La punition classique, c’étaient les coups de cravache. Cela a lourdement pesé sur la personnalité de Mohammed VI. Contrairement à son frère cadet Moulay Rachid, qui ressemble beaucoup plus à Hassan, Mohammed était un garçon fragile qui a été meurtri par cette éducation. Cette période a pu le dégoûter à vie de l’exercice du pouvoir.

 » Le jeune prince ne trouve point de réconfort maternel.  » La mère de Mohammed était bien souvent confinée au harem. Elle n’a jamais eu de rapports privilégiés avec ses enfants. En fait, tout le monde a dressé d’elle un portrait assez négatif. C’était une femme magnifique mais aussi une peste. Elle a eu une liaison avec Mediouri, l’homme chargé de la sécurité du Palais. Le jour où Mohammed l’a appris, il a pris sa voiture et il est parti en roulant à tombeau ouvert. Il a eu un accident « , rappelle Jean-Pierre Tuquoi.

Très tôt, pour compenser le manque d’affection parental, Mohammed se crée un cocon en dehors de sa famille : un groupe d’amis, une petite équipe de fidèles qui partagent ses goûts pour la natation, le jogging et les autres plaisirs de la vie. Ils ne le quitteront plus. Certains l’accompagnent aujourd’hui à des postes clés.

Alors qu’il fait preuve de véritables talents pour les arts plastiques, Hassan II, juriste de formation, lui impose des études de droit. Mohammed n’est pas maître de ses choix. Ce n’est qu’à l’âge de 25 ans qu’il peut véritablement s’éloigner de l’influence paternelle. Il se rend à Bruxelles, où il rejoint, à l’occasion d’un stage voulu par son père, le président de la Commission européenne Jacques Delors.

Mohammed passe huit mois en Belgique, entouré de quelques amis, logé dans une somptueuse villa. Très discret au travail, il se lâche le week-end. Restaurants, boîtes de nuit… loin de papa. Il va pourtant devoir se replonger dans les études et préparer un doctorat.  » Le mémoire qu’il a rendu était bidon. Ce n’est certainement pas lui qui l’a écrit « , raconte Tuquoi. Au dire de beaucoup, c’est l’ensemble de son cursus scolaire qui ne fut pas des plus brillants.

Qu’importe, de retour au Maroc, il occupe le poste de coordinateur des services de l’état-major.  » Il n’y a pas laissé le souvenir d’un dingue de boulot « , raconte un proche. Durant cette période, Mohammed sort aussi beaucoup. L’argent ne manque pas. Avec ses frères et sœurs, il dévalise les boutiques à la mode ou s’amuse dans les boîtes et les restaurants, s’offre quelques virées à Londres, Paris ou New York.

Le 23 juillet 1999, Mohammed succède à Hassan II, décédé. Il devient roi et cumule les titres : sultan, en tant qu’autorité qui exerce le pouvoir et amir al mouminim, commandeur des croyants. En dépit de ces titres et d’autres, beaucoup de Marocains préfèrent le surnommer  » Sa Majetski « , en référence à sa passion pour le scooter des mers qu’il pratique régulièrement au large de Rabat. Car Mohammed aime le luxe.

Comme Hassan II, qui comptait plus de costumes que de jours dans l’année, des milliers de cravates et de paires de chaussures, Mohammed s’habille chez les plus grands. Certains couturiers, comme Smalto, se rendent régulièrement au Maroc pour renouveler sa garde-robe.

La  » simplicité  » des grands hôtels internationaux ne lui sied guère.  » Quand il s’est rendu au sommet de la francophonie au Canada, en 1999, il a demandé à être logé à part. Lui et sa cour sont arrivés dans trois Airbus. Il a pris la résidence des chefs d’État pour lui seul. Tout cela pour ne rester que vingt-quatre heures « , raconte un observateur. À l’instar d’Hassan II, il est un roi nomade. Il réside à Rabat, Agadir, Skhirat et dans les multiples palais dont il dispose.

 » Au cours de ses incessants déplacements, Hassan II ne se séparait jamais de ses ministres. En revanche, Mohammed donne l’impression de voyager pour fuir les rudesses du pouvoir « , souligne Tuquoi. Discret, plus à l’aise à l’ombre de ses palais qu’en public, Mohammed fait pourtant des efforts.  » On l’a vu dans le Rif ou dans le Sud du pays prendre des bains de foule. À Fès, il s’est promené à pied dans la médina, il est allé dans des ruelles où la plupart des bourgeois n’osent pas mettre les pieds « , raconte Pierre Vermeren, un professeur français installé au Maroc.

 » C’est Chirac, très proche de Mohammed depuis son enfance, qui lui a expliqué combien il était important d’aller vers son peuple, de le toucher, de l’aimer de près, charnellement « , raconte une habituée du palais, avant d’ajouter :  » Au début, il avait même demandé qu’on ne lui baise plus les mains. Il trouvait cela humiliant pour ceux qui s’inclinaient devant lui. Sa volonté fut respectée quelque temps. Mais très vite, protocole oblige, la tradition du baiser est revenue.

 » Le roi fait des efforts pour être proche des Marocains.  » Mohammed VI est en plein syndrome Giscard. Il est coupé du peuple mais il pense qu’il suffit d’être gentil pour que les gens l’aiment. Malheureusement, cela ne fonctionne pas comme cela « , raconte un autre habitué de la cour. Avec trente millions d’habitants, le pays a besoin de réformes cruciales. Un Marocain sur deux est analphabète.  » Rien n’a changé depuis la réforme de l’enseignement adoptée comme une priorité nationale, il y a deux ans « , s’attriste Abraham Serfaty, opposant historique d’Hassan II (emprisonné de 1974 à 1991, banni jusqu’en 1999 et nommé à un poste officiel en 2000).

Un Marocain sur cinq végète en dessous du seuil absolu de pauvreté , avec moins d’un dollar par jour. Selon l’hebdomadaire marocain Le Journal, 70 % des jeunes rêvent de quitter le pays.  » Nous sommes toujours noyés dans la corruption, la gabegie et l’inertie de l’administration, reprend Serfaty, Mohammed VI pratique un despotisme éclairé. Il a tout de même procédé à une réforme majeure en nommant des walis, qui sont l’équivalent des préfets de région. Ils jouent un rôle très positif. Ils mettent de l’ordre dans les régions qu’ils administrent et tentent de lutter contre la corruption.  » Une goutte d’eau dans l’océan.

D’autres projets stagnent, comme celui lié à la réforme de la  » moudawana « , ce code ancestral qui relègue les femmes au rang de mineures et entérine leur infériorité. Le 12 mars 2000, les manifestations massives d’islamistes visant à défendre ces règles ont mis un terme à tout espoir de réforme sur ce point. Faire entrer le royaume chérifien dans le XXIe siècle est un chantier titanesque. À l’avenir, Mohammed VI devra aussi faire montre d’un grand sens politique pour tenir les religieux.

Les mouvements islamistes, comme Justice et Spiritualité, dirigé par Cheikh Ahmed Yassine, ont une influence de plus en plus importante. Depuis des années, grâce à un très large réseau d’associations d’entraide, Cheikh Yassine gagne le cœur des Marocains dans le besoin en distribuant des produits alimentaires pendant le ramadan, des moutons à l’occasion de l’aïd el-kébir.

Au début des années quatre-vingt-dix, le pouvoir s’inquiète de la popularité croissante des islamistes. Mohammed entre en scène.  » Quand il était encore prince héritier, les abords de son palais, à Salé, sur la route de l’aéroport, étaient constamment assaillis par une foule de mendiants et d’handicapés en provenance de toutes les régions du pays. Ces gens savaient qu’à chacun de ses passages, Mohammed faisait l’aumône « , raconte un Français installé au Maroc.

On le voit aussi distribuer des repas aux indigents et mener moult actions humanitaires. Les caméras de télévision ne sont jamais loin. Mohammed devient le  » roi des pauvres « . Mais qui croit à cette légende officielle ?  » Au Maroc, c’est la stagnation totale. Le pays est dirigé par une élite de quelques familles qui sont prêtes à tout pour défendre leurs intérêts. Aujourd’hui, la déception est à la mesure de l’espoir né à la mort d’Hassan II. Mais nous ne considérons pas le roi Mohammed VI comme un affreux personnage. Il est plus victime du système mis en place par son père que bourreau. C’est quelqu’un qui subit. Une chose est certaine : il n’a ni l’envergure ni la force ni la dimension politique qu’avait son père « , analyse Nadia Yassine, fille et porte-parole de Cheikh Yassine, avant d’ajouter :  » Quand le fruit sera pourri, il tombera tout seul.  »

Mais du côté du Palais, on ne ménage pas non plus les critiques. Le cousin du roi, le prince Moulay Hicham, deuxième dans l’ordre de la succession, ne se prive pas de critiquer le régime.  » Aucune de nos institutions traditionnelles, ni le Parlement ni les partis politiques ni même la monarchie, n’a sérieusement entrepris le travail nécessaire de reconstruction « , déclarait-il en juin dernier. Fin janvier, Moulay Hicham quittait le Maroc pour les États-Unis.

Deux ans et huit mois après son arrivée sur le trône, Mohammed ne fait plus l’unanimité.  » La vraie question, c’est de savoir si Mohammed s’intéresse vraiment à son métier de roi. Hassan II avait une vision du pouvoir similaire à celle de Louis XIV, qui affirmait : « Il n’y a pas de métier plus délicieux que celui de roi. » En revanche, il y a un côté Louis XVI chez Mohammed VI.

Comme le malheureux roi de France, le roi du Maroc a l’intelligence de faire des réformes mais il n’a pas la volonté suffisante pour les mener à terme « , analyse Perrault. L’espoir est retombé.

Stephane Reynaud avec Marie-Stéphanie Lohner (1) G. Perrault, Gallimard, 8 e, (52,48 F). (2) J.-P. Tuquoi, Grasset, 16,65 e, (110F).

Source : Reporters Sans frontières

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