Mai 1958 : L’expansionnisme du Maroc vu par Le Monde Diplomatique

La question des frontières est passée au premier rang des préoccupations des responsables de Rabat (Palais aussi bien qu’Istiqlal) et prévoir que la Mauritanie et le Sahara espagnol sont désormais pris en point de mire par l’irrédentisme marocain. Le « Grand Maroc » a cessé d’être un rêve de mystique. Il est devenu un objectif politique.

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Les revendications sahariennes du Maroc s’affirment et s’étendent

On s’est longtemps refusé à prendre au sérieux les revendications marocaines sur le Sahara, qui paraissaient — et sont vraisemblablement — hors de proportion avec les possibilités réelles et l’intérêt immédiat du nouvel État, déjà si durement requis par les tâches de construction intérieure, de formation des cadres et d’unification nationale.

Mais depuis que le roi lui-même a repris à son compte — au mois de février 1958 — les thèmes utilisés jusqu’alors par le seul Allal El Fassi, et surtout depuis que la diplomatie marocaine a remporté, avec le ralliement de chefs mauritaniens au mois de mars et la rétrocession de la zone de Tarfaya au mois d’avril, des succès qui ne peuvent qu’aviver son ardeur à revendiquer, il faut bien tenir le problème pour sérieux, considérer que la question des frontières est passée au premier rang des préoccupations des responsables de Rabat (Palais aussi bien qu’Istiqlal) et prévoir que la Mauritanie et le Sahara espagnol sont désormais pris en point de mire par l’irrédentisme marocain. Le « Grand Maroc » a cessé d’être un rêve de mystique. Il est devenu un objectif politique.

par Jean Lacouture

Mohammed V et les divers dirigeants marocains, chacun avec son style propre, revendiquent trois catégories de territoires : les possessions espagnoles au sud-ouest, la Mauritanie, territoire intégré à l’Afrique-Occidentale française au sud, et une zone d’Algérie à l’est. Telle que l’a dressée M. Allal El Fassi, la carte du « Grand Maroc » porte en effet les limites du royaume chérifien jusqu’à Saint-Louis-du-Sénégal, aux abords de Tombouctou et, bien au-delà de Tindouf, de Colomb-Béchar et de Figuig, vers le Touat algérien.

Précisons tout de suite que, sur ce dernier point, leur position est jusqu’ici assez prudente : car la conviction où ils sont que l’Algérie sera tôt ou tard indépendante les retient de mener trop loin une action qui pourrait conduire à une crise « fratricide ». C’est ce que reconnaissait naguère M. Allal El Fassi : réclamant Tindouf, il nous déclarait que si un jour l’État algérien demandait au Maroc de lui restituer l’oasis préalablement récupérée par ce dernier, lui, Si Allal, s’engageait « sur l’honneur à en assurer la rétrocession » à ses frères algériens.

Mais, en ce qui concerne les territoires administrés ou contrôlés par les deux puissances européennes, le gouvernement chérifien prend moins de gants. On pouvait certes faire observer naguère que l’agent d’exécution en direction d’Ifni, du Rio-del-Oro et de la Mauritanie était moins l’administration, l’« armée royale » et le gouvernement que des organisations parallèles, comme le parti de l’Istiqlal – dont les antennes vont loin – et l’« Armée de libération » – dont l’esprit d’entreprise est inlassable.

Rappels historiques

Inventeur et héraut de la revendication marocaine, M. Allal El Fassi, la fonde d’abord sur l’histoire. Dans l’hebdomadaire qu’il a créé à cet effet (Sahara El Maghreb), le leader de l’Istiqlal rappelle inlassablement que les souverains du Maroc ont régné de l’Espagne au Sénégal et au Niger.

L’histoire est volontiers éloquente. Le seul ennui est que ses « leçons » soient si contradictoires. Si Allal a raison de rappeler que de grands sultans, partis de Marrakech, de Fès ou de Rabat, ont poussé jusqu’à Tombouctou et à l’embouchure du fleuve Sénégal : tels, du début à la fin du dix-septième siècle – un « grand siècle » pour le Maroc aussi – le roi saadien Ahmed El Mansour, puis les souverains alaouites Moulay Er Rechid et Moulay Ismaïl. Et il paraît indéniable que, tout 1 au long de ce même dix-septième siècle, on disait à Tombouctou la prière au nom du roi du Maroc « chérif », c’est-à-dire descendant du Prophète.

Mais cette tradition n’avait guère survécu aux contemporains de Louis XIV. Et le plus grand roi moderne de cette dynastie – Moulay Hassan, grand-père de Mohammed V — tentant à son tour en 1881-1883 de déboucher sur le domaine saharien, ne put aller au-delà de Sous, ou tout au moins de la Hamada du Draa. Nous avons à ce propos, entre beaucoup d’autres, le témoignage d’ailleurs sympathique de Charles de Foucault, qui hantait alors lui aussi les steppes caillouteuses de l’Anti-Atlas. Nous voilà très loin du Niger.

Et si l’histoire atteste que des rois venus du Nord lancèrent des expéditions fructueuses et victorieuses à travers le Sahara occidental, elle dit aussi que l’histoire autonome du « Maghreb el Aqça », ou Couchant extrême, c’est-à-dire le Maroc, commence vraiment avec l’épopée des Almoravides, ces moines combattants, épurateurs de l’Islam, qui, quatre siècles après le Prophète, s’élancèrent à la conquête de l’Afrique blanche à partir des îles qui émergent à l’embouchure du Sénégal. Épisode grandiose, qui donna aux grands nomades puritains au visage couvert du « litham », le fin voile des hommes du désert, un véritable empire nord-africain – mais qui, vu d’aujourd’hui, donne à M. Lamine Gueye, député, maire de Dakar, et à M. Mamadou Dia, député du Sénégal et vice-président du gouvernement de Dakar, plus de droit à régner sur Marrakech et sur Tlemcen, voire sur Tunis, qu’à Mohammed V d’assurer son pouvoir sur Saint-Louis et sur Atar.

Maigres traités

La frontière algéro-marocaine est assez correctement délimitée, au moins jusqu’à Figuig et Colomb-Béchar : au lendemain de la défaite du sultan Moulay Abderrahmane par Bugeaud, à l’Isly, en 1844, la convention de Lalla-Marnia la fixa aux rives de l’oued Kiss et jusqu’au col de Teniet-El-Sassi ; puis la convention de Paris de 1901 et le choix de la ligne Varnier, en septembre 1912, la menèrent jusqu’au djebel Grouz, tout près de Figuig. Dans un de ses passionnants ouvrages sur le Sahara, E.-F. Gautier – a raconté comment le plénipotentiaire marocain aux pourparlers de 1912 revint près du sultan, son maître, en racontant qu’il avait remporté une immense victoire en faisant reconnaître au faible Maroc d’alors la possession de Figuig, position-clé dans la chaîne des oasis sahariennes, commandant la porte du grand désert et le contrôle pratique du mouvement caravanier. Mais bien du sable a soufflé depuis lors sur les hamadas pré-sahariennes.

Mais en ce qui concerne la région qui nous intéresse surtout, il n’existe guère qu’un texte, celui de la convention franco-chérifienne de 1902, qui établisse une délimitation entre l’empire chérifien et les possessions françaises du Sud-Sahara. On ne saurait trouver texte plus vague : « Le gouvernement français établira son autorité et la paix dans les régions du Sahara, et le gouvernement marocain, son voisin, l’y aidera de tout son pouvoir. »

Où s’exerçaient ces compétences respectives, de Figuig aux territoires espagnols ? Il faut bien reconnaître qu’à cette question il fut répondu de bien les façons. Un fait commandait, jusqu’à une date récente, les relations entre ces territoires : de part et d’autre l’autorité française, « protectrice » au Maroc, directe au Sahara, s’exerçait. Ce qui n’empêchait pas les polémiques extrêmement vives entre officiers « marocains » et « algériens » – le maréchal Lyautey donnant le ton de ce « nationalisme » et rédigeant des lettres dont le gouvernement marocain affirme aujourd’hui qu’elles constituent les plus solides des pièces du dossier qui étaie leurs revendications vers le sud…

Deux données existent cependant : la « ligne Trinquet », tracée en 1938, et qui situe Tindouf en territoire algérien, et une ligne proposée en 1951 par le gouverneur général de l’Algérie, et qui figure sur la plupart des cartes publiées en France, sans avoir jamais fait l’objet d’un accord entre Paris et Rabat. Ces lignes suivent plus ou moins fidèlement le cours du Draa et rejoignent le Guir et Figuig en passant au sud du Tafilalet, province typiquement marocaine puisqu’elle est le berceau de la dynastie alaouite. Tout cela, on le voit, est bien vague.

Y a-t-il au moins des « limites naturelles », sur lesquelles puisse se fonder sérieusement une thèse frontalière ? M. Robert Montagne, sociologue et observateur de haute qualité, la découvrait au sud du Bani, en se référant à des critères géographiques, et, sur le plan de la civilisation, un peu plus au nord, là où commence la culture du dattier et où les moyen-nomades du sud marocain le cèdent aux grands nomades sahariens. Intelligentes observations, mais dont on ne saurait dire qu’elles sont décisives.

Référence à la volonté des tribus ?

Ni souvenirs historiques ni textes de traités ne semblent ici pouvoir trancher le débat. Trop anciens et trop vagues pour la plupart, contresignés du côté marocain par des gouvernements débiles ou même aux trois quarts paralysés – si bien que le parangon du nationalisme marocain reste, en la matière, le maréchal Lyautey ! – ils maintiennent la question dans un état d’imprécision qui ne peut que servir les intrigues et favoriser les malentendus pernicieux, sinon sanglants.

C’est ce qu’a très habilement compris Mohammed V. Reprenant à son compte, le 27 février dernier, la revendication territoriale formulée depuis bientôt quatre ans par Si Allal El Fassi, il a su poser le problème sur un plan nouveau : celui des aspirations des populations. À cette époque-là, précisément, une opération de « nettoyage » du Sahara occidental, menée en commun par les forces espagnoles et françaises (venues de Dakar), faisaient refluer vers le Maroc des éléments épars de tribus, dont les chefs de la grande famille maraboutique (religieuse) de Ma El Aïnin, longtemps rivale des sultans de Rabat.

Le roi du Maroc s’empressa de saisir cette occasion pour affirmer que, face aux Français ou aux Espagnols, les Sahariens choisissaient de se ranger sous la protection de Rabat. Quelques semaines plus tard le ralliement au trône chérifien de l’émir du Trarza -province du Sud mauritanien proche du Sénégal – et de trois personnalités politiques de Saint-Louis nourrissait de nouveau sa thèse. « Les Sahariens veulent se rattacher au Maroc ! » Le slogan est lancé : il aura la vie dure.

Est-ce attirance particulière pour le nouvel État, le trône chérifien ? Pour une petite part, oui. Mais il faut voir aussi là une réaction des populations maures, d’origine arabe et de religion musulmane, contre les projets d’exécutif installé à Dakar. Une partie des populations nomades, nobles et guerrières de Mauritanie ne souhaitent pas être gouvernées par les gens de Dakar. Le voudraient-ils si le Sénégal, si l’A.-O.F. étaient indépendants, plutôt qu’inscrits dans l’autonomie de la loi-cadre ? Ce n’est pas sûr.

Mais ce qu’il faut observer c’est que, formulé ainsi, le problème est mal posé. On conçoit que, longtemps privé de sa souveraineté propre, le Maroc ait soif aujourd’hui de compensations de prestige. Mais ce n’est pas d’étendre jusqu’au-delà du grand désert son pouvoir théorique qui résoudra ses propres problèmes – puisqu’aussi bien l’exploitation des ressources minières de Mauritanie demande patience et investissements considérables. Et que, déjà sous-équipé et encore un peu démuni de cadres, le Maroc n’a pas intérêt à assumer l’administration de territoires quatre fois plus étendus que le sol national.

Jean Lacouture

Journaliste, écrivain et historien. Auteur, entre autres, de Gamal Abdel Nasser, Bayard/BNF, Paris, 2005.

Le Monde Diplomatique, mai 1958

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