Pourquoi Albert Camus s’est-il opposé à l’indépendance de l’Algérie ?

"J'ai décidé que, en ce qui concerne l'Algérie, je me tairai et je ne ferai rien pour son malheur ni pour les sottises écrites à son sujet." (Albert Camus)

Etiquettes : Albert Camus, indépendance de l’Algérie, guerre d’Algérie, colonialisme, Hongrie,

Albert Camus (1913-1960) s’engagea politiquement en faveur d’une Algérie plus juste dès les années 1930. À partir de 1939, il prit position dans les pages de l’Alger républicain contre les mesures discriminatoires des colons : « On ne peut rendre inexistantes les revendications des autochtones en les passant sous silence, au contraire, il faut les examiner dans l’esprit de générosité et de vérité. Et le seul moyen d’éradiquer le nationalisme algérien est d’éliminer l’injustice dont il est né. » À cette époque, Camus était le seul intellectuel français qui s’intéressait aux problèmes de l’Algérie. Entre le 5 et le 15 juin 1939, il publia onze articles dans l’Alger républicain intitulés « Misère de la Kabylie », décrivant en détail la situation des habitants de l’une des régions les plus pauvres de l’Algérie. Camus préconisait alors d’accorder plus de liberté aux autorités administratives et d’impliquer la population autochtone dans les décisions. Cependant, il ne remettait pas en question le système colonial, le considérant même comme « acceptable », car « le système colonial peut être accepté lorsqu’il permet aux peuples conquis de préserver leur identité. » On peut déjà observer à cette époque la dualité de la position de Camus à l’égard du système colonial : d’une part, il condamnait les injustices du système, et d’autre part, il souhaitait le maintenir.

En 1937, Camus accepta la direction de la Maison de la culture d’Alger, où il prononça une conférence intitulée « La Culture des indigènes. Pour une nouvelle culture méditerranéenne », exprimant le souhait que les peuples différents mais de la même culture puissent vivre pacifiquement côte à côte dans la région méditerranéenne. Cette idée ne suscita aucune résonance dans la vie politique algérienne.

En mai 1945, après un voyage en Algérie, Camus écrivit une série d’articles intitulée « Crise en Algérie » suite aux massacres survenus le 8 mai. Il décrivit les événements sanglants et les représailles qui en découlèrent. Camus témoigna : « Les massacres qui ont eu lieu à Guelma et Sétif ont profondément choqué les Français d’Algérie. Les représailles qui ont suivi ont suscité la peur et l’hostilité parmi les masses arabes. »

En tant que Français d’Algérie, Camus exprima déjà dans ses nouvelles un lien viscéral avec sa patrie. En tant que journaliste, il partagea rapidement son point de vue sur le conflit algérien, basé sur sa crédibilité en tant que personne vivant parmi les Français et les Arabes d’Algérie. Cependant, lors de la guerre d’Algérie en 1954, la société française se divisa en deux camps : ceux qui soutenaient l’idée que l’Algérie faisait partie intégrante de la France et ceux qui soutenaient la lutte pour l’indépendance menée par le FLN. Dans cette situation, Camus ne voulut se joindre à aucun des camps, déclarant : « J’ai décidé que, en ce qui concerne l’Algérie, je me tairai et je ne ferai rien pour son malheur ni pour les sottises écrites à son sujet. »

Pendant la guerre d’Algérie, Camus continua de croire en une solution pacifique. Entre le 15 octobre 1955 et le 17 janvier 1956, il publia une série d’articles dans l’Express, exposant les conditions nécessaires à la paix en Algérie. Il plaidait pour mettre fin au massacre des civils, assurer une coexistence pacifique entre les Français et les Arabes, et favoriser le dialogue entre les deux camps ennemis. Cependant, ses propositions furent interprétées comme un soutien au maintien du système colonial, car il ne préconisait pas une indépendance immédiate de l’Algérie.

Le 18 janvier 1956, Camus se rendit à Alger pour participer à une conférence où il prononça un discours intitulé « Appel pour une Trêve Civile », appelant à la préservation des vies civiles, à l’évitement de l’effusion de sang et à la réconciliation entre les deux camps. Cependant, cette conférence mit en lumière l’ambiguïté de la position de Camus : bien qu’il prônât sincèrement la paix, il ne pouvait évaluer l’injustice envers les Algériens sous le régime colonial. Entre nationalisme et humanisme, il cherchait désespérément à concilier les deux. La conférence fut accueillie par des cris hostiles envers Camus et Mendès-France.

La défaite de cette tentative poussa Camus à se retirer de la politique pendant environ un an et demi.

Le Camus silencieux apprit avec surprise le 17 octobre 1957 que l’Académie royale des sciences de Suède lui avait attribué le prix Nobel de littérature. La nouvelle surprit également l’opinion publique, car le favori pour le prix était André Malraux, et plus tard, Camus lui-même déclara qu’il aurait dû revenir à Malraux. Faisant allusion à la relation entre Camus et l’Algérie, François Mauriac fit une remarque amère, affirmant que ce n’était pas Camus, mais l’Algérie qui avait reçu le prix Nobel.

Le 12 décembre 1957, Camus rencontra un groupe d’étudiants lors d’une discussion informelle à l’Université de Stockholm. Il évoqua ses préoccupations concernant la révolution hongroise de 1956. Pour rappel, dans sa confession bouleversante intitulée « Le Sang des Hongrois » écrite en octobre 1957, on pouvait lire : « Dans l’Europe qui reste seule, nous pouvons rester fidèles à la Hongrie en ne trahissant jamais, nulle part, ce pour quoi les combattants hongrois ont donné leur vie, et en ne justifiant jamais, nulle part – même indirectement – les meurtriers. » Après cela, Camus informa son auditoire qu’il n’avait pas encore parlé de l’Algérie, mais qu’il était prêt à le faire s’ils le souhaitaient. À ce moment-là, un étudiant lui demanda pourquoi Camus, qui avait pris la parole pour l’Europe de l’Est, n’avait jamais signé de pétition en faveur des Algériens. Dans sa réponse, Camus déclara : « J’ai toujours été et suis toujours un partisan d’une Algérie juste, où les deux peuples doivent vivre ensemble dans la paix et l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait rendre justice au peuple algérien (…). Actuellement, des bombes sont larguées sur les tramways en Algérie. Ma mère pourrait bien être dans l’un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je choisis ma mère. » Le journaliste du Monde rendit cette déclaration de la manière suivante : « Je crois en la Justice, mais je protégerais ma mère plutôt que la Justice. » En simplifiant davantage et en déformant les paroles prononcées, les ennemis de Camus dirent que l’écrivain choisissait sa mère au lieu de la justice, donc il était l’ennemi de l’Algérie indépendante et souhaitait que rien ne change.

À la fin de sa vie, Camus cessa de s’impliquer politiquement et se retira dans sa maison pittoresque à Lourmarin, Luberon, achetée grâce à son prix Nobel. Il consacra tout son temps à l’écriture de son roman inachevé « Le Premier Homme », dans lequel il voulait raconter l’histoire de son peuple. En raison de l’accident de voiture fatal de l’écrivain, le livre resta inachevé et ne fut publié qu’en 1994.

Source : Nepszava, 04/02/2024

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