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Après que Vivendi a acquis le modéré ‘Journal du dimanche’, la direction a nommé Geoffroy Lejeune comme directeur en juin, un homme identifié avec l’extrême droite. Le Parlement prépare une loi pour éviter que de tels cas se reproduisent.
La France est un pays de grèves, mais une grève dans un journal aussi longue que celle de cet été au Journal du dimanche est rare. L’impact résonne au-delà du monde de la presse et a des conséquences politiques. Le Journal du dimanche, un journal dominical de référence connu sous le nom de JDD, est sans publication depuis quatre semaines. Le prochain dimanche, à moins que rien ne change, sera le cinquième consécutif où les Français ne le trouveront pas chez les marchands de journaux. Cela ne s’était jamais produit auparavant.
La raison de la grève, soutenue par 98 % de la rédaction et qui dure déjà depuis 29 jours, est l’opposition des journalistes du Journal du dimanche à la nomination de Geoffroy Lejeune en tant que nouveau directeur. Lejeune (Avignon, 34 ans) était directeur de Valeurs Actuelles, une revue identifiée à l’extrême droite et condamnée l’année dernière pour des injures à caractère raciste.
Le JDD appartient au groupe Lagardère, dont l’acquisition par Vivendi est en attente de l’approbation définitive de la Commission européenne. Vivendi, entre les mains de la famille de l’entrepreneur conservateur Vincent Bolloré, possède 11,79 % des actions de Prisa, l’éditeur d’EL PAÍS.
Un groupe de députés allant de l’extrême gauche aux partisans du président Emmanuel Macron et du centre-droit a déposé cette semaine une proposition de loi pour éviter que des cas comme celui du Journal du dimanche ne se reproduisent. La loi accorderait aux journalistes d’un média le droit de veto sur la nomination d’un nouveau directeur. Si le propriétaire refusait de se soumettre à cette règle, il perdrait les importantes aides publiques que la presse reçoit en France ou, dans le cas d’une station de radio ou de télévision, l’autorisation de diffusion par voie hertzienne terrestre ou TNT.
« Ce n’est pas une proposition symbolique : cela donnera aux journalistes une carte pour défendre leur déontologie », a déclaré la députée de gauche Sophie Taillé-Polian, promotrice de la proposition de loi, dans un café près de l’Assemblée nationale. « M. Bolloré achète des titres qui sont des marques, avec une reconnaissance et des lecteurs, et les transforme pour les mettre au service de ses objectifs politiques ».
Accusé de promouvoir une idéologie d’extrême droite en France, Bolloré a affirmé lors d’une audition au Sénat en 2022 que l’intérêt de son groupe « n’est pas idéologique », mais « purement économique », et s’est défini comme « démocrate-chrétien ». Il a ajouté qu’il n’avait pas le pouvoir de nommer les journalistes dans ses médias. La même année, il a pris sa retraite et a officiellement cédé les rênes du groupe à ses fils Cyrille et Yannick.
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Une porte-parole de Vivendi a déclaré par courrier électronique concernant le changement de direction du JDD et la grève : « Vivendi n’a aucun commentaire à faire. Cela concerne le groupe Lagardère, dont nous n’avons pas le contrôle ». C’est un point important pour l’entreprise.
La Commission européenne a approuvé début juin l’achat de Lagardère par Vivendi, mais à la condition que Vivendi se sépare du groupe éditorial Editis et du magazine Gala. Tant que ces ventes ne sont pas conclues, l’OPA ne pourra pas être effective. Vivendi espère que cela se fera avant la fin d’octobre.
Il y a plus. Après avoir approuvé l’OPA, la Commission européenne a annoncé qu’elle examinerait si Vivendi avait commis une infraction en agissant en tant que propriétaire avant que l’absorption de Lagardère ne soit autorisée et effective. La nomination de Lejeune, si l’on démontrait que Vivendi et Bolloré l’ont décidée, indiquerait qu’une telle infraction a eu lieu.
Un porte-parole de Lagardère a déclaré à propos de Lejeune et de la grève : « Nous n’avons aucun commentaire à faire ». Au-delà de la question commerciale, il y a un contexte politique. À l’Assemblée nationale, seuls Les Républicains, le parti frère du PP en France, et l’extrême droite de Marine Le Pen se sont distanciés des initiatives solidaires avec la rédaction du journal dominical.
Les critiques envers Bolloré l’accusent d’entrer comme un éléphant dans un magasin de porcelaine à chaque fois qu’il prend le contrôle d’un média. Ils citent, entre autres cas, l’arrivée à Canal+ et la grève en 2016 sur la chaîne iTélé, qui a conduit au départ de la plupart des journalistes et à sa transformation en la CNews actuelle. Cette chaîne, parfois qualifiée de Fox News française, a été une plateforme pour le lancement de la campagne présidentielle avortée en 2022 de celui qui était alors leur commentateur vedette, Éric Zemmour. Les diatribes de Zemmour, un ami de Lejeune, lui ont valu des condamnations pour injures racistes ou provocation à la haine.
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«Il y a une transgression qui n’est pas légale, mais intellectuelle, presque idéologique», déclarait Pierre Haski, président du Conseil d’administration de Reporters sans frontières, le 27 juin, lors d’un événement au théâtre parisien en défense de l’indépendance du JDD. «Le JDD», ajoutait-il, «a toujours été un journal familial, plus ou moins entre le centre-gauche et le centre-droit, selon les époques, et aujourd’hui sans aucun doute un peu plus proche de Macron. Maintenant, nous voyons comment quelqu’un qui est idéologiquement situé dans une extrême partie du spectre politique débarque là-bas. C’est une sorte de braquage intellectuel et idéologique de la part d’une petite faction de l’opinion, car nous parlons de personnes à droite de Marine Le Pen».
En défense de la nomination de Lejeune, on argumente que le propriétaire d’un média a le droit de nommer qui il souhaite. «Ce système est peut-être critiquable, mais on n’en a pas trouvé de meilleur», écrit la journaliste de droite Elisabeth Lévy dans la revue Causeur. «Le modèle [du journal soviétique] Pravda d’une presse d’État, qui semble faire rêver tant de collègues, n’est pas enviable».
L’économiste de gauche Julia Cagé réplique à l’argument sur le libre marché en disant que si un magnat achète un restaurant, il peut bien sûr nommer le chef qu’il veut. Mais un journal qui reçoit des aides publiques ou une chaîne de télévision ou de radio qui bénéficie d’une licence est différent. «Un média n’est pas une entreprise comme une autre», a déclaré Cagé ce mercredi lors d’une manifestation à Paris en solidarité avec le JDD. «C’est une entreprise ayant droit à un soutien public car on suppose qu’elle produit des informations de qualité et indépendantes».
Lévy avance également un argument idéologique : «Accoutumés depuis longtemps à dominer le champ médiatique-intellectuel sans rencontrer de résistance, les soi-disant progressistes vouent une haine décomplexée à la liberté et au pluralisme. Ils aiment la diversité, sauf la diversité d’idées».
Au JDD, l’opinion n’occupe pas une place importante. La crainte au sein de la rédaction est que, vu le journalisme pratiqué par Lejeune par le passé, et l’expérience de CNews, le JDD finisse par devenir un organe d’opinion, et non plus d’information.
Lors de la présentation de la décision le 23 juin, Arnaud Largadère, président du groupe du même nom, a déclaré : «Geoffroy est un talent brut du journalisme français que nous ne pouvions pas perdre». Quelques jours plus tard, Lagardère s’est réuni avec la rédaction. Une journaliste, qui a préféré rester anonyme, a expliqué que le propriétaire a nié que la décision ait été prise par Vivendi ou Bolloré, et a promis que le JDD ne deviendrait jamais Valeurs Actuelles. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait déjà lu Valeurs Actuelles, selon la journaliste, le patron a répondu : «Jamais».
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Les journalistes demandent l’annulation de la nomination de Lejeune, ainsi que des garanties juridiques pour préserver l’indépendance de la rédaction. Le nouveau directeur a été vu un jour à la rédaction, mais il n’a ni bureau ni personne avec qui parler, seulement un «bonjour» quand il croise un rédacteur dans l’ascenseur.
Il y a une tirelire pour les grévistes qui a recueilli plus de 70 000 euros. Et ensuite ? «Malgré le risque financier, la rédaction reste très unie et déterminée», a déclaré une journaliste du JDD, Sarah Paillou, lors de la manifestation mercredi. Sur les pancartes, on pouvait lire : «Vive la presse libre», «informer n’est ni de droite ni de gauche», «soutien au JDD, contre Bolloré». Combien de temps durera la grève ? «Aussi longtemps que nécessaire», a répondu Paillou.
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