Le Maroc, un pays aux frontières mobiles (Bouteflika)

Tags: Sahara Occidental, Maroc, Algérie, USA, Henry Kissinger, Marche Verte, Abdelaziz Bouteflika, France,

Un document , produit des archives diplomatiques des États-Unis, fait référence à la rencontre que le secrétaire d’État américain Henry Kissinger a tenue à Paris le 17 décembre 1975 avec feu le président algérien Mohamed Bouteflika lorsqu’il était à la tête de la diplomatie algérienne. Le roi Juan Carlos régnait déjà en Espagne et le gouvernement de cette première monarchie post-franquiste mettait la touche finale à la farce avec laquelle ils avaient choisi de quitter le Sahara encore officiellement espagnol, faisant tout son possible pour que la communauté internationale consente à la occupation illégale marocaine du territoire.

La première chose qui attire l’attention lors de l’examen du contenu de ce texte est le ton cordial et détendu qui préside au dialogue entre Buteflika et Kissinger, très loin des tensions auxquelles on aurait pu s’attendre de l’histoire que nous avons habituellement sur le supposé mauvais des relations qu’entretenaient à l’époque les États-Unis et l’Algérie parce qu’ils étaient opposés dans le contexte de la guerre froide. La transcription de cette conversation secrète ne correspond pas à la vision qui attribue le gâchis espagnol aux énormes pressions avec lesquelles l’impérialisme américain espiègle a forcé l’Espagne sous le régime franquiste mourant à céder la province numéro 53 au Maroc. Là aussi, on suppose que l’objectif était d’empêcher la naissance d’un État sahraoui susceptible de tomber dans l’orbite de l’Algérie et de devenir ainsi.

Pourtant, dès le début de la réunion, rien ne permet de penser que l’Algérie progressiste et révolutionnaire du FLN était, comme tendent à le suggérer les récits de l’époque, l’ennemi numéro un des États-Unis en Afrique du Nord. Les deux politiciens semblent rivaliser d’une bienveillance qui cherche à éviter le moindre malentendu. Ils ont un intérêt évident à attirer l’adversaire sur leur propre terrain mais sans que cela puisse ternir une relation dont ni l’un ni l’autre ne se plaint, bien au contraire.

Kissinger lui-même souligne que l’Algérie est un pays dans lequel les Etats-Unis ont de nombreux intérêts et reconnaît que les deux gouvernements entretiennent une relation « très positive ». En effet, il remercie Bouteflika pour la coopération algérienne dans le domaine politique en relation avec le Moyen-Orient. De son côté, le ministre algérien de l’époque est d’accord avec lui et ajoute à ces éléments la « formidable coopération » qui existait apparemment aussi déjà dans le domaine économique. Si l’on se fie à ce texte, l’Algérie et les États-Unis n’étaient pas si éloignés, même si, oui, aucun d’eux n’avait intérêt à le rendre trop visible.

L’obsession de la guerre froide attribuée à juste titre à Kissinger apparaît dans l’échange d’opinions que les deux ont eu par rapport au conflit en Angola. Pas une trace, en revanche, quand on parle de la question saharienne, deuxième sujet abordé lors de la rencontre. La première chose que fit Kissinger en abordant cette question fut de se présenter devant Bouteflika pour l’assurer que, de Washington, aucune pression n’avait été exercée sur l’Espagne et que, même, une tentative avait été faite pour dissuader le roi Hassan du Maroc d’autoriser les Verts à March le 6 novembre n’est pas entré dans le Sahara espagnol.

Lorsqu’il explique les raisons de la non-opposition américaine à l’invasion, Kissinger insiste beaucoup sur le fait de ne pas interpréter sa position comme un soutien au Maroc mais plutôt comme une attitude neutre. Mais surtout, il se démène pour que l’attitude « neutre » de son gouvernement ne soit pas interprétée comme un geste anti-algérien. Il tente aussi de se justifier par la supposée ambiguïté de l’avis du Tribunal de La Haye, le peu d’intérêt des États-Unis pour le Sahara ou les doutes qui l’empêchent de voir que l’affaire relève d’une « question de principes », comme le prétend Bouteflika, al Comparez-le à la question palestinienne.

De son côté, avec beaucoup de bienveillance, Buteflika démonte ces arguments et propose de défendre une solution qui passe par la tenue d’un référendum d’autodétermination dans lequel les Sahraouis pourraient décider librement de leur avenir. Ce passage explique que lorsque l’organisation d’Assange a posté ce câble sur son site, certains analystes pro-annexionnistes se sont mis en colère contre la prétendue déloyauté de Bouteflika (aux intérêts alaouites) lorsqu’il a abordé le conflit sahraoui. Même si, probablement, ce qui les a le plus blessés à la lecture de cette partie du résumé diplomatique, c’est que Kissinger, en principe, ne s’est pas opposé à la proposition de Bouteflika et a promis de réfléchir à la solution référendaire.

Texte du document :

RELATIONS ÉTRANGÈRES DES ÉTATS-UNIS, 1969-1976, VOLUME E-9, PARTIE 1, DOCUMENTS SUR L’AFRIQUE DU NORD, 1973-1976
110. Mémoire de conversation 1
Paris, December 17, 1975, 8:05–9:25 a.m.
PARTICIPANTS
Abdelaziz Bouteflika , ministre des Affaires étrangères de l’Algérie
Mohamed Bedjaoui, ambassadeur d’Algérie en France
, assistant de Bouteflika
Dr Henry A. Kissinger , secrétaire d’État
Isa Sabbagh, PAO, Amembassy Jidda
Peter W. Rodman , personnel du NSC
SUJETS
CIEC, Sahara espagnol, Angola, Moyen-Orient
[Omis ici est la discussion du CIEC.]

Sahara espagnol

Kissinger : Parlons du Sahara. Vous devez savoir que nous ne mettons aucune pression sur l’Espagne pour une solution particulière. En fait, nous avons tenté de dissuader le roi [Hassan] d’entrer.

Avez-vous entendu ce que Moynihan a dit ? Il a dit que si les Russes prenaient le contrôle du Sahara, il y aurait bientôt une pénurie de sable. [Rire]

Nous voulons franchement rester en dehors de la question du Sahara. Ce n’est pas une posture héroïque.

[Page 298]
Bouteflika : Je pense que si nous voulons aborder le problème correctement, nous sommes obligés de parler franchement, et directement. Le problème du Sahara est un précédent pour le monde et c’est un problème important aussi pour le Moyen-Orient.

Kissinger : Pourquoi pour le Moyen-Orient ?

Bouteflika : S’il y a un accord entre l’Egypte, la Syrie, la Jordanie et Israël, pensez-vous aussi que le monde arabe abandonnerait les Palestiniens ? C’est le même problème. Vous ne pouvez pas abandonner le peuple du Sahara, ou plus le peuple de la Namibie.

Nous avons le Maroc et la Mauritanie impliqués, et ils essaient de le régler. Maintenant, il y a une décision de la Cour internationale de justice.

Kissinger : C’était ambigu.

Bouteflika : Non, il a examiné en détail le dossier de chaque partie et s’est prononcé pour la seule solution pacifique.

Kissinger : Je ne sais pas ce que signifie l’autodétermination pour le Sahara. Je peux le comprendre pour les Palestiniens, mais c’est un problème légèrement différent.

Bouteflika : La population du Qatar n’est plus importante.

Kissinger : Mais ils avaient un cheikh. Ils avaient un État indépendant.

Bouteflika : Mais ils peuvent aussi être indépendants. Avez-vous été à Dubaï?

Kissinger : Non. Parce que nos agents de sécurité pensent que mon accueil serait trop enthousiaste. Ils ne me laisseront pas. [Rire]

Bouteflika : Je ne pense pas que les deux camps, ceux qui vous ont encouragé ou ceux qui vous ont découragé, aient le droit de le faire. Ce sont des pays qui méritent d’être vus.

Kissinger : Que va-t-il se passer au Sahara ?

Bouteflika : Je voudrais voir si vous pouviez envisager de proposer une solution, car c’est important.

Kissinger : Quelle solution ?

Bouteflika : Il n’y a qu’un seul type de solution. C’est un problème de principe. Il pourrait y avoir un référendum, et l’Algérie accepterait les résultats du référendum. S’ils veulent être avec le Maroc ou avec la Mauritanie, l’Algérie n’aura aucun problème. Ou être indépendant.

Kissinger : Le référendum peut-il avoir lieu pendant que les Marocains sont là ?

Bouteflika : Il faudrait qu’il y ait des garanties. Il ne peut pas y avoir de référendum à la baïonnette. Ils auraient pu le faire sous les Espagnols, car ils partaient.

Kissinger : Les mauritaniens sont là aussi. L’ont-ils partagé moitié-moitié?

[Page 299]
Bouteflika : Peut-être moitié-moitié, mais il y a plusieurs aspects du problème. Pêche. Il y a le problème politique et le problème économique et le problème de la souveraineté.

Il est absolument exclu que le Maroc ne suive ni la CIJ ni l’ONU. La Côte d’Ivoire ne peut pas juger juste. L’un des juges de la CIJ a déclaré qu’il s’agissait d’une question de solidarité monarchique. Il m’a dit. A La Haye.

Kissinger : Une des rares instances internationales que vous ne dominez pas.

Bouteflika : C’est pareil pour les USA !

Kissinger : Je le répète, nous n’avons aucun intérêt dans le problème en tant que tel.

Bouteflika : Mais toi, tu devrais le regarder.

Kissinger : Pourquoi ?

Bouteflika : Parce que vous travaillez avec une grande subtilité. Je dois vous dire franchement—peut-être que ce n’était pas de vous.

Kissinger : C’est toi qui l’as fait.

Bouteflika : Votre position était une position de principe, elle était très claire. Votre presse — Newsweek, le New York Times — a été très objective sur le problème. Et nous constatons que les États-Unis auraient pu arrêter la Marche verte. Les États-Unis auraient pu l’arrêter ou le favoriser.

Kissinger : Ce n’est pas vrai.

Bouteflika : Nous pensons au contraire que la France a joué un rôle grossier. Il n’y avait aucune délicatesse, aucune subtilité. Bourguiba, Senghor, ils ont essayé d’utiliser ce qui restait d’influence à la France. Bongo. Aucune finesse, aucune recherche.

Je ne sais pas si cela correspond à votre situation. Mais il y a des sentiments, et nous avons été très touchés car nous pensions que c’était une position anti-algérienne.

Kissinger : Nous n’avons pas de position anti-algérienne. La seule question était de savoir combien investir. Empêcher la Marche verte aurait signifié nuire complètement à nos relations avec le Maroc, en fait un embargo.

Bouteflika : Vous auriez pu le faire. Vous pourriez arrêter l’aide économique et l’aide militaire.

Kissinger : Mais cela aurait signifié ruiner complètement nos relations avec le Maroc.

Bouteflika : Non. Le roi du Maroc ne serait pas allé chez les Soviétiques.

Kissinger : Mais nous ne nous intéressons pas tellement au Sahara.

Bouteflika : Mais vous avez des intérêts en Espagne, et au Maroc.

Kissinger : Et en Algérie.

[Page 300]
Bouteflika : Et vous en avez préféré un.

Kissinger : Je ne pense pas que nous ayons favorisé un côté. Nous avons essayé de rester en dehors de ça.

Bouteflika : Votre rôle ne pouvait jamais être marginal ou dénué d’intérêt parce qu’évidemment il y avait une coopération militaire avec le Maroc, donc, étant donné cela, vous ne pouviez pas être neutre entre le Maroc et l’Algérie. Je comprends donc que vous deviez être, ou sembler être, en faveur du Maroc, à cause de cela.

Kissinger : [A Sabbagh, qui interprète] Mais ce dont le ministre des affaires étrangères se plaint, c’est que nous n’avons pas favorisé l’Algérie. Pour prendre sa position, il aurait fallu inverser complètement les positions.

Bouteflika : Il aurait peut-être été facile de partir du principe d’autodétermination. Maintenant, nous avons un voisin qui a des frontières mobiles, avec la Mauritanie, avec le Niger et avec l’Algérie. Déplacement des frontières. Après 10 ans. Nous en sommes venus à accepter la Mauritanie dans la région. Si le Maroc l’occupe avec un minimum de légalité, c’est un précédent significatif. Si dans la région il y a ce précédent de frontières brisées, il y a risque de conflit. Il n’est pas trop tard pour vous aider à trouver une solution. Il faudrait qu’il ait le maximum de garanties de l’ ONUpour un référendum, et l’Algérie l’accepterait. Ni la CIJ ni l’ ONU n’ont reconnu les droits du Maroc ou de la Mauritanie.

Kissinger : Laissez-moi réfléchir et je vous contacterai par l’intermédiaire de notre ambassadeur.

Quand allez-vous nous envoyer un ambassadeur à Washington ?

Bouteflika : Effectivement votre remarque est pertinente. Au début de l’année, nous désignerons quelqu’un. Je pense sincèrement qu’il est dans notre intérêt de choisir quelqu’un d’approprié. Je vais résoudre le problème très, très rapidement.

Kissinger : Ce serait utile si nous avions quelqu’un à Washington.

Bouteflika : Je veux trouver quelqu’un d’assez grand pour s’adapter à ce poste.

Kissinger : Il sera bien reçu à Washington.

Bouteflika : C’est ainsi que nous y pensons, Dr Kissinger , et nous avons établi un rapport si merveilleux basé sur la coopération, et dans le domaine économique, nous avons établi une coopération formidable que nous n’oublierons jamais. Dans le domaine politique, au Moyen-Orient, le Dr Kissinger n’a rien à redire.

Kissinger : Non, vous avez été très utile.

Bouteflika : Si vous aviez un problème avec Cuba ou le Vietnam ou le Cambodge, nous serions très heureux, discrètement. . . .

Kissinger : Nos gens de l’ONU ne comprennent pas toujours notre relation. Mais je reconnais que nous avons eu une relation très positive, que j’apprécie.

[Page 301]
Bouteflika : Je répète et souligne que nous sommes de vrais amis. Nous n’avons rien à cacher; nous ne manœuvrons pas. Juste ce geste que nous sommes ici à table comme vos invités l’indiquent. Vous auriez pu dire : « Allons quelque part dans un coin.

Kissinger : Exactement. Permettez-moi d’examiner la question d’un référendum. Surtout s’il n’exige pas de retrait avant un référendum.

Bouteflika : Oui, vous avez dit à condition que le retrait ne soit pas un facteur. Mais il faut aussi qu’il y ait suffisamment de garanties solides pour que le peuple puisse décider librement. Vous savez que les assassinats peuvent être monnaie courante.

Nous ne voulons pas qu’il reste de problème. Génocide.

Kissinger : Au Sahara ?

Bouteflika : Je suis tout à fait positif. C’est un problème d’intérêts. Je ne sais pas pourquoi la Mauritanie veut des frontières comme ça ou pourquoi l’Algérie doit avoir peur. Ce n’est pas sain. Si le Maroc et la Mauritanie se partagent, ce n’est pas de la politique.

Kissinger : Nous n’avons pas joué un rôle très actif. Parce qu’on a assez de problèmes sans en prendre de nouveaux. Mais je vais me renseigner et je vous contacterai.

Bouteflika : Pensez-y.

Kissinger : Je vais y réfléchir.

Bouteflika : Je ne pense pas que vous souhaitiez un nouvel Etat dans la région.

Kissinger : Si cela s’était développé, nous l’aurions accepté. Guinée Bissau, Cap Vert, nous avons accepté.

Bouteflika : Il y a une grande richesse là-bas. Dans 10 ou 12 ans, ce sera le Koweït de la région.

Kissinger : Mais nous ne nous y sommes pas opposés. Nous n’avions aucun intérêt particulier.

Bouteflika : L’équilibre pour lequel nous avons travaillé dans la région, il est important qu’il soit maintenu. Je n’ai pas l’impression que dans la région vos intérêts coïncident avec le désordre.

Kissinger : Je suis d’accord avec toi.

Bouteflika : J’ai été étonné de voir la France et la Tunisie travailler ensemble comme des « puissances méditerranéennes ». Avec les problèmes du Moyen-Orient et de Chypre, avec les problèmes existant au Maghreb, parler de la Méditerranée, c’est être optimiste.

Kissinger : Nous étions essentiellement inactifs. Nous ne faisions pas grand-chose de part et d’autre. Nous ne vous avons pas aidé, mais pas le Maroc non plus.

Bouteflika : Au Proche-Orient, vous avez vu la situation d’occupation de territoire, de fait accompli, et tout le monde parle de négociations. Si vous parlez avec les Mauritaniens, il n’y a aucune raison de défier la décision de la CIJ . Il n’y a aucune raison de se méfier de la décision de la CIJ . C’était la Côte d’Ivoire et d’autres.

[Page 302]
J’ajouterais ceci. Quels que soient les éléments favorables au Maroc, ils ont été désintoxiqués après la décision de la CIJ . C’était une sorte de mystification.

Kissinger : Laissez-moi réfléchir à ce qui peut être fait si quelque chose peut être fait. Je vais y penser. Je n’aime jamais promettre quelque chose que je ne peux pas faire.

Bouteflika : Si vous le pouvez.

[Omis ici est la discussion sur l’Angola et le Moyen-Orient.]

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Résumé : Kissinger et Bouteflika ont discuté du rôle des États-Unis dans la crise du Sahara espagnol. Bouteflika a demandé à Kissinger de s’impliquer davantage et d’exercer une plus grande pression sur le Maroc pour qu’il accepte un référendum de l’ONU sur le sort de la région et de ses habitants.

Source : Bibliothèque du Congrès, Division des manuscrits, Kissinger Papers, Box CL 101, Geopolitical Files, Algérie, septembre-décembre 1975. Secret ; Nodis . Toutes les parenthèses sont dans l’original sauf celles indiquant du texte omis par les éditeurs. La rencontre a eu lieu dans la résidence de l’ambassadeur américain. Kissinger était à Paris pour assister à la Conférence sur la coopération économique internationale.

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