Yasmina Khadra: « L’Algérie refuse crânement de couler »

Je n’avais jamais vu mon père aussi heureux. Il ne le sera jamais autant, après. Ses yeux étincelaient de mille feux d’artifices. Ses jambes avaient du mal à le porter. Je le croyais ivre, et il l’était. Il était ivre d’un bonheur que me le rendait presque inquiétant. « Nous sommes libres », haletait-il en chancelant. Ma mère courut lui apporter un verre d’eau qu’il repoussa. Alors, elle l’en aspergea pour qu’il se reprenne. Mais comment peut-on se reprendre lorsque, d’un coup, l’horizon de toutes les promesses vous ouvre ses bras ? C’était le 5 juillet 1962.

L’Algérie indépendante venait de naître au forceps, après tant de convulsions tragiques, de larmes et de sang. Je n’étais qu’un enfant, ce jour-là. Je ne comprenais pas grand-chose au tohu bohu qui s’était déclaré dans les rues alentour, mais je savais que l’euphorie en train de s’emparer de la ville me concernait, moi, en premier. J’étais l’enfant d’une nouvelle ère, l’enfant des prières exaucées. Je me souviens, mon père était monté sur la terrasse et s’était mis à tirer en l’air avec sa carabine. Chaque détonation faisait rentrer d’un cran mon cou dans mes épaules. Ensuite, nous avions rejoint la foule en liesse sur le boulevard. Casablanca tonitruait de youyous, de klaxons, de vacarmes assourdissants. Mon père sautillait sur sa jambe endommagée. (Blessé lors d’un accrochage avec une patrouille de l’armée française en 1958, mon père avait été évacué sur un hôpital en Bulgarie avant d’être muté à la base-arrière de l’ALN au Maroc.) Soudain, il jeta sa béquille sur la chaussée, prit ma mère par la taille et se mit à tournoyer avec elle. J’ignore pourquoi j’avais éclaté en sanglots. Peut-être avais-je cru que le monde était devenu fou.

Ma mère exigea que l’on rentre au pays sans tarder. Sa tribu lui manquait. Elle ne savait pas qui, des siens, avait survécu à la guerre et qui n’était plus. Mon père, officier, renonça à la promotion d’attaché militaire et mit le cap sur Oran. Nous retrouvâmes notre pays comme des orphelins rendus à leurs parents. Oran était belle comme le sourire de nos héros. Il y avait du rêve en vrac dans le regard des badauds. Si les murs gardaient encore les traces des mitrailles, les fenêtres avaient fait « vitre » neuve et se voulaient aussi généreuses que les devantures des magasins. Tout était enchantement, à l’époque. Le fantasme le plus improbable réclamait sa part de légitimité. On était partis pour ne rien se refuser, certains de cueillir mille soleils dans chaque verger.

Il n’y a pas plus émouvant que la naïveté d’un enfant qui s’éveille aux beautés du monde et la foi d’un peuple qui renaît de ses cendres après quatre mille ans d’enfer. Nous étions, peuple d’Algérie, preneurs de n’importe quel serment, de n’importe quel défi aussi improbable soit-il. Comment ne pas croire au miracle lorsqu’on l’incarne !

Puis, il y eut le coup d’état du 19 juin 1965. Une question taraudait les esprits : pourquoi ?… Les frères d’armes d’hier ne se reconnaissaient plus. Des chars étaient de nouveau dans les rues. Les arrestations rouvraient les frayeurs comme le couteau dans la plaie que l’on croyait cicatrisée. Etait-ce le cauchemar qui nous rattrapait ? Cependant, notre foi en notre patrie refusait de renoncer à ses idéaux et nous avions pardonné aux putschistes avant de finir par les vénérer. Nous avions besoin d’idoles, de guides car nous ne savions pas quoi faire de cette chose qu’on appelait « liberté » et qui n’avait de cesse de surenchérir en dépit de la pauvreté de nos repères.

Aujourd’hui, soixante ans plus tard, nous continuons de chercher nos repères. Nous avons tout subi, la vacherie des slogans creux, la tyrannie par moments, l’exclusion par endroits, le terrorisme, nous avons touché le fond, connu l’humiliation, l’injustice, la spoliation, les gouvernements voyoucratiques, la démagogie assassine, l’une des corruptions les plus ahurissantes, exercée comme une seconde nature à tous les niveaux, du portier au directeur, du guichetier au ministre; chaque jour, nous assistons, impuissants et encombrants à la fois, à la fuite éperdue de nos enfants, de nos cadres, de nos élites qui ont choisi l’exil à la déréliction, de repartir de zéro malgré tant de sacrifices, tant de diplômes et tant de patience, mais, au fond de nous, subsiste encore, semblable à une braise récalcitrante, cette brûlure qui nous interdit d’être insensibles au naufrage de notre patrie et de croire que tout est perdu.

Nous sommes le peuple-boomerang. Le sort nous catapulterait à travers mille déconvenues que nous finirions par retourner chez nous fleurir nos monuments, renouer avec le serment fait à nos morts et nous reprendre en mains afin que naisse, sur le bassin méditerranéen, un joyau nommé Algérie. Nous sommes le peuple-saumon, les vertiges abyssaux, la féerie des coraux, le clinquant illusoire, l’espace infinie des océans ne sauront guère nous détourner de notre source natale et aucun torrent ne nous empêchera de remonter à contre-courant jusqu’au coeur de notre patrie.

Certes, beaucoup reste à faire après tant de gâchis. Les mentalités sont polluées, l’école et l’université sont quasiment sinistrées, la médiocrité continue de gangréner les secteurs névralgiques de la nation. Plus personne ne croit en personne ni en un idéal, et c’est tout à fait normal après six décennies de mensonges, de népotisme et de clochardisation idéologique. Aucun peuple ne pourrait rester lui-même s’il venait à subir ce que les Algériens ont subi. Mais il arrive, parfois, aux forêts de survivre aux incendies et à la flore que faire d’un terrain vague un jardin d’éden. Il sera ainsi pour l’Algérie, j’en suis absolument convaincu. Maintenant que nous avons touché le fond, et creusé encore et encore, nous sommes obligés d’admettre que notre salut n’est pas là où nous creusons, mais là où il va nous falloir ériger.

Nous avions presque atteint ce rêve avec le Hirak, sauf que nos objectifs ne convergeaient pas et ce qui devait nous unir nous a misérablement disloqués. Avons-nous retenu la leçon ? Je l’ignore; ce dont je suis certain est que si nous avons survécu au terrorisme et aux manœuvres scélérates de vingt ans de règne mafieux, ce n’est point un hasard, mais notre destin.

Aujourd’hui, on parle d’une ère nouvelle, d’une Algérie guérie de ses vieux démons. Je ne demande qu’à le croire, en dépit d’un manque flagrant de projet de société, d’ une gestion catastrophique tous azimuts, des arrestations aussi arbitraires qu’absurdes qui frappent de simples facebookers pleins de rêves pour un pays qui prend l’eau de toute part et qui refuse crânement de couler. J’espère que la raison triomphera bientôt, même si la sagesse est une vertu qui a déserté depuis longtemps cette fantastique terre numide, vivier de tous les espoirs et de tous les paradoxes.

Yasmina Khadra
Journal du Dimanche
03 juillet 2022