Quo Vadis Europe ?, par Josep Borrell

Josep Borrell*

HR/VP Blog – Chaque année depuis 2001, j’organise un cours d’été nommé « Quo vadis Europa ? » à l’Université Internationale Menendez Pelayo à Santander en Espagne. L’agression de la Russie contre l’Ukraine et ses nombreuses conséquences ont bien sûr été au centre de ce séminaire cette année. Tout au long de la semaine, nous avons discuté de la manière dont l’UE pourrait, dans ce contexte difficile, renforcer son efficacité et concrétiser ses ambitions d’acteur géopolitique.

Ce séminaire est pour moi l’occasion de prendre du recul par rapport aux crises immédiates qui requièrent habituellement toute mon attention au cours de l’année et de réfléchir aux principaux enjeux de la politique étrangère de l’UE avec d’éminents spécialistes dans leurs domaines respectifs. Cela aide à déterminer ce que nous pouvons faire de mieux pour y remédier.

Ce séminaire se déroule dans un ancien palais royal transformé en université par la République Espagnole en 1932, il y a 90 ans. Ce n’est pas un exercice à huis clos, réservé à quelques personnes triées sur le volet. Il rassemble une centaine de personnes de tous âges et conditions. Les conférenciers sont internationaux et divers, y compris des décideurs politiques, des chercheurs de groupes de réflexion, des universitaires et des journalistes. Je souhaite mettre ces débats à la disposition de tous ceux qui souhaitent comprendre les défis et les choix auxquels l’UE est confrontée dans sa politique étrangère. C’est la raison pour laquelle je présente ici mes principales conclusions des tables rondes que nous avons eues, donnant accès aux vidéos correspondantes pour ceux qui souhaitent consulter l’intégralité des débats.

Alimentation, énergie, dette : la triple crise qui domine le monde

Nous avons ouvert ce séminaire par un dialogue entre Sylvie Kaufmann, directrice de la rédaction du Monde en France, et moi-même sur les grands enjeux de la période actuelle pour l’Europe. J’ai souligné la nécessité pour nous d’être plus flexibles et résilients pour faire face à des scénarios imprévus. En tant qu’UE, nous devons utiliser moins de vœux pieux et être plus conscients de la dynamique politique du pouvoir qui domine le monde d’aujourd’hui. Nous devons être capables de façonner les événements et de nous doter des moyens nécessaires au lieu de répondre principalement aux décisions des autres. À cet égard, j’ai développé l’analyse de la triple crise qui domine actuellement le débat mondial – de l’alimentation, de l’énergie et de la dette – et ce que nous devons faire pour y faire face.

Dans la guerre actuelle contre l’Ukraine, les Européens ont pu compter sur l’engagement massif des États-Unis, mais nous ne pouvons pas nous permettre de dépendre autant des autres pour notre défense et notre sécurité à l’avenir.

Avec Nathalie Loiseau, présidente de la commission sécurité et défense du Parlement européen et Jana Puglierin directrice du bureau berlinois du European Council on Foreign Relations, nous avons évoqué la situation et l’avenir de la défense européenne dans le contexte de la guerre de Poutine. Il était clair pour tous les participants à ce panel que la défense européenne est trop faible. Dans la guerre actuelle, nous avons pu compter sur l’engagement massif des États-Unis, mais les menaces extérieures persisteront et nous ne pouvons pas nous permettre de dépendre autant des autres pour notre défense et notre sécurité à l’avenir. Nous devons dépenser plus pour notre défense mais surtout dépenser mieux , en coordonnant nos efforts pour rattraper les capacités manquantes et en standardisant nos équipements pour pouvoir les développer en commun et éviter les doublons.

Nous avons poursuivi avec la journaliste Catherine Belton, auteur du livre Poutine’s People, Carmen Claudin, du CIDOB à Barcelone et Andrei Kolesnikov, du Carnegie Center à Moscou pour comprendre la dynamique en Russie et la nature de la menace posée par Poutine à l’Europe. Il était clair pour tous les participants que l’hostilité du régime de Poutine envers l’UE et nos valeurs démocratiques était le résultat d’une dynamique de longue date basée sur l’autoritarisme, un désir de vengeance et une vision du monde impérialiste. Pour défendre l’existence même de l’UE démocratique et les principes fondamentaux de l’ordre international, nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser gagner en Ukraine. Cependant, il était également clair qu’à ce stade, en raison notamment de son contrôle étroit de l’information, Poutine bénéficie encore d’un soutien assez large au sein de la société russe, même si la solidité de ce soutien ne doit pas être surestimée.

Pour défendre l’existence même de l’UE démocratique et les principes fondamentaux de l’ordre international, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser Poutine gagner en Ukraine.

Avec Mikko Huotari, de l’Institut Mercator de Berlin, Susana Malcorra, ancienne ministre des Affaires étrangères de l’Argentine et Jose Antonio Sanahuja, directeur de la Carolina Fundacion à Madrid, nous avons discuté de la situation en Chine et du lien Chine-Russie et en même temps de la dynamiques à l’œuvre dans ce que l’on appelle le « Global South ». Bien qu’il existe de nombreuses différences avec la période de la « guerre froide », en raison de la forte interdépendance économique entre la Chine et l’Occident, il ne faut pas sous-estimer les effets de la volonté de « découplage » tant du côté de la Chine que des États-Unis. De plus, l’alliance Chine-Russie semble solide, la Chine étant de plus en plus l’acteur le plus fort. Comme pour le reste du monde, les effets des vieux ressentiments anti-impérialistes et anticolonialistes restent puissants. Ils ont été renforcés pendant la pandémie par la perception que les pays développés étaient perçus comme essayant de stocker des vaccins et comme ne faisant pas tout ce qu’ils pouvaient pour aider les pays du Sud à faire face au COVID-19. Nous avons clairement beaucoup de travail à faire pour convaincre les populations et les gouvernements des pays du Sud.

L’UE n’est pas bien équipée pour la « bataille des récits » mondiale
Lors de la session suivante, Hans Kribbe, consultant politique et auteur de The Strong Men et Jaume Duch, directeur général de la communication au Parlement européen, ont discuté de la « bataille mondiale des récits » en cours. Tous deux ont souligné que l’UE n’est actuellement pas très bien équipée pour mener cette bataille. Les temps ont changé et l’attrait des valeurs démocratiques n’est plus universellement répandu : les États autoritaires ont réussi à construire et à « vendre » un récit alternatif. Nous devons mieux comprendre les inquiétudes et les critiques des autres et clarifier le récit que nous voulons diffuser. Nous devons faire nos devoirs pour définir plus clairement quel type de monde nous voulons construire et le rôle que l’Europe veut y occuper.

Mon collègue, le commissaire Breton, nous a ensuite fait l’honneur de venir discuter de la bataille mondiale pour l’hégémonie technologique. Il a dressé un panorama complet des enjeux auxquels nous sommes confrontés en termes de dépendance externe vis-à-vis des semi-conducteurs et des hautes technologies mais aussi vis-à-vis de l’énergie et des matières premières, soulignant l’importance de sécuriser et de diversifier nos chaînes d’approvisionnement. Mais il a aussi voulu rassurer les Européens sur notre potentiel dans le high-tech, non seulement en termes de régulation du fait de la taille de notre marché, mais aussi en termes de recherche et développement et de capacité industrielle. Un exemple clair est la façon dont nous avons géré les vaccins COVID-19 pendant la pandémie, devenant le principal producteur et exportateur de vaccins au monde. Mais même dans le domaine des semi-conducteurs, où nous ne produison s que 10 % de nos besoins en Europe, nous pouvons réussir à inverser la tendance. Par exemple, ASML, qui est le principal fournisseur d’équipements pour les usines de semi-conducteurs, est une société néerlandaise.

L’autonomie stratégique ne consiste pas à s’isoler et à essayer de tout produire en Europe, mais à se donner les moyens de discuter en position de force avec nos partenaires étrangers.

Il ne s’agit pas de s’isoler et d’essayer de tout produire en Europe, mais d’être moins naïf et de se donner les moyens de discuter en position de force avec nos partenaires étrangers. Anne Marie Engtoft, ambassadrice du gouvernement danois pour la technologie, et Tyson Barker, de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik allemande, ont discuté de ces questions avec Thierry Breton.

Énergie et climat : rendre compatibles les politiques de court et de long terme

Lors de la session suivante, nous avons discuté des défis urgents en matière d’énergie et de climat avec Cristina Narbona, première vice-présidente du Sénat espagnol et Cristina Lobillo, directrice de la politique énergétique à la Commission européenne. Nous devons faire face aux crises immédiates du prix excessivement élevé du gaz et de l’électricité et nous préparer à passer l’hiver, car la Russie utilise clairement ses exportations d’énergie comme une arme. Cependant, dans le même temps, nous devons également faire face à l’urgence climatique, qui a entraîné cet été d’intenses vagues de chaleur et de sécheresse. Les deux crises montrent le prix que nous payons maintenant pour avoir retardé la transition énergétique. Nous devons donc appuyer sur l’accélérateur, en utilisant au mieux le cadre politique de l’UE et ses outils financiers, y compris Next Generation EU.

Nous avons évoqué l’éventail des mesures nécessaires en matière de diversification, d’énergies renouvelables, d’économies et d’efficacité, telles qu’énoncées dans le plan RePower EU. Nous avons également examiné les aspects à plus long terme, y compris la façon dont nous pouvons forger des partenariats tournés vers l’avenir avec d’autres pays, par exemple sur l’hydrogène propre. En tant qu’UE, nous devons éviter que les choix faits pour faire face au court terme ne nous enferment dans de nouvelles dépendances à plus long terme, y compris en ce qui concerne les matériaux critiques dont nous avons besoin pour alimenter la transition verte.

La souveraineté signifie la capacité d’agir librement. Transférer des compétences à l’Union renforce la souveraineté des Européens car dans de nombreux domaines, ce n’est qu’ensemble que nous pourrons accroître ce pouvoir d’action.

Lors de la dernière session, Giorgio Anselmi, du Mouvement fédéraliste européen, et Guy Verhofstadt, membre du Parlement européen et coprésident de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, ont discuté de l’avenir de l’Union dans le contexte de la guerre contre l’Ukraine . Tous deux ont souligné que l’UE se trouve à nouveau à un tournant. Nous avons fait des progrès dans de nombreux domaines au cours des dernières décennies mais nous sommes encore trop fragiles, divisés et naïfs. Nos structures sont trop complexes et nos processus de décision sont trop longs. Guy Verhofstadt a souligné que l’Union européenne n’est clairement pas adaptée au XXIe siècle dans son état actuel. Notre forte dépendance au secteur High tech ainsi que notre difficulté à défendre nos valeurs et nos intérêts dans une nouvelle « ère des empires » montrent notamment l’urgence d’un nouveau saut quantique dans notre organisation interne. Pour ma part, j’ai souligné en conclusion que la souveraineté signifie la capacité d’agir librement. Transférer des compétences à l’Union renforce la souveraineté des Européens car dans de nombreux domaines, ce n’est qu’ensemble que nous pourrons accroître ce pouvoir d’action.

Beaucoup de « matière à réflexion »

Bref, ce séminaire m’a apporté beaucoup de « matière à réflexion », à la veille de notre rentrée informelle en Conseil des ministres des Affaires étrangères et de la Défense. J’espère que ce sera aussi le cas pour les lecteurs de ce blog : l’Europe ne peut vraiment devenir un acteur géopolitique majeur que si ses citoyens s’approprient ces enjeux mondiaux, certes complexes.

*Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité / Vice-président de la Commission européenne

Source : Blog de l’auteur, 29.08.2022