Maroc : Majesté, me voilà

En 2006, le quotidien marocain Libération publie une interview avec
Rachida Dati, qui faisait partie, à l’époque, de l’équipe de campagne de
Nicolas Sarkozy. Les mots que la Franco-Marocaine, encore peu connue, a
utilisés dans cet entretien sont un appel du pied adressé ouvertement au plus
haut niveau de l’État marocain : « Je regrette, disait-elle, que le Maroc ne
fasse pas appel à nous […]. J’ai toujours entendu dire au plus haut niveau de
l’État qu’on était les bienvenus et qu’on était des Marocains. Tant que ce
discours ne sera pas contredit, je continuerai à me battre pour mettre le pied
dans la porte de ce pays […]. Je me sers de mon carnet d’adresses. J’aide
aussi des Marocains résidant en France à régler certains problèmes. J’ai créé
le Club xxi e siècle avec des personnes d’origine maghrébine qui aident les
gens de très haut niveau à être visibles dans la société française […]. Je suis
toujours allée au Maroc en disant “on est votre première vitrine”. Peut-être
considèrent-ils [les pouvoirs politiques marocains] qu’on n’est pas assez
malléables. C’est dommage, ils se privent d’une vraie représentation. »

Au cours de ce voyage au Maroc, où elle avait exprimé son envie de «
mettre le pied dans la porte » du royaume, Dati était accompagnée d’Henri
Proglio, dont elle était très proche et qui fut, à l’époque, le patron de Veolia.
C’est lui qui, au cours d’une virée à Marrakech, l’a introduite au sérail de «
M6 » grâce à son amitié avec Khalil Binebine, un homme d’affaires vivant
entre New York, où il a fait fortune, et les îles Canaries. Khalil est aussi le
frère de l’écrivain et peintre Mahi Binebine, dont la proximité avec

Mohammed VI et ses « potes » est un secret de polichinelle. En avril 2007, à
la veille de l’élection de Nicolas Sarkozy, Henri Proglio s’est vu remettre
l’ordre du Ouissam alaouite, l’équivalent de la Légion d’honneur, par le
ministre des Affaires étrangères marocain de l’époque, Mohamed Benaïssa.
Un an plus tard, le groupe Veolia remporte un marché de 170 millions
d’euros visant la dépollution d’une partie du littoral atlantique et
l’assainissement du littoral aux alentours de la vallée de l’oued Bouregreg
séparant les villes de Rabat et Salé.

En mars 2009, le groupe français Veolia Transport remporte un autre grand
projet au Maroc : la gestion de tout le réseau d’autobus des villes de Rabat,

Salé et Témara (près de la capitale) pour une durée de quinze ans—.

Devenue garde des Sceaux à partir de mai 2007, Rachida est aussitôt perçue
par l’entourage royal comme un avocat potentiel du royaume au cœur de la
République. Son premier challenge a eu lieu le 22 octobre 2007, lors du
premier voyage officiel de Nicolas Sarkozy au Maroc. Accompagnant
l’ancien président, elle apprend à sa descente d’avion que le juge Patrick
Ramaël, qui instruisait l’affaire Ben Barka, vient de lancer cinq mandats
d’arrêt internationaux contre des hauts responsables marocains, dont deux
dignitaires du régime : le général Hosni Benslimane, actuel chef de la
gendarmerie royale et homme de confiance de Mohammed VI, et Abdelhak
Kadiri, ancien patron de la Direction générale des études et de la
documentation (le contre-espionnage marocain). Au moment des faits
(octobre 1965), Kadiri occupait le poste d’attaché militaire à l’ambassade du
Maroc en France.

Plus d’un demi-siècle après son enlèvement, l’énigme Ben Barka continue
d’assombrir, sporadiquement, le beau ciel des relations franco-marocaines.
Les faits remontent au 29 octobre 1965. Mehdi Ben Barka, figure tutélaire de
l’opposition, est au boulevard Saint-Germain et s’apprête à pousser le portail
de la brasserie Lipp, où il a rendez-vous avec un réalisateur français qui
prépare un documentaire sur le tiers-monde. Il est midi trente quand
l’opposant marocain est abordé par deux personnes. « Nous sommes de la
police française, lui disent-ils en présentant leurs cartes professionnelles.
Nous sommes là pour votre protection et nous devons vous accompagner
pour votre rendez-vous politique », ajoutent-ils. Ben Barka est mis en

confiance. Il monte avec eux dans une voiture. Il ne sera jamais revu, et son
corps jamais retrouvé.

En 2004, Patrick Ramaël est le huitième juge chargé de ce dossier devenu,
au fil des ans, un pavé de neuf tomes. Il reprend l’enquête depuis le début. Il
est persuadé que si la plupart des protagonistes ont disparu, les témoignages
de quelques survivants, qu’il a soigneusement identifiés, peuvent contribuer à
démêler les fils de cette affaire. Son enquête a pour leitmotiv une question
lancinante : où est le corps de Ben Barka ?

En 2005, Ramaël effectue un voyage à Rabat et demande à son homologue

marocain, le juge Jamal Serhane, de lui indiquer les adresses- du général
Hosni Benslimane et d’un certain Larbi Chtouki : c’est le grand fantôme de
l’affaire Ben Barka, mais un fantôme encore en vie. « Son vrai nom est
Miloud Tounsi et il serait l’un des personnages clés de l’opération
d’enlèvement, raconte Joseph Tuai, journaliste d’investigation à France 3. Il
n’est pas le seul, bien sûr, mais il serait parmi les synchronisateurs de toute
l’opération. Il faut faire vite parce qu’il est encore en vie et il habite à

Rabat—. »

« Il est vivant, renchérit le juge Ramaël. Il habite à Rabat, à quelques
centaines de mètres de l’avenue Ben Barka. Il sait plein de choses, et lui, il

n’a pas été invité par son pays à témoigner, à raconter ce qui s’est passé—. »

Pour le journaliste Joseph Tuai, qui enquête sur l’affaire depuis plus de
quinze ans, la tête de Ben Barka aurait été présentée au roi Hassan II au
lendemain de l’enlèvement, et aurait été ensuite enterrée au PF3 (le Point
fixe 3), un ancien centre de détention secret au cœur du Souissi, le quartier le
plus chic de Rabat. Aujourd’hui, ce centre est devenu un terrain vague
entouré d’une muraille infranchissable, dont l’accès est strictement interdit.
C’est dans ce lieu sinistre que trois des truands ayant participé à l’opération –
dont Georges Boucheseiche, le propriétaire de la villa où Ben Barka a été
conduit juste après son enlèvement – seraient enterrés. « Lorsque Hassan II
est informé de la mort de son célèbre opposant, il ne veut pas y croire ; il
aurait exigé une preuve : la tête de Ben Barka. Aujourd’hui, la seule personne
qui pourrait éclairer la justice sur le lieu où le corps de Ben Barka a pu être
enterré s’appelle Miloud Tounsi. Il est encore en vie », insiste le journaliste.

C’est donc un juge dépité qui lance, le jour de la visite de Sarkozy au
Maroc, son mandat d’arrêt international contre quatre hauts fonctionnaires
marocains (dont le général Hosni Benslimane), et un cinquième contre
Miloud Tounsi.

La lobbyiste du bled

Sarkozy et Dati sont furieux. Le roi annule un dîner officiel prévu le soir
même.

« Ils font ça contre moi parce que je suis chez moi !... » crie-t-elle devant
ses collaborateurs en promettant de ne « pas rester les bras croisés ». Elle
tient parole deux ans plus tard, peu avant son départ du gouvernement
Fillon II, et parvient à bloquer, le 23 juin 2009, la diffusion du mandat d’arrêt
lancé en 2007. Le juge Ramaël est hors de lui, mais reste déterminé.

« Ce mort aura la vie longue. Ce mort aura le dernier mot », écrivait à juste
titre le journaliste Daniel Guérin. Saura-t-on un jour la vérité sur l’une des
grandes énigmes politico-judiciaires de la V e République ? À quel niveau la
connivence entre l’État français et marocain se situe-t-elle ? Les
interrogations restent intactes cinquante-deux ans après les faits, malgré cette
lueur d’espoir tout à fait inattendue : le 2 mai 2017, quelques jours seulement
après le départ de François Hollande, la commission du secret-défense émet
un avis favorable pour la déclassification de 89 documents liés à l’affaire Ben
Barka. De quels documents s’agit-il exactement ? Difficile de le savoir avec
exactitude pour l’instant, mais il semblerait que ce ne soient pas les plus
déterminants pour la manifestation de la vérité. « Parmi les pièces que le juge
Ramaël voulait étudier figurait un document émanant du ministère de
l’Intérieur. Or la commission du secret-défense a, une nouvelle fois, émis,
dans le JO (Journal officiel ) du 5 mai 2017, un avis défavorable à sa
déclassification, arguant à nouveau que son “contenu est sans rapport
possible avec l’objet de l’information judiciaire” », note le quotidien La
Croix (11 mai 2017).

En 2010, Rachida Dati crée une société de conseil appelée la « Bourdonnais
consultants », alors qu’elle est députée européenne, et devient une lobbyiste
active du royaume. Elle est décorée la même année par le roi du Ouissam
alaouite. En juin 2011, elle qualifie les réformes constitutionnelles lancées
par le monarque, pour faire face au Printemps arabe, de « pionnières et



révolutionnaires ». Mais avec le temps, sa proximité avec l’entourage royal
évolue au-delà de la simple promotion. Dans un courriel adressé à l’actuel
conseiller du roi, Taïeb Fassi Fihri, datant du 13 novembre 2011 et révélé par
le haker Chris Coleman, Rachida Dati transmet un projet de question écrite
qu’elle compte adresser « à la Commission européenne en début de semaine
prochaine, concernant l’accord de pêche entre l’Union européenne et le
Maroc ». Le courriel est signé par Philip Kyle, l’attaché parlementaire de
Rachida Dati. « Elle continuera, par ailleurs, cette semaine à Strasbourg, à
rencontrer ses collègues députés européens pour les convaincre de voter
contre la recommandation de rejet du protocole d’accord 2011-2012 en
Commission parlementaire de la pêche la semaine suivante », précise encore
le courriel.
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