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«El Makhzen»… de Mahdi Boukhalfa : Portrait en plomb de la monarchie au Maroc
Par Farid Ainouche
Le journaliste Mahdi Boukhalfa vient de publier un nouveau livre. Cet ouvrage est différent de celui qu’il a écrit en 2021 sur un ton évocateur et mémoriel sur la «Cantera» et sur le Bab-El-Oued de son enfance et de jeunesse dans les années soixante et soixante-dix – avec des remontées dans l’histoire de ce quartier algérois mythique. Il se distingue également de «Khaouty, avancez l’arrière. Bons baisers d’Algérie», par lequel il a rassemblé, en 2022, sous le regard du journaliste de terrain et observateur de sa société quelques-unes de ses chroniques de presse qu’il a publiées entre 2015 et 2017 dans les différents journaux où il a travaillé. Il se rapproche davantage des textes de témoignage, d’information et d’analyse qu’il a publiés en 2019 sur le «Hirak, révolution du 22 février» puis en 2022, toujours sur le mouvement populaire pour le changement, «Sociologie d’une révolution inachevée». Il affiche, enfin, l’ambition de porter un regard sur l’histoire politique tourmentée du Maroc contemporain : du protectorat jusqu’à celui du roi Mohamed VI, en ayant une «focale» comme on dit aujourd’hui sur son père, le défunt monarque Hassan II qui aura marqué durant ses années de règne son pays d’une empreinte à la fois impitoyable et fascinante.
Sur son héritage, notamment répressif des revendications politiques, économiques et sociales au Maroc et, particulièrement, dans le Rif.
L’ouvrage est édité par la maison El Kobiya. Il est constitué de quatorze chapitres sans l’avant-propos, le prologue et l’épilogue : un texte de 280 pages dont le fil conducteur apparait dès son titre et ses deux sous-titres : «El Makhzen, Maroc retour aux années de plomb (D’El Khettabi, Ben Barka à Zefzafi», descendant d’une famille de militants et figure centrale de la contestation populaire dans le Rif en 2016-2017, torturé, condamné en 2019 à une peine de vingt ans de prison pour «atteinte à la sûreté de l’Etat».
Le récit qui porte également sur la question du Sahara occidental – une «plaie ouverte» – se caractérise par les avantages et les défauts de l’écriture journalistique et, celle en particulier, de l’agencier, le métier que l’auteur exerce depuis des décennies et qui l’a vu occuper le poste de correspondant de l’APS à Rabat dans le milieu des années 2000.
Les avantages sont qu’«El Makhzen», intitulé fortement suggestif de son contenu à charge sur le système monarchique marocain, regorge d’une somme d’informations historiques et factuelles sur les réalités socioéconomiques du royaume, sur de grands évènements vécus par le Maroc contemporain – de la période du protectorat jusqu’à l’arrivée au pouvoir du roi Mohamed VI – et le système tyrannique du Palais contre tous ses opposants. Les défauts sont ceux d’un pamphlet qui, en plus de quelques répétitions, reprend des faits le plus souvent connus sans l’effort de les soumettre à la réflexion et l’analyse d’un Maroc, certes inquiétant, très sombre par certains aspects, au pouvoir liberticide, mais qui n’est pas exclusif d’un Maghreb en mauvais état. D’où l’impression, peut-être voulue, d’un manque de distance et d’une énonciation militante ; mais à travers laquelle l’auteur court le risque de se voir taxé de faire du «Maroc bashing» en ces temps où la relation entre Alger et Rabat, rompu depuis août 2021, est propice dans une partie de notre presse à des attaques sans réel intérêt éditorial ni, à plus forte raison, pour le débat. Il n’empêche que le livre de Mahdi Boukhalfa, qui sera dans les librairies demain jeudi, reste d’une motivation louable et d’un abord aisé et utile.
Mahdi Boukhalfa, «El Makhzen, Maroc, retour aux années de plomb…», El Kobiya, Alger 2022
Reporters, 02 nov 2022
Mahdi Boukhalfa, journaliste et écrivain : «Avec Rabat, c’est jouer à la Roulette russe que de vouloir entretenir des relations politiques durables»
propos recueillis par Nordine Azzouz
Reporters : Vous avez été correspondant de l’APS à Rabat, on attendait de vous un livre sur le Maroc au moment où vous le quittiez, mais vous avez préféré attendre longtemps après. Pourquoi ?
Mahdi Boukhalfa : Sincèrement, à la fin de mon séjour professionnel au Maroc, où j’ai laissé beaucoup d’amis et de mélomanes du chaabi, de «fans» du MCA et de la JSK, je ne pensais pas que ma carrière basculerait vers l’écriture. Cela ne m’a jamais traversé l’esprit. Non, sincèrement, écrire un livre sur le Maroc, à la fin des années 2000, cela n’était pas dans mon agenda immédiat et particulier. Par contre, écrire quelque chose sur les relations algéro-marocaines, là, oui, j’y avais pensé. C’est durant les derniers jours à Rabat, plus exactement lors de ma dernière entrevue avec feu Larbi Belkheir, alors ambassadeur d’Algérie au Maroc. Durant les deux à trois années que j’ai passées avec lui dans l’ancienne capitale mérinide, une sorte de franche amitié s’était installée entre nous et nous évoquions dans nos longues conversations autant les dossiers politiques sensibles entre l’Algérie et le Maroc, que celui particulier des solutions.
Même à aller les chercher dans les étoiles, pour ouvrir la voie à une réconciliation – durable et sincère – entre les deux Etats. Cela sera-t-il un jour possible ?
Je ne sais pas. Toujours est-il que lors de notre avant-dernière rencontre dans son bureau de Rabat, sur les hauteurs du quartier diplomatique de Hassan, face à la nécropole de Chellah, j’avais proposé à l’ambassadeur d’Algérie «d’écrire ses mémoires», de mettre sur papier une riche carrière, politique et militaire. On disait, à tort ou à raison, qu’il était à la source de beaucoup d’initiatives de rapprochement entre l’Algérie et certains pays, dont la France socialiste, sous le mandat de François Mitterrand ; avec le Maroc au plus fort de l’ère glaciaire des années 1980, de chefs d’Etat arabes, dont Hosni Moubarak, avec lequel il avait fait dans les années 1960 l’école d’état-major soviétique de Frountze… ou Driss Basri, ministre de l’intérieur de Hassan II… Mais, il a répondu par la négative – en dépit de mon insistance – que le volet politique sensible ne sera jamais évoqué dans ces mémoires durant ses longues années de présence au plus haut sommet de l’Etat algérien. Sa réponse sibylline (sic) était étonnante ! Je la divulguerai dans mon prochain livre qui lui sera dédié, qui sortira si Dieu le veut, avant la fin de 2022 ou début 2023. Et l’idée donc d’écrire un livre n’avait pas le Maroc comme objectif, mais, bien sûr, le personnage de Larbi Belkheir, et, en particulier sa «mission» à Rabat, à un moment où tous les clignotants entre Alger et Rabat n’étaient pas au rouge, non, mais à l’orange. Autrement dit, on pouvait à la fois espérer des retrouvailles avec la fin de tous les compromis, y compris les dossiers qui fâchent avec au premier plan celui de la décolonisation au Sahara occidental ; comme constater une brusque détérioration de leurs relations. Tous les experts des grands dossiers du Maghreb contemporain vous diront qu’avec Rabat, ce sera jouer à la «Roulette russe» que de vouloir entretenir des relations politiques durables. On se rappelle le projet du Maghreb arabe du temps de Hassan II et Kadhafi, l’UMA… Des vœux pieux dans l’océan des incertitudes d’un Maghreb à l’arrêt. Le livre sur Larbi Belkheir est prêt, il faut juste quelques actualisations par rapport au Sommet arabe d’Alger ; mais il a été à plusieurs reprises revu, corrigé et sa parution retardée au gré des événements régionaux. Mon premier livre a été consacré au Hirak (La révolution du 22 février), qui a eu un écho très positif auprès du lectorat, et dont votre publication avait annoncé la parution. Et, cela est devenu une sorte de mécanique, écrire m’a donné une seconde jeunesse professionnelle. Je suis à mon dixième titre, et l’avant-dernier (Bab El Oued), après avoir connu un franc succès à Alger, a été primé dimanche 23 octobre comme Lauréat du prix du Savoir de la 10e JDMF 2022 à Paris. Une petite fierté personnelle pour le «peuple merveilleux» de Bab El Oued.
Avant d’ouvrir votre livre, on s’attend à un récit de votre seule expérience de journaliste – qui a dû être intéressante et pleine d’anecdotes – dans ce pays. Pourtant, vous avez opté pour une écriture de l’essai sur une longue période, d’El Khettabi à Zefzafi, à partir de faits qui sont connus. Un choix périlleux, non ?
Ecoutez, il y a la question particulière du respect des droits de l’Homme au Maroc, un pays éclaboussé par tant de violences et de crimes contre l’humanité durant le long règne de Hassan II. Avant que Gilles Perrault, sur dénonciation de la femme d’Abraham Serfaty et une enquête sur le terrain minutieuse – et périlleuse comme vous le dites – n’écrive son fameux «Notre Ami le Roi», personne en France, au Maroc comme au Maghreb et à Washington ne savait vraiment qu’il y avait des bagnes au Maroc. Que dans ce pays, les prisons étaient des bagnes construits sous terre, comme Tazmamart, Agdz, Kelaat M’gouna… Qui sait vraiment où est le corps de Mehdi Ben Barka, et les dizaines d’opposants disparus pendant les années de plomb, cette période terrible entre 1959 et 1999, c’est-à-dire avec la mort de Hassan II ? Avec l’arrivée de Mohamed VI, beaucoup de Marocains avaient espéré un réel changement, des réformes politiques qui mettent fin à l’hégémonie du Makhzen dans le traitement (politique) des affaires du pays, que la monarchie alaouite change de fusil d’épaule et laisse le peuple gouverner, comme cela se fait en Suède, en Belgique, aux Pays-Bas. Et M6 avait un moment joué au «roi des pauvres» avec la Moudawana en 2005, la clôture du sombre dossier des années de plomb avec la restitution des corps des disparus et enterrés dans des fosses communes durant les manifestations du pain de 1980 à Casablanca, Fès, Nador, Al Hoceima ou Koutama en 1984…
Tout le monde avait pensé que le pays avait tourné cette page sombre de son histoire, avec un roi qui se pavane sur les grands boulevards des grandes villes du pays à bord de ses «chars». Jusqu’à ce Printemps arabe en 2011, qui a montré la vraie nature du régime qui règne au Maroc : le Makhzen, un appendice administratif et politique de la monarchie marocaine. M6 a mis sous le boisseau ses promesses politiques, emprisonné les militants du mouvement du 20 février, embrigadé le parti islamiste du PJD et concocté une nouvelle Constitution. Résultat : le pays sombre de nouveau dans les années de plomb. La longue période revisitée par «El Makhzen, Maroc, retour aux années de plomb» est essentielle pour comprendre l’ouvrage. Dans ce pays, le citoyen marocain n’est jamais un véritable citoyen au sens que l’on donne dans les démocraties occidentales à ce terme. Un «sujet» serait plus juste, un «serf», également, car dans ce pays les droits de l’homme sont une simple marchandise que négocie le roi avec les partis politiques. Ni plus, ni moins, à mon sens.
A quel lecteur vous adressez-vous dans votre livre ?
Ce livre s’adresse à tous ceux qui veulent avoir un tant soit peu quelques repères sur le Maroc politique d’hier et d’aujourd’hui, sans prétention aucune, cependant, à être une œuvre pédagogique. C’est juste des événements factuels que j’ai rapportés par rapport à cette inquiétante réalité du retour des «années de plomb» au Maroc.
Qu’on se le dise, «El Makhzen» est un pamphlet anti-monarchie. Vous le publiez à l’heure où la relation entre Alger et Rabat est rompue depuis août 2021. Une coïncidence ?
Absolument pas ! Mais alors, pas du tout ! Avec mon éditeur, nous avions même décidé de ne pas le publier, alors qu’il était prêt, pour ne pas gêner, ici et là, l’organisation et la tenue du Sommet arabe d’Alger. Tout le monde est pour l’apaisement, et nous le sommes encore plus. Nous n’avons donc pas voulu être le grain de sable dans la machine. Mon pays a mis tous les moyens dont il dispose pour la réussite de cet important rendez-vous politique, comme il est partant pour un grand Maghreb des peuples. Malheureusement, les agendas politiques ici et là restent sur des trajectoires différentes… «El Makhzen» sera dès jeudi dans les librairies algéroises, et quelques exemplaires ont été déjà vendus mardi, à la veille du Sommet arabe, dès l’annonce de la composante de la délégation marocaine présente à ce sommet. Sinon, ce livre n’est pas aussi «anti-monarchie» qu’il est pour un Maroc débarrassé de «la Hogra» du Makhzen. Toute monarchie n’est pas mauvaise en soi, et vous avez des exemples vivants de par le monde. Mieux, le titre initial du document était «le roi oppresseur», pour montrer que le «roi des pauvres» du début du règne de M6 est devenu, après le Printemps arabe et la répression des jeunes du M20, le «roi oppresseur». Or, comme tout est réglé comme du papier à musique dans ce pays par le Makhzen, il était plus logique d’en attribuer le titre du livre. Si les Marocains, nos frères, sont satisfaits de leur «monarchie», Allah Ibarek, grand bien leur fasse… Ils sont chez eux. Dénoncer l’injustice au Maroc ou ailleurs, est-il en soi «anti-monarchie» ? Large débat…
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