Mali : « Bamako n’est pas hors de portée d’attaques de groupes djihadistes »

Les attaques djihadistes se multiplient au Mali et la nébuleuse d’Al-Qaïda au Sahel s’étend peu à peu vers le sud du pays. La récente attaque de la ville garnison de Kati, à seulement 15 kilomètres de Bamako, montre que les groupes islamistes montent en puissance et en capacité d’organisation. Au point de menacer Bamako ? Éléments de réponse avec Seidik Abba, journaliste et auteur du livre Mali-Sahel, notre Afghanistan à nous ?

TV5MONDE : en quoi l’attaque de Kati, la plus grande base militaire du Mali marque-t-elle un tournant ?

Seidik Abba : L’attaque de Kati est différente d’abord en raison du symbole. Kati c’est le cœur du pouvoir, c’est la deuxième place emblématique du pouvoir malien, avec le palais présidentiel de Koulouba, puisque c’est là que réside le président de transition, Assimi Goïta, ainsi que le ministre de la défense, Sadio Camara. C’est déjà totalement inédit que le pouvoir soit frappé en son cœur de cette façon. Cette attaque est inédite aussi en raison de sa complexité. Les terroristes l’ont soigneusement préparé, ils ont utilisé des véhicules bourrés d’explosifs, ils ont tiré une roquette… En termes de complexité et de montage de l’opération, Kati est totalement inédite.

Le troisième point c’est que Kati est à la périphérie de Bamako. Cela veut dire que la menace se rapproche de la capitale. Ce n’est pas une surprise en soi, puisque Bamako avait déjà été attaquée en 2015 et 2017. Mais depuis le changement de régime, c’est la première fois que la menace approche d’aussi près Bamako, alors même que le discours officiel est de dire qu’avec l’arrivée des Russes et du groupe Wagner les militaires maliens ont repris du terrain et inversé le rapport de force. Si vous mettez tout cela bout à bout, cela confère un caractère exceptionnel à cette attaque.

C’est aussi une démonstration que les groupes djihadistes peuvent frapper là où ils veulent, y compris dans Bamako. S’ils ont été capables de monter une opération aussi complexe pour s’en prendre à la ville garnison de Kati, c’est qu’ils ont encore les moyens opérationnels d’attaquer Bamako. Ils ont une capacité d’infiltration dans la ville, puisqu’ils ont réussi à infiltrer Kati, et cette capacité peut leur permettre d’attaquer la capitale. Bamako n’est pas hors de portée des groupes djihadiste aujourd’hui.

TV5MONDE : peut-on dire que les djihadistes cherchent à étendre leur influence vers la capitale ?

Seidik Abba : Il y a une extension territoriale de la menace. Au début, le GSIM avait concentré une bonne partie de ses activités au nord et l’affiliation avec la Katiba macina lui a permis d’avoir une implantation dans le centre, vers Sévaré et Mopti notamment. Maintenant on observe une progression vers le sud, comme vers Zantiguila Koulikoro, et maintenant Kati qui n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de Bamako. Il y a donc une progression de la menace vers le sud, qui prouve que, à la différence de ce qu’on entend, la menace djihadiste n’a pas été contenue mais qu’au contraire, elle gagne du terrain.

On a aussi pu observer qu’il y a eu une attaque coordonnée, le 21 juillet dernier, dans cinq localités différentes. Le fait qu’on puisse attaquer cinq à six localités différentes prouve la capacité de ce groupe à agir dans tout le pays, et ça c’est vraiment inquiétant.

TV5MONDE : est-ce que cette coordination, cette organisation inédite doit faire craindre une chute de Bamako et l’instauration d’un régime islamique ?

Seidik Abba : Non, je ne pense pas que les groupes djihadistes aient atteint ce niveau d’organisation. Ils peuvent attaquer et s’en aller, mais prendre un territoire et l’administrer, comme on a pu le voir avant l’intervention française de janvier 2013, au moment de l’occupation du nord du pays par des groupes djihadistes… On n’est pas dans cette dynamique aujourd’hui.

Les djihadistes n’ont pas la capacité de prendre des régions et de les administrer eux-mêmes. Iil y a deux grandes enseignes djihadistes dans la région, et il existe des rivalités entre le GSIM et l’État islamique au grand Sahara (EIGS). Tout cela fait qu’ils n’ont pas la capacité d’occuper durablement des territoires et d’organiser leur administration, comme ils ont pu le faire avant janvier 2013. Ce qui est à mon avis inquiétant, c’est le fait que la menace se répand un peu partout, mais dans l’immédiat, il n’y a pas la capacité pour que les groupes islamistes puissent prendre des territoires et les administrer aujourd’hui, même dans la zone des trois frontières.

TV5MONDE : comment expliquer la progression des djihadistes ? Pourquoi l’armée malienne ne parvient-elle pas à contenir cette poussée vers le sud ?

Seidik Abba : Cette extension territoriale montre les limites du discours et le besoin de compléter la stratégie de l’armée malienne et de ses nouveaux partenaires. À mon avis, cela souligne aussi l’urgence de la solution régionale. La situation actuelle prouve, de façon indiscutable, que le Mali ne peut pas faire face seul à la menace djihadiste. Il lui faut absolument participer avec d’autres pays de la région, avec le Niger, avec le Burkina, à la construction d’une réponse régionale.

Aujourd’hui, on est vraiment dans la matérialisation de l’agenda djihadiste, qui est d’exporter la menace du Sahel vers les pays du golfe de Guinée. Le Bénin a été l’objet d’au moins quatre attaques, le Togo aussi. Il est à craindre que ces attaques ne cessent pas. Or, ceux qui attaquent le Bénin viennent du Burkina. Ceux qui attaquent le Togo viennent du Burkina. Donc sans une gestion transfrontalière qui associe Sahel et golfe de Guinée, on ne pourra pas contenir cette menace.

C’est une des leçons qu’il faut tirer de l’évolution de la situation sécuritaire, cela souligne l’urgence que le Mali reprenne le dialogue avec ses autres partenaires, dans le G5 Sahel ou dans un autre cadre. En tout cas, le pays doit travailler avec ses voisins pour essayer de construire une réponse. On voit que la menace est en train de quitter le Sahel pour s’installer dans le golfe de Guinée. Ça prouve là aussi que le Mali a besoin de discuter avec ses voisins du Sahel et du golfe de Guinée pour trouver une solution, quel que soit le partenaire que le Mali choisira. Que ce soit Barkane, ou les Russes et le groupe Wagner… Ça ne suffira pas si la réponse n’est pas régionale, parce que la menace est devenue transrégionale.

TV5 Monde, 30.07.2022