Conférence des ambassadeurs de l’UE: Discours de Charles Michel

Union Européenne, UE, Charles Michel, Conférence annuelle des ambassadeurs,

Monsieur le secrétaire général, Excellences, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,

C’est un plaisir réel d’avoir l’occasion de vous voir en vrai cette année, et pas seulement par l’intermédiaire d’un écran. Même si j’ai eu l’occasion régulièrement, tout au long des deux dernières années, de rencontrer nombre d’entre vous, soit dans des réunions à Bruxelles, soit lors de déplacements à l’étranger. Je vois quelques visages qui me rappellent des souvenirs de missions il y a quelques mois, ou parfois il y a un peu plus longtemps.

Je voudrais d’emblée vous dire le plaisir immense que j’ai dans ma responsabilité, avec l’ensemble de mon équipe qui m’accompagne, à travailler au quotidien avec vous. Je sais qu’à travers vous, c’est à travers aussi vos équipes que nous coopérons. Parce que vous êtes en quelque sorte à la fois les yeux, les oreilles, mais aussi la voix de l’Union européenne partout dans le monde.

Et plus que jamais, on sent bien que les bases de ce monde qui tremblent sous nos pieds doivent être l’occasion pour l’Union européenne de tenter d’agir avec force, avec cohésion, avec conviction également.

Les deux années précédentes, j’ai eu l’occasion, et peut-être cela apparaissait à l’époque un peu théorique, de m’entretenir avec vous sur une conviction que je ne suis pas seul à partager, fort heureusement, qui touche à la souveraineté et à l’autonomie stratégique de l’Union européenne. Et force est de constater que ces deux dernières années, ce qui peut-être apparaissait comme un concept théorique et virtuel, devient un concept extrêmement réel. On l’a vu avec cette crise de la COVID: Elle nous a ébranlés, elle a mis en lumière quelques forces, il faut en être fiers, mais elle a montré aussi des fragilités de l’Union européenne et du système multilatéral en général.

Et puis évidemment, nous le voyons de manière brutale avec cette guerre, avec le sang qui coule à nouveau sur le continent européen et qui ébranle un certain nombre de repères que nous pouvions avoir. Dans ce contexte de guerre menée par un pays qui est membre du Conseil de sécurité des Nations unies, qui devrait donc être un des garants de l’ordre fondé sur des règles, cette guerre portée par un pays qui détient l’arme nucléaire et n’hésite pas à faire des menaces, sinon explicites, en tout cas implicites.

Au moment où je me tiens devant vous, où nous sommes rassemblés ici à Bruxelles, pour tenter d’aligner notre manière de porter ensemble une ambition pour l’Union européenne, c’est le peuple ukrainien, ce sont les femmes, les enfants, les hommes qui souffrent sous les tirs des missiles. Avant de vous rejoindre, j’étais en contact avec le Premier ministre ukrainien, qui m’a informé des derniers développements à Kiev, avec de nombreux missiles tirés en ce moment même, des morts, des blessés, nombreux.

Et en même temps que cette guerre se déroule sur le sol ukrainien, il y a également un missile énergétique qui a été tiré sur l’Union européenne. Une manière de tenter de toucher au cœur le système économique de l’Union européenne et peut-être aussi probablement une manière de tenter d’ébranler notre cohésion sociale, notre unité, de toucher le moral et la confiance de l’Union européenne dans son propre avenir.

Et cette guerre déclenchée est aussi en quelque sorte une bombe posée sous Le système multilatéral. Et on le ressent bien, plus ou moins intuitivement, plus ou moins rationnellement, nous sommes certainement projetés en ce moment même dans une forme de transition géopolitique vers un chapitre nouveau, un chapitre différent de l’histoire des relations internationales.

Et c’est ainsi que, au nom de l’Union européenne, lorsque j’ai eu le privilège et l’honneur de m’adresser à l’Assemblée générale des Nations unies il y a quelques semaines, j’ai tenté modestement – mais, croyez-le, avec conviction – de mettre en évidence deux messages.

Le premier, c’est tenter de démonter scientifiquement la mécanique de propagande et de mensonges du Kremlin. Et vous le savez bien, il y a un narratif hostile développé par le Kremlin, un narratif qui emporte un certain succès dans un certain nombre de pays dans le monde. Il n’y a pas de place pour la résignation. Nous devons être engagés, point par point, pour tenter de restaurer la vérité, restaurer notre narratif et expliquer pourquoi nous avons choisi non seulement de soutenir fermement l’Ukraine, mais de condamner tout aussi fermement la Russie dans le cadre de cette guerre.

Et puis, le deuxième point que j’ai tenté de mettre en évidence, c’est cette conviction que je veux partager avec vous, selon laquelle ce moment de l’histoire des relations internationales, ce moment de l’histoire de l’Union européenne, ne peut pas être un moment de désengagement de l’Union européenne envers le reste du monde. Au contraire, l’Union européenne est un projet politique tourné vers le monde extérieur, vers nos partenaires. Nous sommes une force – et c’est le sens de « leadership » – en termes climatiques. Nous le sommes en termes de paix, de sécurité, de développement. Nous le sommes également en termes de coopération économique et je pense qu’exercer un leadership doit être l’ambition de l’Union européenne.

Exercer un leadership, à mes yeux, c’est bien sûr tenter de mettre de l’huile dans les rouages des systèmes internationaux et multilatéraux. Être une force qui crée des ponts, une force qui rassemble, une force qui unit. C’est aussi être engagés pour délivrer quand nous faisons des promesses et quand nous nous engageons. Nous sommes actifs en matière de climat, en matière de paix, de développement. Nous l’avons été en matière de santé aussi, en mettant en avant ce traité pour les pandémies qui fait l’objet de négociations actuellement. Et nous sommes un acteur de paix et de sécurité, quand c’est le Haut représentant et les équipes du Service pour l’action extérieure qui sont engagés pour tenter de ramener le monde dans ce JCPOA iranien. Nous le sommes quand on tente, avec nos États membres, d’être engagés dans le Sahel et d’être engagés aussi pour être une force positive en Libye. Quand nous menons des médiations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan: il y a quelques jours encore, en marge des dernières réunions à Prague.

Être une force pour la paix, être une force engagée, bienveillante, cela ne veut pas dire à mes yeux avoir l’obsession d’imposer d’autorité un certain nombre de points de vue. Cela veut dire être capable de parler à tout le monde, aussi avec ceux qui ne partagent pas exactement nos conceptions en matière de relations internationales. Parler à tout le monde avec franchise, parler à tout le monde avec fermeté quand c’est parfois nécessaire, mais le faire toujours – ce n’est pas un exercice facile – avec respect et sans arrogance.

Parfois, à tort ou à raison, nous sommes perçus, l’Union européenne, comme voulant donner la leçon, notamment sur les valeurs qui touchent au cœur de ce que nous sommes, et sur les droits de l’homme. Et quand c’est le cas, je ne manque pas, avec mes interlocuteurs étrangers, d’expliquer que c’est sans doute parce que le continent européen a été le terrain, au siècle passé, de la plus abominable des horreurs perpétrées par les hommes contre d’autres hommes, que l’on a cette conviction d’avoir une responsabilité particulière dans la promotion de ces droits fondamentaux qui touchent à la dignité humaine.

S’engager avec tout le monde, c’est ce que nous avons fait, par exemple avec les partenaires africains en ce début d’année. Nous avons voulu modifier le logiciel de la relation entre l’Union européenne et l’Afrique en fondant notre avenir sur ce partenariat d’égal à égal, sincère, respectueux, en faisqnt en sorte aussi qu’on puisse davantage canaliser les moyens financiers vers le développement de l’Afrique.

Mais la guerre en Ukraine nous fait prendre conscience, je le crois aussi, de l’urgence à resserrer plus vite et plus fort les liens et les coopérations avec notre voisinage.

Et c’est en ce sens-là que le Conseil européen, probablement, a surpris il y a quelques mois en décidant d’accorder le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie et en reconnaissant cette perspective pour la Géorgie. J’ai la faiblesse de penser que ce moment a été un moment politique important pour l’Union européenne dans le contexte que l’on connaît. C’est dans le même ordre d’idées, vous le savez, sous la présidence française de l’Union européenne, que beaucoup d’efforts ont été déployés pour faire en sorte que l’on puisse ouvrir les négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Nous avons tenté et nous allons continuer de déployer une activité intense en Bosnie-Herzégovine dans le cadre du processus politique interne de réformes, qui est indispensable en vue de cette candidature.

Enfin, la question de l’élargissement, sujet délicat, sujet sensible, m’amène à partager avec vous une réflexion, une impression. Il me semble que l’on devrait accélérer le processus de réforme du système d’élargissement. Il doit nous amener à faire en sorte de pouvoir délivrer plus rapidement de premiers avantages dans le cadre du processus d’adhésion, sans qu’il y ait cette impression de tout ou rien: rien pendant le processus d’adhésion, puis tout une fois que l’adhésion est reconnue. Je pense qu’il y a là une attente légitime de la part des pays concernés. Et c’est aussi une attente légitime pour tenter de mobiliser leur population en soutien à ce lien avec l’Union européenne.

Enfin, mesdames et messieurs, vous le savez, il y a quelques jours à peine se tenait la première réunion de la Communauté politique européenne. Une idée qui a été émise il y a quelques mois seulement, c’était avant l’été, et qui a permis de rassembler à Prague 44 pays du continent européen. Nous partageons le même continent, nous partageons les mêmes défis en termes de stabilité, de sécurité, de prospérité, de développement.

Les questions énergétiques, par exemple, ne sont pas seulement des sujets pour les pays de l’Union européenne, mais pour l’ensemble des pays du continent européen. L’idée est de mettre en place une plateforme politique qui permette l’échange de manière régulière au niveau des chefs d’État ou de gouvernement et de renforcer les compréhensions mutuelles, et les convergences dans la manière d’agir sur des enjeux qui nous concernent tous.

Tenter d’assumer du leadership, c’est essayer modestement de montrer notre part de vérité, montrer la manière dont nous souhaitons éclairer le chemin à prendre pour relever des défis qui frappent le monde dans son entièreté. Assumer du leadership, c’est aussi être très attentifs à délivrer quand nous promettons, à honorer nos engagements.

Nous avons l’occasion régulièrement de prendre des engagements, de faire des promesses. Cela a été le cas lors de ce sommet avec l’Union africaine. Cela a été le cas dans le cadre du Partenariat oriental. C’est le cas avec les Balkans occidentaux. Je pense que nous avons une grande responsabilité, que ce soit à Bruxelles ou dans les postes où vous représentez l’Union européenne. C’est la responsabilité de délivrer et de tenir les promesses. Je le dis en insistant parce que, à défaut, si l’on promet et si l’on promet beaucoup sans réaliser, on sème alors de la désillusion, de la frustration et de la déception. Nous n’avons pas le droit d’avoir cette attitude. Au contraire, nous voulons être crédibles. Nous devons avoir cette ambition constante de ne pas laisser les promesses s’embourber, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, dans les méandres bureaucratiques ou dans les difficultés propres au processus décisionnel.

Je voulais être bref lors de cette introduction, car j’ai le souhait sincère de pouvoir vous écouter, échanger avec vous, entendre vos questions, vos remarques, vos observations, me nourrir aussi de vos expériences. Je mesure bien que vous, en tant que chefs de délégation, avec vos équipes, jouez un rôle absolument majeur dans un moment exceptionnel de notre histoire commune. Vous avez la responsabilité de traduire et de délivrer sur le terrain les engagements de l’Union. Vous avez la responsabilité de déployer les projets, de contribuer aussi aux transformations économiques auxquelles l’Union européenne est associée avec nos pays partenaires. Vous avez la responsabilité d’assurer la visibilité de l’action de l’Union européenne, mais aussi sa crédibilité. Je suis certain que vous êtes mobilisés pour faire encore plus et encore mieux, notamment en termes de diplomatie économique, dans un esprit gagnant-gagnant, où l’Union européenne peut faire la différence.

Bien sûr, cela touche à nos traités commerciaux. Et dans ce domaine-là aussi, nous avons un travail à faire. Une introspection est peut-être nécessaire. Il est bien d’engager, de négocier, de trouver des accords, mais c’est encore mieux quand on peut ratifier et mettre en œuvre les accords qui sont parfois négociés pendant de très longues années avant de pouvoir être conclus. Nous devons donc avoir la franchise de cette introspection afin de tirer un certain nombre de leçons pour l’avenir.

Enfin, je mesure à quel point, sur le terrain, dans les pays qui sont nos partenaires, il y a une attente de l’Union européenne et, bien souvent, on sous-estime, à Bruxelles ou au sein de l’Union, le caractère attractif que l’Union représente dans de nombreuses régions du monde. Je l’ai ressenti très fort lorsque j’ai eu des contacts avec les pays d’Amérique latine. Je l’ai ressenti très fort lorsque j’étais en contact avec les pays membres de l’ASEAN. L’Afrique aussi. Je pense que nous devons mobiliser les instruments à notre disposition dans une démarche davantage horizontale. Il y a un rôle de canalisation de la diversité de l’offre de l’Union européenne. Lorsque l’on regarde les programmes, les moyens, les leviers, les instruments dont nous disposons comme Union européenne – sans compter la dimension d’Equipe Europe avec nos États membres -, nous avons une panoplie qui offre des capacités extrêmement importantes. Encore faut-il les mobiliser de la manière la plus horizontale possible. Parce que la pensée verticale et cloisonnée, dont la tentation peut parfois nous habiter, est une préoccupation pour notre action extérieure. Je partage l’expérience à laquelle je suis parfois confronté, quand j’ai des relations directes avec des chefs d’État ou de gouvernement de pays tiers qui attendent une démarche plus générale et plus globale, et pas simplement segmentée de manière verticale.

Je conclus avec ces quelques réflexions. Nous faisons face à un monde qui est bousculé. La guerre hybride est une réalité. Elle mobilise à la fois des armes conventionnelles et d’autres manières de déstabiliser. Des cyberattaques, des attaques informationnelles également, comme on a pu le voir au Mali de manière spectaculaire – l’attaque avait pu cette fois être déjouée. Mais il y a un élément que je retiens: cette guerre hybride prend en considération la narration, non pas comme élément accessoire ou secondaire, mais comme élément central. Et c’est en cela que votre expérience, votre responsabilité, est aussi d’être des représentants de l’Union européenne engagés pour contrer et déjouer cette narration. Je compte beaucoup sur chacun d’entre vous, pour que l’on puisse à la fois être alerté grâce à vous quand vous voyez qu’il se développe des faits narratifs qui nécessitent la mobilisation, la réaction. Mais nous avons aussi besoin d’être conseillés par vous, car vous avez, par votre position et votre responsabilité, la compréhension des manières dont sont comprises ou interprétées des actions et des initiatives de l’Union européenne ou d’autres acteurs internationaux.

Nous sommes engagés depuis quelques années dans une double transition. Elle est climatique, elle est numérique. Il y a quelques années, nous avons considéré que cette ambition climatique et numérique devait être le projet de croissance de l’Union européenne. Nous voyons maintenant que nous sommes concernés par une transition géopolitique et que celle-ci est plus brutale que ce que l’on avait pu imaginer. Il y a quelques mois, nous étions réunis, avec les chefs d’État ou de gouvernement, à Versailles pour agir et donner des impulsions pour cette autonomie stratégique de l’Union européenne. Trois thèmes étaient au cœur de nos débats.

D’une part, la question énergétique. On voit à quel point ce sujet-là est un sujet majeur qui va devoir nous amener à être plus rapides et probablement plus courageux.
La question de la sécurité de la défense. Nous voyons qu’il y a là aussi, au départ, sur les actions extérieures, un rôle extrêmement important qui peut et doit être joué pour progresser.
L’innovation technologique. L’importance pour l’Union européenne de se projeter dans l’avenir, en essayant de mobiliser des cadres qui encouragent nos entreprises à développer la technologie qui va nous permettre d’être demain des leaders dans le monde, et à porter les valeurs auxquelles nous croyons.

Vous le voyez, nous sommes à un moment complexe, tourmenté. Mais l’histoire de l’Union européenne a toujours montré, depuis la naissance de ce projet atypique, tellement différent, que lorsqu’on est confronté à l’adversité, on a la force de déployer les ressources pour surmonter les obstacles et faire en sorte d’être plus intégré, plus fort, plus robuste et plus optimiste. Même si nous mesurons bien la difficulté des défis auxquels nous sommes confrontés.

Être engagés, être robustes et être unis: c’est la promesse et l’engagement que nous devons tenter d’atteindre les uns et les autres. Merci à vous.

Conseil de l’Europe, 12/10/2022

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