Profits en temps de crise

BP, Shell, TotalEnergies, Exon, Chevron, dette, Moderna, Pfizer, ONU,

Pablo Laixhay , Thérèse Di Campo

Aujourd’hui plus que jamais, l’inflation bat des niveaux records, les prix des matières premières explosent sur les marchés internationaux, exacerbant les situations de crises alimentaires, et le gonflement des dettes publiques nous promet un durcissement sévère des mesures d’austérité. Il est dès lors impératif de comprendre que la situation actuelle ne découle pas uniquement de la pandémie de covid ou de la guerre en Ukraine, mais prend racine dans le fonctionnement même de notre système économique et qu’elle permet à différents acteurs de tirer froidement leurs épingles du jeu.

La crise de la dette présente avant le covid en Europe
Il est important de comprendre que la crise de la dette était là bien avant le début de la pandémie et qu’il serait réducteur de tout mettre sur le dos de cette dernière. Plusieurs indicateurs nous montrent en effet que la crise de 2007-2008 n’a jamais été tout à fait surmontée et que ses effets ont toujours été présents.

L’Union européenne ne respecte pas les règles budgétaires imposées avec le traité de Maastricht en 1992

Le traité de Maastricht impose aux États de l’Union plusieurs règles budgétaires dont celle de maintenir un ratio dette/PIB sous la barre des 60%. Or, une rapide observation nous permet de constater que, depuis de nombreuses années, aucun pays de l’Europe n’a respecté ces règles. En 2019, cinq pays, dont la France, avaient des dettes supérieures à 100 % de leur PIB. C’est notamment le cas du Portugal avec 127,4 %, de l’Italie avec 150,8% ou de la Grèce avec 193,3 %, soit le double, voire le triple de ce qu’exige le traité.

La dette des pays du Sud explose

Si on se tourne vers les pays du Sud global, on constate également qu’entre 2010 et 2020 la dette publique du Sud a plus que doublé et qu’elle avait déjà dépassé les 3 000 milliards de dollars avant la pandémie. Les signes d’une crise de la dette sont visibles depuis 2015 et de nombreux pays étaient déjà en grande difficulté à l’aube de la crise covid. C’était notamment le cas de l’Afrique du Sud, du Mozambique, de la République démocratique du Congo ou encore de la Zambie qui est entrée en défaut de paiement de sa dette dès les premières secousses.

L’austérité mise en place après la crise financière de 2007 n’a jamais cessé

L’austérité, présentée comme le remède aux surendettements des États suite à la crise financière et aux sauvetages des banques, est toujours d’actualité. Malgré la parenthèse du « quoi qu’il en coûte », les coupes budgétaires et les politiques néolibérales ont continué et pèsent toujours sur les populations de l’U.E. Contrairement aux grandes annonces, il n’y a pas eu non plus de changement en termes de réglementation bancaire ni de spéculation sur les marchés.

Une bulle spéculative gonfle depuis 2018-2019

En 2019, nous pouvions déjà parler de crise de la dette car les pays étaient lourdement endettés, ils subissaient toujours les politiques d’austérité et les banques privées participaient grandement au gonflement d’une bulle spéculative menaçant l’économie réelle

Si l’impression que la crise de 2007 a été enrayée peut être ressentie, c’est notamment parce que les banques centrales ont adopté des politiques de baisse de leurs taux d’intérêt d’une part et d’injection massive de liquidité dans l’économie d’autre part [1]. Selon les plans des banques centrales, ces politiques devaient permettre aux banques, aux grandes entreprises et aux autres détenteurs de grands capitaux d’investir massivement dans l’économie et d’aider au redémarrage.

Cependant, les banques et entreprises ont préféré racheter leurs propres actions afin de rémunérer leurs actionnaires et faire gonfler artificiellement leurs valeurs en bourse. De la pure spéculation qui, nourrissant une méfiance mutuelle et généralisée, a poussé, dès 2019, les banques à réduire les prêts et a entraîné une baisse des investissements et de la production.

Ainsi, en 2019, nous pouvions déjà, ou plutôt toujours, parler de crise de la dette puisque :

1. Les pays ont continué à être de plus en plus lourdement endettés ;
2. Le « remède de l’austérité » n’a jamais cessé ;
3. Les banques privées ont continué de spéculer entrainant le gonflement d’une bulle qui menace aujourd’hui l’économie.

Profits en temps de crises
C’est dans cette situation qu’apparaît la pandémie de covid qui, en accélérant les mécanismes de crise, entraîne le ralentissement de l’économie mondiale, l’exacerbation de la hausse du prix des matières premières et l’endettement toujours plus grand des États avec des conséquences considérables pour les populations du monde.

Or, on constate aujourd’hui que les grandes entreprises, les banques privées et autres détenteurs de capitaux, qui jouent souvent un rôle central dans l’apparition ou dans l’exacerbation des crises, justement s’y retrouvent très bien et, au contraire des populations et des États, voient leurs profits exploser.

Par souci de concision, concentrons-nous sur trois secteurs en particulier : les secteurs agroalimentaires, énergétique et pharmaceutique.

Secteur de l’agroalimentaire

Les prix des denrées n’ont pas attendu la guerre en Ukraine ni le covid pour exploser. Déjà élevés en 2019, ils ont explosé (+33,6% selon FAO [2]) sous l’effet de la paralysie mondiale en 2021 et de la spéculation en 2022. Ils ont alors dépassé les cours atteints en 2008. Cette année-là s’étaient déroulées les émeutes de la faim, une série de mobilisations et d’émeutes populaires ayant eu lieu dans une trentaine de pays. Comme aujourd’hui, les cours des denrées alimentaires avaient alors explosé et les États, devenus dépendants de leurs importations après s’être vus imposer une connexion aux marchés internationaux et l’abandon des soutiens aux cultures vivrières, n’ont pas pu assurer l’alimentation pour leurs populations.

Ainsi, si les conséquences pour les populations sont importantes, la hausse des prix a permis aux entreprises ayant conquis les marchés de céréales et de l’agroalimentaire de réaliser des profits mirobolants. « Pris ensemble, les milliardaires du secteur alimentaire et agroalimentaire ont vu leur richesse augmenter de 382 milliards de dollars (+45 %) ces deux dernières années » [3]. Deux exemples, Cargill [4] et Walmart, illustrent bien cette situation.

Cargill a réalisé 4,9 milliards de dollars de bénéfices nets en 2021, la meilleure année pour cette entreprise de 156 ans. Et l’année 2022 battra probablement le record.
Walmart a réalisé 15 milliards de dollars de bénéfices nets en 2020. La fortune de la famille Walton, qui possède la moitié des actions de l’entreprise, a augmenté de 8,8 milliards de dollars entre 2020 et 2021. Et de plus de 15 milliards de dollars de dividendes au cours des cinq dernières années.

Secteur de l’énergie

Ces dernières années furent également plus que bénéfiques pour les entreprises du secteur de l’énergie puisque les bénéfices engrangés par les grands groupes pétroliers ont doublé pendant la pandémie. « Avec la flambée du prix du baril de brut, les majors du pétrole ont amassé 82 milliards de dollars de bénéfices cumulés pour BP, Shell, TotalEnergies, Exon et Chevron » [5]. Ces sociétés annoncent toutes des bénéfices records.

Profits ici aussi réalisés directement au détriment des populations puisque, outre les impacts environnementaux de la consommation des énergies fossiles, la hausse des prix de l’énergie impacte toutes les chaînes d’approvisionnement de denrées et de transport.

Secteur pharmaceutique

On estime que, rien qu’auprès des instances de l’Union européenne, les entreprises pharmaceutiques ont déboursé 36 millions d’euros de lobbying pour perpétuer leurs brevets

Pour nous pencher sur les profits réalisés par les entreprises pharmaceutiques ces deux dernières années, concentrons-nous sur les deux principales entreprises productrices de vaccins, Moderna et Pfizer.

Concernant Moderna, celle-ci, après avoir reçu 2,5 milliards de subsides US pour le développement de son vaccin (sans compter les précommandes) a réalisé 12 milliards de dollars de profits sur les vaccins en 2021. En l’espace d’un an, son chiffre d’affaires a été multiplié par plus de 20, passant de 803 millions de dollars en 2020 à 18 milliards en 2021. Ses prévisions pour 2022 avoisinent les 21 milliards de profit, uniquement sur les vaccins.

En ce qui concerne Pfizer, l’entreprise ayant vendu le plus de vaccins au monde, celle-ci a quasiment doublé son chiffre d’affaires qui est passé de 41 milliards de dollars en 2020 à 81 milliards en 2021. Les profits liés à la vente de vaccins y ont participé à hauteur de 37 milliards de dollars. Pour 2022, Pfizer espère engranger 30 milliards de dollars et monter son chiffre d’affaires à plus de 100 milliards de dollars, soit donc une augmentation de 250% en deux ans.

Sur base des chiffres d’Oxfam, à eux deux, Pfizer et Moderna ont réalisé en 2021 des bénéfices combinés de 93,5 millions de $/jour, soit plus de 1000 dollars/sec [6]. Et il est important de préciser que nous n’avons pas encore abordé la question des profits personnels réalisés par les actionnaires, les directeurs d’entreprises, etc [7].

Ce qu’il est essentiel de comprendre ici, c’est comment ces entreprises, qui ont notamment été financées par des fonds publics, ont pu faire des profits aussi faramineux.

La réponse est simple, ils ont exercé une pression considérable afin de conserver les brevets et donc le monopole de la production. Malgré les subsides ayant permis le financement de la recherche et de la production, malgré les mobilisations internationales et les demandes de l’OMS et de nombreux pays, dont les États-Unis et de nombreux pays à faibles revenus, ces groupes ont toujours refusé la transparence et empêché et ralenti la diffusion des savoirs relatifs au développement des vaccins. On estime que, rien qu’auprès des instances de l’Union européenne, les entreprises pharmaceutiques ont déboursé 36 millions d’euros de lobbying pour perpétuer leurs brevets [8].

En conservant leur monopole, ils ont pu maintenir des prix artificiellement hauts et générer des profits colossaux.

Le rapport d’Oxfam estime qu’ils ont ainsi facturé « entre 4 et 24 fois plus que ce qu’il en coûterait de produire des vaccins sous forme générique » [9]. Il est également primordial de rappeler que la course entre les États, pour avoir le plus rapidement et en plus grand nombre les vaccins anti-covid, a entrainé une concurrence féroce et que les États les moins riches ont été poussés en dehors de la table de discussions. Pour Pfizer, moins de 1% de leur production a été livrée à des pays à faibles revenus. Pour Moderna, on descend sous les 0,2%. En mai 2022, 87 % de la population des pays à faibles revenus n’était pas complètement vaccinée.

C’est notamment pour supporter ces coûts que les États ont réalisé des dépenses énormes durant la crise. Crise qui aurait sans doute pu être écourtée avec la coopération des entreprises en question ou être mieux contenue dans les pays n’ayant pas eu accès aux vaccins. Quelques exemples : les États-Unis de Trump ont préfinancé la recherche, les essais cliniques et la production à hauteur de 11 milliards de dollars. Ils ont ensuite financé un plan de relance de 1900 milliards de dollars. Le plan de relance européen proposé par la BCE s’élève à 750 milliards d’euros. Pour relancer l’économie et financer les mesures d’urgence, l’Espagne a dépensé 172 milliards d’euros, 300 milliards pour la France, ou encore 405 milliards pour l’Italie. Cet argent n’est pas tombé du ciel. Ces plans sont financés via l’endettement sur les marchés financiers et les populations devront bientôt subir de nouvelles politiques d’austérité en vue des remboursements.

Perspectives futures
Les sommes qui viennent d’être citées amènent à mettre en cause des politiques qui laissent ces entreprises pesant des milliards, profiter ainsi de situations dont souffrent des centaines de millions, voire plusieurs milliards de personnes, que ce soit les transnationales de l’agroalimentaire avec l’explosion des cours des denrées, les multinationales pétrolières avec la hausse des cours de l’énergie ou les entreprises pharmaceutiques durant la crise du covid.

Début août 2022, Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, exhortait « tous les gouvernements à taxer ces profits excessifs et à utiliser les fonds pour soutenir les personnes les plus vulnérables ». Un appel qui ne semble pas avoir été entendu en France. En effet, alors qu’au cours du premier semestre de cette année les entreprises du CAC40 ont réalisé un bénéfice cumulé de 80 milliards d’euros, dont 10 milliards pour Total, les amendements proposés par la gauche et les centristes, afin de réclamer un effort supplémentaire aux grands groupes dans ces temps de crise, ont tous été rejetés par le gouvernement jugeant cette participation inutile, voire contreproductive [10].

Merci à Christine Pagnoulle et Yvette Krolikowski pour leurs relectures

CADTM, 1/09/2022

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