France, Algérie, Canon, Baba Merzoug,
Chez l’auteur du présent article, l’idée du retour du canon mythique Baba Merzoug à Alger est une douloureuse antienne ; en fait, une revendication mémorielle d’un militant indéfectible pour la restitution de ce marqueur identitaire d’Alger et de sa gloire militaire. Le présent article est donc la synthèse de multiples papiers et autres éditoriaux et chroniques, sur le même thème, périodiquement revisités.
On sait plus que jamais que les rapports algéro-français sont fortement indexés sur la mémoire coloniale. L’anamnèse coloniale est à la fois une donnée de base et une variable d’ajustement dans l’histoire des rapports bilatéraux. Dans la panière riche des litiges bilatéraux figure en bonne place le mythique canon algérois Baba Merzoug qui fut une terreur militaire des siècles durant en Méditerranée, sous domination de la Régence d’Alger. Dans les annales historiques de la Régence d’Alger, il s’agit de cette pièce d’artillerie, unique en son genre, que la France officielle garde par-devers elle et refuse obstinément de restituer à l’Algérie. La préfecture maritime de Brest n’envisage toujours pas de se séparer du canon emblématique, baptisé La Consulaire par les Français, lors de la prise d’Alger, le 5 juillet 1830. Baba Merzoug est toujours planté au milieu d’un parking de la zone militaire du port de Brest. Son retour à l’Amirauté d’Alger, son ancien lieu d’accueil, n’est pas pour demain. Le combat pour sa restitution mené par un comité ad hoc, créé en 1999 par le défunt historien algérois Abdelkrim Babaci, n’a jamais abouti.
Baba Merzoug, le père fortuné des Algérois qu’il protégeait en leur apportant la baraka, est, par certains aspects, avant d’être le combat de militants algériens de la mémoire, une histoire singulièrement bretonne. Le légendaire canon fut en effet transféré dans la capitale du Finistère par Victor-Guy Duperré, amiral en chef breton de la marine coloniale. En juillet 1830, dès les premiers jours de la chute d’Alger, le fameux canon est saisi et expédié comme précieux trophée de guerre à Brest, pour être installé dans l’arsenal militaire de la ville. «C’est la part de prise à laquelle l’armée attache le plus grand prix», écrit-il alors.
Des Français mènent campagne pour le retour à Alger de Baba Merzoug
Un autre Breton, homme d’affaires de son état, milite activement depuis 2003 pour sa restitution à l’Algérie. Encouragé par le précédent du sceau du dey Hussein, remis par le président Chirac à son homologue Abdelaziz Bouteflika, Domingo Friand, passionné d’histoire, humaniste et altruiste, a mené une campagne assidue en faveur du retour de Baba Merzoug à Alger. Il a, le cas échéant, promis une cérémonie œcuménique à Alger, en présence d’un imam et d’un évêque, «en mémoire des victimes de la colonisation et en lieu et place du traité d’amitié franco-algérien qui n’a jamais été signé». Militant de l’ancienne UMP, Domingo Friand a d’abord plaidé la cause de Baba Merzoug auprès de la députée UMP du Finistère Marcelle Ramonet, qui a notamment évoqué l’affaire, en 2004, avec Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. La députée a ensuite transmis le dossier à la ministre de la Défense de l’époque, Michelle Alliot-Marie, en mars 2005. Cette cacique et réactionnaire dirigeante de l’UMP a vite opposé un refus, certes poli, mais qui exhalait un parfum fétide de la loi scélérate de février 2005 glorifiant la colonisation : «Ce canon fait partie intégrante de notre patrimoine historique de la défense (…). De plus, le personnel de la marine manifeste un attachement particulier à ce monument qui commémore la participation des marins à un épisode glorieux de l’histoire de nos armées.» L’homme d’affaires breton a réussi par ailleurs, miraculeusement, à susciter l’intérêt de l’ambassade d’Algérie à Paris. Cette dernière a transmis le dossier au ministère de la Culture à Alger, tandis que l’Élysée «ne se disait pas opposé à une restitution, sous la forme d’un prêt à long terme».
Le tenace Breton semblait s’inscrire dans l’esprit d’une pétition d’honorables anciens officiers de l’armée coloniale qui, en 1912, réclamaient déjà le retour au bercail de Baba Merzoug. Invité de la chaîne publique française TV5 Monde, Yves Bonnet, patron de l’ex-DST de 1982 à 1985, avait déclaré pour sa part qu’il avait écrit à Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, pour lui demander de remettre à l’Algérie Baba Merzoug. L’ex-député, ami de l’Algérie assumé et président du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme et l’aide aux victimes du terrorisme (Ciret-AVT), avait encore dit que ce serait de la part de l’ex-ministre de la Défense un «geste d’amitié» envers les Algériens dont «c’est le bien historique».
Un autre ami de l’Algérie, Jean-Pierre Chevènement (ministre de la Défense, ministre de l’Intérieur et de l’Éducation), invité alors à un colloque sur l’Émir Abdelkader, avait plaidé de son côté pour la restitution des archives coloniales. Pour ce faire, Français et Algériens doivent, selon lui, «arriver à une conscience commune». Il a même soufflé une idée pratique aux autorités de son pays : «Rien n’empêche le partage des archives, on peut même les dupliquer.» Pour le papier, ça va, mais pour un canon de 12 tonnes de bronze tel que Baba Merzoug, sorti de la fonderie Dar Ennahas en 1545, au cœur même de La Casbah, c’est un peu plus compliqué ! Comme les pouvoirs publics français ne peuvent réaliser une copie conforme de Baba Merzoug, s’offrait donc à eux une solution plus simple que la suggestion de M. Chevènement : le restituer tout simplement à qui de droit.
Côté algérien, on sait que des amis de Baba Merzoug militent toujours pour sa réappropriation par l’Algérie dans le cadre d’un comité pour le retour de ce «prisonnier de guerre». Ce comité allait dans le sens de l’Histoire. Il savait par ailleurs que Napoléon Bonaparte avait indûment subtilisé la célèbre statue d’Apollon qui se trouvait sur la place de Brandebourg, à Berlin. Le monument a quand même fini par être remis à l’Allemagne. Le combat francoalgérien pour le rapatriement de Baba Merzoug fait donc sens car il tire sa substance de l’histoire de ce canon à nul autre pareil, jusqu’à l’invention par les Allemands de l’impressionnante Grosse Bertha, utilisée pendant la Première Guerre mondiale.
Baba Merzoug, Mezzo Morto, Levacher et l’amiral Duquesne
L’histoire militaire de Baba Merzoug est indissociable de celle de la Régence turque et de la colonisation de l’Algérie. Ainsi, après la reconquête d’Alger, consécutivement à la reprise du Penôn aux Espagnols par Kheireddine Baba Arroudj, ce dernier, devenu souverain en 1529, entrevit la nécessité de fortifier la ville. Lui et son successeur Baba Hassan la dotèrent donc de forts et d’une série de puissantes batteries de marine. C’est grâce à ses travaux de génie qu’en 1541 Alger a repoussé la redoutable armada de Charles Quint, venu en personne récupérer ses «possessions» algériennes et venger l’humiliante défaite de sa marine, à Oran, face à Kheireddine. En 1542, pour célébrer la fin des travaux de fortification, Baba Hassan fait fabriquer un gigantesque canon par un fondeur vénitien, long de 6,25 mètres et d’une portée de 4,872 km – exceptionnelle pour l’époque.
Cette pièce est baptisée affectueusement Baba Merzoug, père fortuné et protecteur béni de la rade et de la ville. Dirigé vers la Pointe Pescade, servi par quatre artilleurs et installé entre Bordj Essardine et Bord El Goumène (goumène = câbles, amarres, cordes), Baba Merzoug interdisait à l’époque à tout navire ennemi, quelle que soit sa puissance de feu, d’accéder à la rade d’Alger. Avec ses mille pièces d’artillerie, dont le canon en chef était Baba Merzoug, Alger avait mérité alors son surnom de Mahroussa, la bien-gardée. Dormez en paix, braves gens, les canons algérois tirent au loin !
Plus d’un siècle plus tard, après avoir dicté aux Hollandais et aux Anglais des pactes de non-agression, les raïs de la marine algérienne deviennent les maîtres intraitables de la Méditerranée. Cette année-là, ils capturent une frégate française et vendent son commandant comme esclave sur l’actuelle place algéroise des Martyrs. Louis XIV réagit en envoyant l’amiral Abraham Duquesne à la tête d’une expédition punitive d’une centaine de navires lourdement armés. Cette fois-ci, les marins français disposaient de bombes et de boulets incendiaires. Leur puissance de feu finit par contraindre le dey à demander un armistice et l’ouverture de négociations.
L’intermédiaire français est alors le vicaire apostolique Levacher, désigné par le roi comme consul à Alger depuis 1671. Duquesne exige et obtient la libération de la plupart des captifs chrétiens. Mais c’était sans compter sur un certain Mezzo Morto, alias Hadj Hussein, riche renégat génois qui fomenta alors un complot politique, assassina Baba Hassan et ligua la population algéroise contre l’envahisseur français.
L’amiral Duquesne reprend alors les bombardements. Mezzo Morto, devenu dey, inaugure en ces temps-là une méthode de représailles très expéditive et restée célèbre : le consul Levacher est introduit dans la bouche de Baba Merzoug avant que les artilleurs algériens ne fassent feu. C’est depuis ce jour que la marine française a donné le nom de La Consulaire à Baba Merzoug, en mémoire du diplomate pulvérisé. Après lui, d’autres captifs malchanceux subirent les mêmes foudres canonnières, et la terrifiante réputation de Baba Merzoug s’en trouva d’autant plus grandie.
Finalement, l’amiral Duquesne rentra bredouille en France, et la marine française rumina sa défaite… jusqu’à la conquête de l’Algérie en 1830. Le 5 juillet de cette année, après la prise d’Alger, la plupart des canons sont fondus et transformés en francs nouveaux. Mais l’amiral en chef de l’armada française, Victor-Guy Duperré, lui, n’a pas oublié Baba Merzoug, le canon de l’amertume historique de la marine française. Il le fit donc transférer en Bretagne où il est érigé, à ce jour, en colonne votive dans l’arsenal de la ville militaire de Brest, au magasin général, Quai Tourville.
Aujourd’hui, les promeneurs qui empruntent le pont de La Recouvrance peuvent distinguer en surplomb le canon planté au milieu d’un parking de la zone militaire. Les curieux découvriront alors un monument un peu piteux, l’affût recouvert d’un magma de plâtre jauni. Puis une grille rouillée autour d’un socle carré en marbre. Sur les côtés, des gravures de bronze commémorent l’histoire coloniale. Sur la plus réactionnaire de ces inscriptions, on peut lire : «L’Afrique délivrée, vivifiée, éclairée par les bienfaits de la France et de la civilisation.» Déjà gravé dans le marbre de la condescendance coloniale, l’esprit du discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, et tout aussi bien la philosophie de la loi infâme de février 2005 glorifiant le fait colonial.
Babaci avait reçu des promesses de l’Elysée !
Utile à rappeler, le militant de la mémoire Belkacem Babaci avait bien reçu des promesses de l’Élysée, faites par un certain Claude Guéant, alors secrétaire général. Bien des années plus tard, et malgré ces promesses qui peuvent être des promesses de Gascon, les autorités françaises ne semblent guère davantage disposées à se séparer de Baba Merzoug. Elles rappellent à l’occasion, à qui veut bien les entendre, qu’il se dresse maintenant depuis des décennies dans l’enceinte de la base navale de Brest, qu’il figure même sur des cartes postales de la ville et que la marine de guerre française en a surtout fait une question d’honneur militaire et d’orgueil national.
Et si, à propos d’honneur militaire algérien et d’orgueil national, de ce côté-ci de la Méditerranée, les amis de Babaci, en attendant un sursaut d’orgueil des pouvoirs publics algériens, demandent de nouveau aux autorités françaises la restitution de Baba Merzoug et d’autres canons de la marine algérienne, à savoir les huit couleuvrines en bronze de l’esplanade de l’hôtel des Invalides à Paris ? Le cas échéant, la fête serait plus complète car Baba Merzoug serait ainsi accompagné de huit «petits frères» d’armes.
Mais, il ne faut pas rêver, et surtout ne pas croire aux promesses quand elles existent, car elles n’engagent après tout que ceux qui y croient naïvement. Pour revoir un jour Baba Merzoug à Alger, là où il a craché des boulets de feu des siècles durant, il faut plutôt sortir les canons de la fermeté et du bon droit ! Tonner, comme doivent le faire les autorités algériennes, Présidence de la République et ministère de la Défense en tête. Sortir le gros calibre pour revendiquer sa restitution. Tonnerre de Brest, ce ne serait alors que justice que de rapatrier de cette ville grise et triste Baba Merzoug, père algérois affectueux, jadis dispensateur de baraka aux Algérois !
Présidence de la République et gouvernement devraient aligner les batteries d’artillerie diplomatique.
Monter en première ligne pour ne pas laisser les militants de la mémoire tirer à blanc sur les réseaux sociaux, au même titre que des journalistes esseulés comme l’auteur de cet article, réduits à lancer des pétards mouillés.
Que nos militaires, nos diplomates, nos politiques et nos journalistes sachent donc que des Français n’ont pas hésité à donner de la voix, chez eux, utilisant, tour à tour, les armes de la pétition et du lobbying pour inciter à rendre Baba Merzoug aux Algériens.
Le Soir d’Algérie, 10/08/2022
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