Au Maroc, les bonnes subsahariennes sont esclavagées

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La situation critique des travailleurs domestiques subsahariens au Maroc : « On m’a dit que je ne serais pas payée pendant les premiers mois, le temps de payer mon billet d’avion ».
Les travailleuses, pour la plupart originaires de Côte d’Ivoire et du Sénégal, se retrouvent dans des emplois assimilables à de l’esclavage moderne, sans le statut officiel nécessaire pour se défendre.

Lorsqu’elle est arrivée à Tanger au début de l’année 2021, une voiture est venue la chercher à la gare. On l’a emmenée dans une maison sans lui donner l’adresse. On lui confisque son passeport, on lui enlève ses affaires et on la met au travail. Ménage, cuisine, repassage, garde d’enfants… On attendait d’elle qu’elle fasse tout. Elle ne pouvait pas quitter la maison. Elle n’avait pas de jours de repos, pas de vacances. Elle commençait ses journées à 6 heures du matin et ne pouvait se coucher que lorsque ses patrons étaient endormis.

Après trois mois, Awa* s’est enfuie. « Je n’avais plus la force », dit cette femme de 33 ans originaire de Côte d’Ivoire, qui vit depuis à Casablanca. Son rêve de migration s’est transformé en cauchemar. Un an et demi après son arrivée au Maroc, elle décide de rentrer chez elle et s’adresse à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui dispose d’un programme d’aide au retour volontaire.

L’histoire d’Awa est tragique, mais elle n’est pas unique. De nombreuses femmes d’Afrique de l’Ouest, principalement ivoiriennes et sénégalaises, se rendent au Maroc pour devenir employées de maison. La plupart viennent par le biais de réseaux de trafic d’êtres humains. Certaines arrivent par des réseaux plus informels, famille ou amis, fonctionnant par le bouche à oreille. Certains viennent également par leurs propres moyens. Sans papiers, ils sont souvent exploités et maltraités, sans pouvoir se défendre. Ce type d' »esclavage moderne » a été dénoncé par les associations de défense des droits de l’homme au Maroc.

S’il est impossible de savoir combien de travailleurs se trouvent dans cette situation – puisque leur travail est principalement informel – tout semble indiquer que le marché des bonnes étrangères est robuste. Sur les réseaux sociaux, de multiples annonces relayées par de prétendues « agences » proposent les services de femmes africaines ou asiatiques, alors même que cette « activité d’intermédiaire » est interdite par la loi marocaine.

Ces « agences » proposent des « catalogues » de femmes disponibles. Les « femmes subsahariennes » sont recommandées pour leur « flexibilité ». L’une de ces entrées se lit comme suit : « Comme elles ne sont pas à la maison, elles sont plus engagées, plus dociles. Elles sont aussi fiables. Et elles parlent bien le français. » Elles sont également présentées comme « moins chères » que les Marocaines et les Asiatiques.

Pas de visa d’entrée requis
Pour ces femmes, tout commence par l’attrait d’un bon salaire. En Côte d’Ivoire, Awa était réceptionniste et gagnait 230 euros par mois. Elle se souvient : « Un jour, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit qu’il pouvait me mettre en contact avec une Marocaine et que cette femme paierait mon billet d’avion, me logerait et me donnerait 450 000 francs CFA par mois [686 euros] pour faire le ménage. » Cela semblait être une aubaine pour Awa, qui avait de nombreux projets en tête, comme celui d’investir dans un « magasin d’onguents » à Abidjan. L’offre était d’autant plus alléchante qu’elle n’avait pas besoin de visa pour entrer au Maroc – les ressortissants ivoiriens et sénégalais en sont exemptés.

A son arrivée, « c’était le contraire ». Elle poursuit : « On m’a dit que je recevrais 1 300 dirhams par mois [123 euros] et que je ne serais pas payée les premiers mois, le temps de rembourser mon billet d’avion. » Son passeport lui a été retiré – une pratique courante, selon Mamadou Bhoye Diallo, du Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (CCSM), pour s’assurer que l’employée ne puisse pas s’enfuir, surtout avant que le coût du voyage ne soit récupéré sur son salaire.

« La personne peut travailler jusqu’à un an sans rémunération pour rembourser l’employeur ou l’agence », poursuit M. Diallo. « Après un an, elle peut toujours ne rien recevoir si l’agence décide de verser l’argent directement à sa famille dans le pays. »

Sans papiers ni repères, ils se retrouvent de fait « pris en otage » et « n’ont d’autre choix que de rester à la merci de leurs employeurs », ajoute Patrick Kit Bogmis, de l’Association Lumière Sur l’Emigration au Maroc (ALECMA, Shining a Light on Emigration in Morocco). En 2016, l’ALECMA a publié un rapport accablant sur le travail domestique subsaharien, notant une longue liste de violations des droits de l’homme.

Il existe un spectre de relations entre employés et employeurs, en fonction de l’attitude de ces derniers : à une extrémité, certains travailleurs bénéficient de certains droits. À l’autre, on trouve une situation qui relève effectivement de l’esclavage, où les patrons se comportent en « maîtres » et emploient « des techniques d’exploitation, le racisme, la violence et toutes sortes d’abus. »

La première famille pour laquelle Yasmine*, 39 ans, a travaillé à son arrivée à Casablanca, il y a près de trois ans, l’a fait dormir par terre dans la chambre des enfants. Au lieu de repas corrects, on lui donnait des restes. « Toutes les deux semaines, j’étais censée avoir un week-end de congé, mais ce n’est jamais arrivé », raconte cette Ivoirienne, qui était à l’époque prête à tout pour payer l’éducation de ses trois filles au pays.

Après des travaux ménagers incessants et la garde des trois enfants, dont un nouveau-né, nuit et jour, elle a fini par tomber malade. « Je dormais très peu. J’avais des maux de tête, des vertiges, des douleurs dans le bras. Quand j’ai demandé un peu de repos, l’homme m’a crié dessus. Il m’a insultée. »

Avec sa deuxième famille, les choses étaient encore pires. « Je faisais le ménage, la cuisine, le nettoyage de la piscine. Je devais aussi jouer avec le chien », poursuit Yasmine. « La femme était toujours sur mon dos – pourquoi es-tu assise ? Tu dois faire ça… Quand les enfants cassaient des objets, ils disaient que c’était ma faute. Le mari ne m’a jamais dit un mot. » Du jour au lendemain, sans raison, ils lui ont ordonné de partir. « Ils ne voulaient pas me rendre mes affaires. J’ai dû tout laisser là-bas. »

Préférence nationale
Il existe une loi réglementant le travail domestique au Maroc, qui est entrée en vigueur en 2018 après 10 ans de débat et a été saluée comme un grand pas en avant. Elle stipule qu’un contrat de travail donnant accès à la protection sociale est nécessaire. Pourtant, quatre ans plus tard, cette loi reste très peu appliquée.

« A peine plus de 5 000 travailleuses ont été déclarées à ce jour, sur une population que nous estimons à 1 million », souligne Nadia Soubate, membre de la Confédération démocratique du travail (CDT), qui a participé à une étude publiée fin 2021 sur l’emploi domestique au Maroc.

Les domestiques étrangers, qui n’échappent pas à la règle de la « préférence nationale » en vigueur dans le pays, sont encore moins protégés. « Pour les recruter, l’employeur doit prouver qu’ils ont des compétences qui n’existent pas sur le marché du travail marocain. Cette attestation est nécessaire pour obtenir un contrat de travail étranger », explique Camille Denis du Groupe Antiraciste d’Accompagnement et de Défense des Etrangers et Migrants (GADEM). « C’est une démarche extrêmement lourde et coûteuse – 6 000 dirhams (573 euros) – qui doit être effectuée dans les trois mois suivant l’entrée sur le territoire. Très peu d’employeurs s’y engagent. « 

Une fois ces trois mois passés, « [les femmes] se retrouvent en situation de sans-papiers et elles ne peuvent plus rien faire », explique Franck Iyanga, secrétaire général de l’Organisation démocratique des travailleurs immigrés au Maroc (ODTI) – le seul syndicat représentant ces travailleurs étrangers.

Il explique : « Il faut un contrat de travail étranger pour avoir un permis de séjour et vice versa. C’est une situation inextricable. [Malgré cela, de nombreuses personnes acceptent de subir cet abus pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ceux qui ont renoncé se retrouvent souvent à travailler comme vendeurs ambulants. »

A Casablanca, Yasmine a été recrutée il y a quelques mois par des employeurs qui ont tenté de la déclarer pour officialiser son statut. « Mais nous n’avons pas trouvé de solution », déplore-t-elle. « Le fait de ne pas avoir de papiers vous met dans une impasse : vous ne pouvez pas prendre un bail à votre nom, ouvrir un compte bancaire, ni porter plainte s’il arrive quelque chose…. Vous n’avez aucun droit. « 

Aujourd’hui, Yasmine parvient à envoyer à ses filles plus de la moitié de son salaire chaque mois. Une fois qu’elles seront adultes, elle retournera à Abidjan et dira à qui veut l’entendre de ne pas vivre ce qu’elle a vécu. « C’est trop dur. Il faut avoir un cœur fort. Ce genre de vie manque d’humanité ».

Par Aurélie Collas (correspondante à Casablanca (Maroc))
Le Monde, 28 juillet 2022

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