Géopolitique, les nouveaux visages de la puissance

Géopolitique, puissance,

Par Jean-François FIORINA, Pierre BULHER*, le 15 avril 2012.

Diplomate, enseignant les relations internationales à Sciences Po Paris, Pierre Buhler réhabilite le rôle central de la puissance. Ce concept parfois sulfureux mérite d’être dépouillé de ses scories, car il pose en filigrane la question de notre volonté d’exister en ce début de troisième millénaire…

Lors du 4e Festival de Géopolitique de Grenoble, Pierre Buhler a reçu le prix Anteios de géopolitique pour son livre La puissance au XXIe siècle, les nouvelles définitions du monde (CNRS éditions, préfacé par Hubert Védrine), 2011.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet entretien recueilli par Jean-François Fiorina, Directeur de l’ESC Grenoble, initialement publié dans le n°12 des entretiens géopolitiques CLES, mars 2012.

Comme dans tous ses autres écrits, P. Buhler s’exprime ici à titre purement personnel et n’engage en rien le Ministère des Affaires étrangères et européennes.

En préambule, est-il politiquement correct de parler de puissance au XXIe siècle ?

Je récuse la notion de politiquement correct appliquée à la puissance. Car la puissance m’apparaît comme le facteur explicatif le plus pertinent de l’ordre interne des sociétés et surtout de l’ordre du monde depuis que le monde est monde. En allemand comme en anglais, puissance et pouvoir sont un seul et même mot. Autrement dit capacité à agir sur le monde qui nous entoure. De fait, pour en avoir une perception adéquate, la puissance doit être dégagée de ses connotations quelque peu sulfureuses, imputables à ses excès, qui la font percevoir comme condamnable. De la même façon, je récuse ceux qui, à l’instar d’une certaine école américaine, succombent à la fascination de la puissance pour la puissance. Au contraire, j’ai souhaité procéder à une approche distanciée et dépassionnée de la notion de puissance, pour traiter le sujet sans parti pris.

D’où vous est venue cette idée de consacrer un livre au thème de la puissance ?

Du constat que depuis l’ouvrage majeur de Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations (1962), il n’y avait pas eu de livre sur la puissance stricto sensu. Bien sûr, il existait des travaux sur tel ou tel aspect de la puissance, sur la puissance de tel ou tel Etat, mais pas d’analyse ni de synthèse sur la question. L’ouvrage de Raymond Aron porte l’empreinte de la Guerre froide. Profitant du fait que j’étais, comme diplomate, détaché pour plusieurs années auprès de Sciences Po Paris, j’ai souhaité écrire ce livre qui n’existait pas, organisant mes cours autour de la thématique Puissance et influence.

L’ouvrage s’ouvre par une réflexion sur la généalogie de la puissance. L’Etat est la colonne vertébrale, l’expression de la puissance, notamment à travers la guerre, la première et sans doute la plus primaire manifestation de la puissance. Comme le remarquait le sociologue américain Charles Tilly, « les Etats ont fait la guerre, la guerre a fait l’Etat ». De fait, si l’on examine l’histoire européenne sur onze siècles, de 900 à 1990, on doit bien reconnaître que l’Etat national s’est révélé, plus que toute autre formation, apte à mobiliser la force militaire pour faire la guerre et donc structurer la société pour aborder la modernité, se montrant plus véloce, plus agile que les empires et les autres entités (cités, féodalités, etc.).

Un second angle important lie le droit à l’Etat. Le droit n’est pas donné. Le droit lui-même est une fabrication des Etats pour consolider leur puissance, privilégiant le rapport de force qui les avantage. Au même titre que Clausewitz dit que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, on doit bien reconnaître que le droit est la continuation de la politique par d’autres moyens. Nous pouvons tous observer que, quand des Etats se trouvent en position dominante et aptes à le faire, ils écrivent et disent le droit. Ils peuvent habiller cette volonté de puissance sous toutes sortes de prétextes, il n’en demeure pas moins que la capacité à dire le droit constitue l’une des plus claires manifestations de la puissance. Prenons l’exemple de la Charte des Nations-Unies, qui a été rédigée sous l’égide des Etats-Unis. Elle continue de régir les règles fondamentales du droit international, notamment en inscrivant au cœur de l’ordre international le maintien de la paix et de la sécurité.

On entre là de plain-pied dans la géopolitique…

Effectivement. Le raisonnement géopolitique conduit naturellement à s’intéresser à la géographie. Qu’est-ce que la géographie apporte à la puissance ? Bien des théories se sont efforcées d’expliquer le monde par la géographie : est-on puissant quand on se situe au centre d’un ensemble ou à sa périphérie ? D’autres théories ont cherché à mettre l’accent sur la démographie. L’Inde et la Chine avaient hier une forte population sans être puissantes ni l’une ni l’autre et néanmoins, elles le sont devenues. Existe-t-il dès lors un rapport de cause à effet ? Inversement, des territoires petits et peu peuplés peuvent avoir un fort rayonnement, comme c’est le cas de Singapour ou encore d’Israël. La démographie n’est donc pas la seule cause de la puissance. Mais quand un Etat atteint un stade de cohésion suffisant pour transformer son potentiel démographique en potentiel économique, il est dès lors en mesure de pouvoir interférer dans les affaires du monde.

Permettez-moi à cet égard de rappeler ce qu’en disait le politologue américain A.F.K. Organski : « Au fur et à mesure que chaque pays entre dans le processus d’industrialisation (…), il amorce un sprint soudain dans la course à la puissance, laissant loin derrière les pays qui ne se sont pas encore industrialisés et comblant la distance avec les pays qui se sont industrialisés avant lui. S’il s’agit d’un pays originellement de grande taille, son sprint peut bouleverser l’ordre international existant. » L’Inde, le Brésil, l’Indonésie en sont l’illustration parfaite, et bien sûr la Chine.

Ce serait donc plutôt l’économique que le politique qui, aujourd’hui, conduirait vers la puissance ?

Dans notre monde, on peut difficilement prétendre jouer un rôle dans l’arène de la puissance si l’on a une économie en lambeaux ou de second ordre. Le PIB (je ne parle pas là du PIB par habitant) est assez représentatif de la puissance d’un pays à l’échelle internationale. Observons d’ailleurs que les modèles de développement sont divers. La Chine, le Brésil ou Singapour constituent des cas de figure différents certes, mais qui ont en commun d’être soutenus par une forte volonté étatique conjuguée à un abandon de l’autarcie. La mondialisation a été pour eux une aubaine. Prenons le cas emblématique de la Chine qui a modifié en profondeur la donne dans la sphère des relations internationales. Dressant le constat de l’échec du maoïsme, Deng Xiaoping, qui était un pragmatique et non un idéologue, a opté en 1979 pour une nouvelle voie. Résultat : entre 1979 et 2001, le PIB chinois a été multiplié par 4,5 et le PIB par habitant par 3,4. Souvenons-nous qu’il a fallu trois quarts de siècle, de 1820 à 1895, à la Grande-Bretagne pour multiplier par 4,5 son PIB et 115 ans, de 1820 à 1935 pour faire progresser le PIB par habitant dans les mêmes proportions que la Chine en 22 ans. Même le Japon, qui a connu une montée en puissance industrielle soutenue, a eu besoin de 43 ans (1897-1940) pour réaliser un saut équivalent à celui de la Chine. La mondialisation constitue l’un des facteurs explicatifs majeurs de cette évolution. Produisez avec une main d’œuvre dix fois moins chère, affrétez un cargo et les marchés du monde entier s’ouvrent à vous.

La révolution numérique a cependant bouleversé la donne. D’ailleurs, pour élargir le débat, quid de la puissance sous sa forme de soft-power ? En outre, n’assiste-t-on pas à l’émergence de nouvelles puissances qui ne sont pas des Etats, mais des grandes entreprises par exemple, réalisant des chiffres d’affaires supérieurs au PIB de certains pays ? Ou encore des mafias ?

C’est indéniable, la révolution numérique affecte en profondeur les paramètres et les variables de la puissance. Elle s’est étendue sur un demi-siècle. N’oublions pas qu’elle est née de la Guerre froide, en particulier des travaux menés par le Pentagone qui cherchait à ouvrir des capacités de communication résilientes en cas d’échange nucléaire. Bien des années après, ces tâtonnements allaient donner naissance à internet, le langage numérique (à la différence de l’analogique) permettant à tout le monde de communiquer. Si l’on ajoute à cela que la capacité de traitement d’un micro-processeur double tous les deux ans, que les coûts baissent également au fur et à mesure que se développent les systèmes et les vecteurs, et que tous les réseaux peuvent désormais être interconnectés, on mesure bien l’impact exponentiel de la révolution numérique.

Les potentiels ainsi ouverts ont eu trois conséquences. Tout d’abord, la mondialisation de la production via des dispositifs éclatés permettant de gérer en temps réel cette complexité, avec une optimisation des coûts et des profits. Souvenons-nous que les mille plus grandes entreprises mondiales assurent les 3/5èmes de la production industrielle mondiale. Elles voient la planète comme un terrain de jeu et contournent les Etats. Seconde conséquence : la financiarisation de l’économie mondiale qui, là aussi, déplace la puissance de la sphère traditionnelle des Etats vers de nouvelles entités. Troisième conséquence : l’émergence de nouvelles menaces, depuis les mafias et le crime organisé jusqu’au terrorisme.

Une illustration judicieuse nous en est fournie par Gilles Kepel. « La ‘base’ – Al Qaida en arabe – n’est pas tant territoriale que ‘base de données’ rassemblant les jihadistes connectés par internet à travers la planète (…) Ben Laden disparaît dans l’espace sidéral du monde numérique – où il incarne la figure d’un hacker maléfique dont émanent des communiqués en ligne et des enregistrements audio qui revendiquent en arabe des attentats sanglants à travers le monde. » Le numérique peut donc être récupéré et utilisé à des fins de nuisance. Pour autant, Al Qaida n’est parvenue à aucune de ses fins ultimes. Quoi qu’il en soit, la leçon est claire : l’arène de la puissance s’est peuplée d’un grand nombre d’acteurs nouveaux, ayant chacun des méthodes et des mobiles différents, mais ayant aussi en commun de contester aux Etats le monopole de la puissance.

Le géopoliticien américain Joseph Nye, avec son échiquier à trois dimensions, distingue ainsi trois types de nouvelles organisations de la puissance. Une puissance horizontale militaro-étatique d’ordre institutionnelle, une puissance économico-financière échappant à l’autorité précédente, et enfin une troisième puissance composée de différentes entités, qui trouvent dans le potentiel offert par la mise en réseaux un décuplement de leur capacité d’action. Référons-nous ici à ce que Hannah Arendt disait du pouvoir, à savoir qu’il n’est pas seulement la capacité à agir, mais encore et surtout à « agir de concert », ce qui sous-entend la capacité à s’organiser et donc à fonctionner en réseaux. Ce qui d’ailleurs ne coûte quasiment rien, tellement les outils sont désormais à la portée de tous. Ainsi, on doit désormais interagir avec des acteurs qui, auparavant, ne comptaient pas comme générateurs ou relais de puissance, mais qui le sont devenus de par leur faculté à travailler ensemble, en réseaux, dotés d’empowerment, de capacité de puissance. Un tout récent exemple nous en a été donné avec les révolutions du printemps arabe, où les moyens numériques ont joué un rôle-clé dans la transmission des messages. Cette révolution numérique remplit aujourd’hui le même rôle majeur que l’imprimerie lors de son apparition à la fin du Moyen-âge.

En guise de conclusion : la France est-elle une puissance ? Et si oui, va-t-elle le rester ?

Oui, indéniablement, la France est une puissance. D’ailleurs, elle a par tradition la culture de la puissance. Elle comprend les règles et les modalités changeantes de la puissance, et à ce titre, elle entend bien rester dans la course. Mais il lui faudra fournir un effort plus substantiel que celui conduit actuellement. Notamment dans le domaine de l’innovation, comme elle a commencé de le faire par exemple avec le grand emprunt ou l’économie de la connaissance. Mais surtout, comme je l’ai écrit en conclusion de mon livre, le moment est venu de se poser les bonnes questions. La France est-elle prête à réorienter ses priorités vers la restauration d’une compétitivité émoussée sur plusieurs fronts, et ce aux dépens d’autres objectifs, politiquement plus impératifs ? Est-elle préparée à embrasser pleinement la logique des réseaux, du lobbying, des stratégies d’influence qui reflètent les modalités nouvelles de la puissance ? Et puis, plus largement, sommes-nous vraiment prêts à nous insérer dans les flux de la mondialisation ?

Face à ces nouveaux défis, j’ai rappelé et rappelle encore que la puissance s’inscrit dans la durée et qu’elle appartient à ceux qui en comprennent les règles, qui savent en assembler les ressources et en forger les instruments, en réinventer aussi les formes et les modalités. Somme toute, la puissance revient à ceux qui savent appliquer à leur profit ce que j’appelle sa grammaire subtile et changeante. Pour finir sur une grande figure de notre passé, j’évoquerais Napoléon qui voyait dans ses victoires le sourire de la chance. La puissance ne doit rien pourtant au hasard. En revanche, elle est affaire, certes de génie et d’audace, mais avant tout de méthode et de volonté.

Copyright Mars 2012-Buhler-Fiorina/Cles n°12

Notes géopolitiques, mars 2012

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