France, Algérie, Les Harkis, colonialisme,
19/05/2022 – CANNES 2022 : Philippe Faucon passe à la loupe de son humble maîtrise de l’épure cinématographique la cruelle page d’Histoire des soldats locaux engagés du côté français pendant la guerre d’Algérie
Il y a deux paniers dans les premières scènes du nouveau film de Philippe Faucon, Les Harkis [+], dévoilé à la Quinzaine des Réalisateurs du 75e Festival de Cannes. Le premier, trouvé par un vieil homme sur le seuil de sa maison d’un petit village algérien, dissimule la tête coupée de son fils. Le second, amené par un fils à son père creusant la terre d’une oliveraie, contient du pain et du lait. C’est précisément à ce croisement à double face de la mort et de la vie, et au carrefour de la grande Histoire prenant les hommes en otage de ses soubresauts, que le cinéaste français a de nouveau décidé de porter son regard cristallin et son style sciemment simple et concis, sec et lumineux.
Nous sommes le 22 juin 1959 et la guerre d’Algérie dure depuis quatre années. Des officiers supérieurs et le préfet de la région intronisent en grande pompe la Harka 534, un bataillon de soldats algériens (dont le frère du mort du début, mais aussi le père qui creusait et dont la parcelle qu’il exploitait a été reprise par son propriétaire colon et qui n’a pas retrouvé de travail) engagés dans les troupes françaises qualifiées par ses chefs d’ »armée de la pacification » en lutte contre les « terroristes fellaghas » (les indépendantistes). Instruction au tir, séances de torture à la gégène (« il parle ou il crève »), patrouille, ratissage et fouille des villages pour débusquer les ennemis dans d’immenses paysages poussiéreux, rocailleux et désertiques : nos harkis (dont Salah incarné par Mohamed Mouffok) font la guerre sous le commandement des lieutenants français Pascal (Théo Cholbi) et Kravitz (Pierre Lottin) et sous le regard de leurs compatriotes algériens (« tu les fais taire ! »). Mais en 1960, la France engage des pourparlers avec le FLN (Front de Libération Nationale) en vue d’un cessez-le-feu, et jusqu’en 1962, les doutes ne cessent de grandir parmi les harkis : la France leur ment-elle ? Va-t-elle les trahir ? Que vont-ils devenir ? Et leurs familles ? Quelle est leur place, leur identité ? Qui sont leurs frères ? Des questions de vie et de mort…
En prenant à la fois de la hauteur par rapport à des événements datant d’une soixantaine d’années (mais qui irriguent encore le karma des relations franco-algériennes) tout en se concentrant au plus près des hommes à travers une succession de quelques tableaux (une discussion autour d’un feu de camp ou dans un bureau, des marches, des adieux, etc.) élaguant la chronologie entre 1959 et 1962, Philippe Faucon réussit à illustrer parfaitement toute la complexité d’une page d’Histoire où le mensonge et l’honneur, la confiance et la realpolitik, écartèlent les consciences. Un hurlement, un coup de poignard, un recensement, un convoi, un hélicoptère, des déplacements clandestins, des mauvais pressentiments : en quelques coups de scalpels cinématographiques quasi pointillistes (fruit de sa grande maîtrise de l’épure), le cinéaste crée une œuvre de fiction ramassée et passionnante, à dessein anti-spectaculaire et formellement très aboutie qui est un digne écrin pour une page d’Histoire ayant entrainé la mort de 35 000 à 80 000 morts parmi les harkis et leurs familles, et l’évacuation de 90 000 d’entre eux dans des camps en France où ils ont été contraints de vivre jusqu’en 1976.
Produit par Istiqlal Films et coproduit notamment par Les Films du Fleuve, Arte France Cinéma, Nord-Ouest Films et Les Films Pelléas, Les Harkis est vendu par Pyramide International.
Fabien Lemercier
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Entretien avec Philippe Faucon • Réalisateur de Les Harkis
« Il n’y a pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre »
par Fabien Lemercier
21/05/2022 – CANNES 2022 : Le cinéaste français touche encore juste avec son film sur les soldats locaux engagés du côté français pendant la guerre d’Algérie
Pour la troisième fois en vitrine de la Quinzaine des Réalisateurs du 75e Festival de Cannes après Fatima [+] en 2015 et Amin [+] en 2018, le cinéaste français Philippe Faucon a présenté Les Harkis [+] dans lequel il passe à la loupe de sa parfaite et humble maîtrise de l’épure cinématographique la cruelle page d’Histoire des soldats locaux engagés du côté français pendant la guerre d’Algérie.
Cineuropa : Ce sujet des harkis, vous l’aviez déjà partiellement abordé dans La trahison [+]. Pourquoi avez vous voulu y revenir en vous centrer totalement sur le sujet ?
Philippe Faucon : Ce sujet est un peu une obsession pour moi parce que j’y suis lié par mon histoire personnelle familiale. Je suis né au moment de la guerre d’Algérie de parents qui l’ont vécue. Ma mère est née en Algérie, elle y a vécu jusqu’à ses 24 ans et elle était très attachée à ce pays. Enfant et adolescente, elle était allée à l’école avec des Algériens qui pour certains se sont retrouvés engagés du côté français et sont devenus harkis, et pour d’autres du côté adverse, chez les indépendantistes. Ce sont des choses dont j’ai entendues parler enfant et je sentais que quelque chose de très compliqué avait été vécu. J’ai notamment entendu parler des gens qui avaient été massacrés. J’avais abordé ce sujet dans La trahison, mais j’étais resté sur le sentiment que j’aurais pu raconter cela plus profondément et autrement, et c’est cela qui est à l’origine des Harkis. Je voulais revenir sur cette période de la guerre d’Algérie en prenant en compte les perdants, ceux qui ont eu tort, tout particulièrement parce que c’est quelque chose qui a été relégué dans l’oubli, mis de côté, et pas tellement abordé au cinéma.
Pourquoi le choix d’un collectif, cette harki 534, et non d’un ou deux personnages principaux ?
Parce que c’est une histoire qui n’est pas simple. Les raisons pour lesquelles des Algériens ont fait le choix de devenir harkis étaient diverses. Chacun des personnages incarne l’une de ces raisons. Pour certains, c’est de la survie alimentaire car ils n’ont plus d’autres choix. À cause de la guerre, ils ne peuvent plus vivre de la terre et ils ont des familles à faire vivre. C’est l’une des causes importantes de l’engagement des harkis auprès des Français car dans la situation de pénurie de l’époque en Algérie, ce que gagnait un harki lui permettait de faire vivre plusieurs personnes. Il y a aussi des raisons de traditions familiales car des pères ont fait les guerres de la France, mais également des raisons de pur mercenariat, d’opportunisme, voire des raisons d’adhésion comme pour le sergent-chef Amin qui est le seul personnage du film à être là par conviction : il croit les discours officiels énoncés lors de l’avènement de la Vème République qui disent que les Algériens vont désormais avoir les mêmes droits que les Français et il se méfie à contrario de l’option représentée par le FLN qu’il perçoit comme une aventure.
Comment avez-vous délimité la chronologie de l’intrigue ?
Le film se déroule sur les trois dernières années de la guerre. Il commence en 1959 car en septembre le général De Gaulle évoque pour la première fois l’idée de l’autodétermination, donc il commence à changer de langage, un choix qui, pour les gens attentifs, peut conduire à l’indépendance de l’Algérie. Mais en même temps, c’est un moment où l’on fait appel de façon importante à des Algériens qu’on recrute en masse et qu’on arme contre d’autres Algériens parce que les autorités françaises veulent commencer à négocier en position de force avec le FLN. Se met donc en place une grave et très lourde contradiction : tenter de mettre fin à la guerre mais en y impliquant encore des Algériens contre d’autres Algériens.
Le film évite soigneusement le manichéisme.
Il ne s’agissait pas de faire un film avec des points de vue simplistes car les choses sont complexes, les personnages eux-mêmes sont animés par des motivations qui peuvent être contradictoires, compliquées. Il n’y a pas les bons d’un côté, les méchants de l’autre. La guerre d’Algérie est une période d’une pratique extrême de la violence, mais des deux côtés. Cette violence est représentée dans le film, pas comme un spectacle, mais elle dit des choses sur les personnages qui soit subissent la violence, soit la pratiquent. On voit par exemple des harkis s’acharner sur des prisonniers mais c’est peut-être parce qu’ils s’acharnent sur une image perdue d’eux-mêmes.
Comment qualifiez-vous votre style toujours en retenue ?
Je cherche à approcher les personnages sans les esquisser à traits appuyés et sans forcer l’émotion ou faire appel au spectaculaire, aux facilités. Cette approche des personnages et du récit essaye de trouver d’autres moyens que ceux qui ont trop évidents. Il fallait aussi éviter d’asséner des vérités trop évidentes. Ce n’est pas flou, mais rien n’est d’une seule pièce, d’un seul tenant.
Cineuropa, 19 mai 2022
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