Breham: Pour le Maroc, la France prête à sacrifier ses valeurs

Breham: Pour le Maroc, la France prête à sacrifier ses valeurs – Algérie, Pegasus, espionnage, Sahara Occidental, MBS, MBZ, Yémen, Arabie Saoudite,

Entretien / Joseph Breham, avocat victime de Pégasus, et auteur de la plainte contre MBS et MBZ : « Pour sauvegarder ses relations avec le Maroc, la France est prête à sacrifier ses nobles valeurs »
Me Joseph Breham, comme out bon avocat qui se respecte, n’a pas du tout la langue dans sa poche. Mais en homme consciencieux et foncièrement honnête, il s’exprime sans artifices et effet de manche superfétatoires. Dans cet entretien dont il nous a gratifiés, il rappelle que la justice marocaine n’est pas du tout indépendante, qui va jusqu’à condamner des innocents notoires, à l’image du cas du détenu politique Naama Asfari, déjà aux mains de la police d’occupation au moment des faits ce qui n’a pas empêché sa condamnation à trente longues et interminables années. Sa torture non plus. Formellement reconnue et condamnée par l’ONU. Mais le plus grave, c’est cette inféodation de nombreux politiques et décideurs français à cause de leurs « mamounisation ». Le Makhzen ne se contente pas de corrompre. Il fait chanter aussi. Quant à la plainte déposée en France contre MBZ et MBS, notre interlocuteur ne parle rien moins de complicité des dirigeants saoudiens et émiratis avec Al Qaida dans la péninsule arabique, et donc avec les auteurs du carnage de Charlie Hebdo. Inutile de dire que cet entretien décapant vaut franchement le détour. A lire, à faire circuler et à partager donc…

La Patrie News : Vous avez déposé plainte ce vendredi 3 décembre au tribunal judiciaire de Paris, une plainte avec constitution de parties civiles contre les deux princes héritiers et dirigeants de facto de l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unies. Les chefs d’accusations sont tout aussi multiples que grave : « crimes de guerre », « torture », « disparitions forcées », « participation à une association de malfaiteurs à caractère terroriste » et « financement de terrorisme ». De quelles preuves disposez-vous pour étayer ces gravissimes accusations, et pensez-vous que la justice française sera assez indépendante pour instruire jusqu’au bout cette affaire ?

Joseph Breham : Cette plainte est le fruit d’une enquête qui a duré de nombreux mois. Dans cette affaire, nous avons œuvré à récolter des composants d’armes françaises sur des scènes de crimes de guerre commis au Yémen. Nous n’avons pas pu découvrir de façon suffisamment probante ces fameux composants. En revanche, nous avons découvert sur place une chose que nous ne soupçonnions pas. A savoir, l’existence d’un lien quasi- organique extrêmement fort au niveau politique régional et national entre les Emirats Arabes Unies et l’Arabie Saoudite d’une part, et Al Qaida sur la péninsule (AQPI)arabique de l’autre. C’est ce qui explique que notre plainte porte sur les chefs d’accusations de crimes de guerre, association de malfaiteurs terroristes et financement d’une entreprise terroriste. C’est pour moi, la première chose essentielle à mettre en avant. La seconde consiste à dire si on dépose une plainte contre Mohamed Ben Selmane (MB), contre Mohamed Ben Zayed (MBZ), contre leurs états-majors respectifs, contre une banque qui a été chargée d’acheminer les fonds, juridiquement parlant, nous sommes fondés à considérer qu’il existe suffisamment de preuves et d’éléments pour justifier et étayer notre plainte ce que nous attendons de cette plainte, c’est que la justice française permette que les complices de l’attentat commis contre Charlie Hebdo ne restent pas impunis. Or, on sait que c’est AQPI qui a revendiqué cet attentat, et que ses complices sont les « meilleurs alliés » de la France dans la région.

Cette plainte coïncide avec la tournée du président Macron dans cette région, simple hasard calendaire, et est-ce que cela ne risque pas d’influer sur l’instruction de cette plainte par la justice française, et qu’il y ait des interférences ?

La première chose essentielle à rappeler c’est que cela fait un an et demi qu’on planche sur cette plainte. Nous ignorons quand est-ce que le président de la République a décidé d’effectuer cette tournée. Ce qui est sûr, c’est que nous travaillons sur cette plainte depuis très longtemps. Maintenant, est-ce qu’il y aura interférence de la part des réseaux français pro-émiratis et pro-français, pour influer sur la justice et classer cette plainte irrecevable, ou que l’instruction n’aille pas aussi loin que voulu, oui, évidemment que je crains cela. Mais, je reste attaché au postulat que la justice française est indépendante. Au reste, si je n’en étais pas convaincu, j’aurais arrêté de me battre et de déposer des plaintes depuis très longtemps. Il n’en demeure pas moins que je ne perds pas de vue le fait que c’est plus compliqué de faire avancer une pareille plainte que n’importe quelle plainte lambda.

Vous faites partie des victimes du logiciel espion Pegasus. Pour avoir lu des déclarations faites par vous, je sais que cette découverte vous a secoué. On le serait à moins d’apprendre que votre vie privée était suivie à la trace, et que même les noms de vos enfants sont connus de ces espions. Comment vous êtes-vous adapté à cette « nouvelle vie, car je suppose qu’il y a pour vous l’avant et l’après Pégasus ?

J’ai en effet adopté un certain nombre de mesures pour protéger mes gosses, ma vie, mon travail… hormis ces mesures précises, je continue de vivre comme avant. Me concernant, si j’arrêtais de mener les têtes de dossiers qui ont justement justifié que j’aie été visé par ce logiciel espion, et que les autorités marocaines m’aient placé sur écoute, les « espionneurs », le Maroc, aurait gagé. Donc, non je n’ai pas changé grand-chose à ma vie, sauf que j’ai briefé les membres de ma famille sur ce qu’on pouvait se dire par téléphone ou pas. Il en va de même pour mes clients évidemment.

Vous gardez confiance en la justice, là encore, sachant qu’il existe des interpénétrations profondes entre l’Etat les Etats français et marocains ? et d’abord où en est votre plainte ?

Nous avons d’abord déposé une plainte simple, puis dans quelques jours une seconde avec constitution de partie civile. Pour les victimes, le travail des autorités policières semble avoir été fait, et bien fait même. Je reviens à la première partie de la question qui, à mon sens, est la plus importante, à savoir est-ce que ces interpénétrations existent, la réponse est évidemment oui est-ce que cela est très gênant pour la démocratie voire carrément dangereux, la réponse est aussi oui. En revanche, je ne crois pas que la justice française soit aux ordres de la justice marocaine. La chance que nous avons en France, c’est que la justice y est encore à peu près indépendante. Certes, il existe des moyens sournois pour la brimer, comme limiter drastiquement ses financements. C’est un moyen détourné d’empêcher la justice de jouer pleinement son rôle. Pour autant, si dans des affaires individuelles, il peut y avoir des comportements « très limites » de la part de magistrats qui n’ont pas le courage d’aller jusqu’au bout, le système, à mon sens, fonctionne globalement. Il n’en demeure pas moins que je me montre inquiet là aussi. Cette plainte s’annonce compliquée en effet. La crainte légitime vient des autorités du parquet qui ne dépendent pas du pouvoir judiciaire mais u pouvoir politique. Il y a risque que le parquet ne se montre pas enclin à creuser cette affaire dans ses moindres détails. Mais je suis tenté de dire que ce sont là les règles du jeu. Le Maroc est en droit de se défendre. J’ose espérer seulement que le Maroc ne recourra qu’aux moyens légaux pour se défendre. Je reste confiant malgré tout. Comme je vous ai dit tout à l’heure si je n’avais pas confiance en la justice française, j’arrêterais de faire mon boulot, de déposer des plaintes. J’arrêterais tout simplement de me battre.

Le Maroc aussi a annoncé avoir déposé une plainte. Si c’est le cas, où en est-elle ?

A ma connaissance, le Maroc a déposé des plaintes en diffamation contre des journaux, sous prétexte qu’il n’aurait pas eu recours à Pégasus. J’ai traité deux audiences déjà car dans ce cas, le système est très rapide. Durant l’audience d’octobre, les avocats mais aussi le procureur, avaient demandé que soit traité non pas le fond de cette affaire mais plutôt la recevabilité de ces plaintes. Je m’explique. Le Maroc, en tant qu’Etat, a attaqué des journaux français ce qui, au regard du droit français, est strictement interdit. Le droit de la presse en France empêche un Etat, quel qu’il soit, d’attaquer un journal en justice. Hier encore (lundi 6 décembre, NDLR), et l’avocat du plaignant marocain était absent, en faisant savoir qu’il était malade. Difficile de savoir s’il était vraiment malade ou si c’est pour gagner du temps. En attendant, un renvoi a été ordonné ce me semble pour la fin du mois de janvier prochain.

Pour vous, le Maroc se mue en Corée du Nord dès qu’il s’agit du Sahara Occidental. Est-ce à dire que l’affaire des détenus sahraouis, à l’image du cas emblématique de Naama Asfari, est une cause sérieusement compromise ?

Ce que l’on sait avec certitude, c’est que la justice marocaine n’est absolument pas indépendante. Elle sanctionne qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de preuve. Mais ça, c’était déjà le cas avant Pegasus. Je peux avancer plusieurs exemples pour étayer mon propos. Le cas en effet de Naama Asfari, prisonnier d’opinion politique sahraoui est très édifiant. Il a en effet été arrêté la veille du jour où se sont produites les infractions qu’on lui reproche. En clair, il était déjà entre les mains de la police au moment où les infractions qui lui sont reprochées avaient prétendument été commises ces faits représentent une preuve matérielle irréfutable de son innocence. Eh bien, malgré ça, les autorités marocaines l’ont quand même condamné. Le tout, sans procès, ou sans véritable procès. Le comité contre la torture avait demandé en attente de tout procès de faire sortir immédiatement Naama Asfari. Evidemment, au lieu de le faire, les autorités marocaines ont lancé un procès immédiat. Et la réponse du magistrat en charge du procès, enfin c’est un bien grand mot pour le qualifier, a été : « non ça n’existe pas ». Lorsqu’on en est à ce niveau de servilité, lorsqu’on en est à ce niveau de souplesse d’échine, lorsqu’on en est à ce niveau de bassesse, je ne trouve plus rien dire. Bien évidemment, ce n’est pas un dossier qui se résoudra sur le plan juridique. Le règlement ne sera que politique et la justice ne fera que valider les décisions prises. Pour autant, rien n’est perdu. Le combat en faveur des détenus politiques sahraouis suit son cours. Il faut continuer de mettre la pression.

Les voies de recours doivent être politiques à l’international…

Il faut continuer toujours d’utiliser les voies de recours nationales que l’on a, mais ne pas s’en contenter.

La France a dû revoir son accord de coopération judiciaire avec le Maroc au plus fort de la crise dans laquelle était impliqué directement Abdellatif Hammouchi, chef des services de renseignements et de sécurité marocains. Qu’est-ce que cela vous inspire comme commentaire, ou comme réaction ?

(Rire sonore ! il y a vraiment une forme de compromission des autorités françaises vis-à-vis des autorités marocaine. Quelles qu’en soient les raisons, que ce soit réellement pour lutter contre le terrorisme ou pour des considérations géopolitiques, ou bien encore parce que des hommes et des femmes politiques tenus d’agir ainsi pour telle ou telle raison, dans tous les cas de figure, et quelles qu’en soient la raison, ce que je peux affirmer sans aucun doute, c’est que pour sauvegarder ses relations avec le Maroc, la France est prête à sacrifier ces nobles valeurs qu’elle proclame et défend depuis de nombreux siècles. Dans le même sens, la France est prête à renier sa propre signature de bon nombre de traités internationaux. Cela veut bien dire qu’il ya une relation très « étrange » entre le fort et le faible, dans laquelle c’est le faible qui dicte son comportement au fort. S’agissant des causes précises, j’avoue humblement que je ne suis pas dans le secret des dieux. Je lis les journaux comme tout le monde. J’entends les causes officielles qui sont données. Je me doute qu’il y a très probablement des causes qui sont un peu moins officielles celles-ci tiennent plus à des enveloppes qui sont passées de tel endroit à tel autre. D’où les compromissions de telle ou telle personne politique.

La « mamounisation » résume cette forme de compromission…

Absolument. C’est ce que l’on désigne sous le vocable de « mamounisation » de la vie politique française. On invite des hommes politiques français dans de très grands hôtels de luxe. Ils y jouissent de la possibilité d’agir à leur guise et, donc, de déraper forcément. Tout est filmé, tout est archivé. Ainsi, il devient absolument impossible d’aller contre les intérêts du Maroc.

Entretien réalisé par Mohamed Abdoun

La patrie news, 09/12/2021

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