Algérie-France: le « couple malheureux » qui ne divorcera jamais. Les souvenirs entre les deux nations sont intimes, mais se lisent très différemment
La relation entre l’Algérie et la France n’a jamais été aussi tempétueuse que ces dernières semaines. Les dirigeants algériens ont été surpris par une déclaration du président français Emmanuel Macron le 30 septembre, dans laquelle il a évoqué le « système politico-militaire dur » d’Alger qui se maintient grâce à la « rente mémorielle » payée par l’héritage durable du colonialisme français. Il a ajouté que le régime algérien instille dans la société une haine envers la France incompatible avec l’espoir d’une amitié entre les deux pays.
M. Macron estime également que le président algérien, Abdelmajid Tebboune, est sous la coupe de hauts gradés de l’armée qui ne lui laissent pas assez de marge de manœuvre pour diriger l’État.
En soulignant la nature autoritaire du gouvernement d’Alger et en désignant les militaires comme l’une des sources de ses problèmes, M. Macron aurait pu obtenir un certain soutien parmi les Algériens qui s’opposent à la direction prise par leur pays. Malheureusement, le président français a anéanti ces perspectives lorsqu’il a ajouté que l’Algérie n’existait pas en tant que nation avant sa colonisation par la France et qu’il ne comprenait pas pourquoi les Algériens étaient plus durs envers la France qu’envers la Turquie, par exemple, qui les a subjugués pendant une plus longue période de l’histoire.
À la suite de ces déclarations, l’Algérie a rappelé son ambassadeur à Paris et a interdit son espace aérien à tout avion militaire français à destination du Mali, où il participe à une guerre contre les guérillas islamistes dans le Sahel. Une rupture diplomatique totale entre l’Algérie et la France est peu probable, mais la crise actuelle est grave – aussi intense que celle qui a suivi la nationalisation des compagnies pétrolières françaises par le gouvernement algérien en 1971.
Depuis la fin de la guerre d’indépendance algérienne, qui a fait des dizaines de milliers de morts entre 1954 et 1962, l’Algérie et la France n’ont pas réussi à construire une relation stable. L’histoire est lue différemment de part et d’autre de la Méditerranée. Le gouvernement algérien tire parti du manque d’empathie de Paris pour apparaître, aux yeux de la population locale, comme un protecteur de l’identité nationale, et cette réaction est à son tour exploitée par les différents gouvernements français pour attiser les passions lors des élections.
Se préparant à sa propre campagne de réélection lors d’un scrutin prévu en 2022, M. Macron a cherché à réconcilier définitivement ces souvenirs contradictoires. L’année dernière, il a demandé à Benjamin Stora, un historien français d’origine algérienne connu pour être une autorité en matière d’histoire algérienne, de rédiger un rapport et de formuler des recommandations pour un règlement franco-algérien. Il a discuté du rapport à l’avance avec le gouvernement algérien, l’invitant à apporter sa contribution. L’Algérie a nommé Abdelmadjid Chikhi, le responsable de ses archives nationales, pour servir d’homologue à Stora.
Lorsque le rapport Stora est finalement publié en février, Alger se montre réticent face au produit final. Si elle a reconnu que le rapport avait fait quelques pas en avant, elle a finalement estimé qu’ils étaient insuffisants. Les Algériens avaient espéré, par exemple, que la France reconnaîtrait que son armée s’est rendue coupable de crimes de guerre pendant la guerre. Le rapport ne fait aucune recommandation en ce sens.
Mais malgré toute sa colère, il ne fait aucun doute que le gouvernement algérien utilise les détails du passé comme levier pour obtenir des gains diplomatiques dans le présent. Il demande au gouvernement français, par exemple, de soutenir la position algérienne à l’ONU dans son conflit avec le Maroc au sujet du Sahara occidental.
A côté de ce conflit de mémoire, qui n’est pas prêt de disparaître, il y a un autre point de discorde : le cas des sans-papiers algériens installés en France. Chez nous, on les appelle les « harragas », c’est-à-dire « ceux qui brûlent ». Ils risquent leur vie pour traverser la Méditerranée et atteindre l’Espagne. De là, ils se rendent en France et, à leur arrivée, certains brûleraient leurs passeports. Les autorités françaises demandent à plusieurs reprises à leurs homologues algériens de les aider à les expulser.
Mais l’Algérie se montre peu disposée à les reprendre, à la grande colère du ministre français de l’intérieur Gérard Darmanin, lui-même d’origine algérienne. Dans une récente interview télévisée, le président algérien a laissé entendre que M. Darmanin était malhonnête, aggravant ainsi la crise entre les deux gouvernements.
Il est largement soupçonné que le gouvernement algérien souhaite l’extradition de certains de ses opposants politiques installés en France en échange d’une coopération sur la question des sans-papiers. Les autorités algériennes veulent que la France extrade, par exemple, Ferhat M’Henni, un séparatiste kabyle, Amir Boukhris, connu sous le nom d’Amir DZ, un militant des médias sociaux, et Hicham Abboud et Abdou Semmar, tous deux journalistes. En l’absence d’une décision de justice, l’administration française ne peut toutefois pas les envoyer en Algérie. En tout état de cause, Paris craint que s’ils sont expulsés, ils ne soient torturés.
Pour le gouvernement algérien, déjà affaibli par le mouvement de protestation populaire du Hirak, la présence d’opposants politiques en France, où vivent des centaines de milliers d’autres Algériens, est alarmante.
Les relations humaines entre la France et l’Algérie sont très profondes. Il y a 7 à 8 millions de citoyens français dont les parents ont eu dans le passé une relation intime avec l’Algérie, soit pour y avoir vécu, soit pour avoir d’autres liens familiaux ou commerciaux. Il y a également un million de citoyens français d’origine algérienne et 800 000 autres migrants algériens vivant légalement en France. Et la France est le troisième plus grand partenaire d’importation de l’Algérie, après la Chine et l’Italie.
Pourtant, l’enracinement profond des deux pays sur leurs territoires respectifs ne rend pas leur relation facile. Au contraire, elle la rend plus difficile. Chaque fois qu’une crise diplomatique éclate, un grand nombre de vies sont touchées et des liens commerciaux établis de longue date sont perturbés. Ces problèmes touchent les citoyens français autant que les Algériens, et ils nuisent également aux entreprises françaises.
Mais l’étroitesse des relations complique les choses d’une autre manière. Si le marché algérien est certainement important pour le gouvernement français, Paris estime qu’il a également des intérêts culturels à défendre en Algérie. L’Algérie a beaucoup contribué au paysage culturel de la France. Malgré l’arabisation du système scolaire algérien, la langue française est toujours utilisée par l’administration publique et des millions de personnes parlent le français, en plus de l’arabe ou de l’amazigh. De nombreux écrivains algériens francophones sont bien connus en France, notamment Yasmina Khadra, Boualem Sansal et Kamel Daoud. Face à l’hégémonie mondiale de la langue anglaise, l’Algérie est pour la France un bastion linguistique à préserver. Tout cela, naturellement, pourrait donner à Alger un sentiment d’insécurité – un coin du monde francophone, plutôt qu’un centre de sa propre histoire.
La France et l’Algérie forment un couple – un couple torturé, mais avec des souvenirs d’intimité. Ils ne seront peut-être jamais stables, mais ils ne divorceront jamais. Une telle rupture serait trop brutale et, en définitive, un gaspillage de tant d’histoire.
The National, 29/10/2021