Monologue de l’ami tunisien

Monologue de l’ami tunisien. Personne, je dis bien personne, ne sait où va la Tunisie. Celui qui prétend le contraire est soit un menteur, soit un naïf.

Personne, je dis bien personne, ne sait où va la Tunisie. Celui qui prétend le contraire est soit un menteur, soit un naïf. En ce moment, les gens sont un peu perdus. Le 25 juillet, quand le président a repris les rênes, beaucoup étaient contents, c’était même l’euphorie pour certains. Ils étaient sincèrement heureux. Pour eux, il fallait que quelque chose arrive. Ils ne savaient pas quoi mais le statu quo était intenable. Trop de pression, trop de tensions. Moi aussi, j’étais soulagé. Je ne dis pas que je suis d’accord avec tout ça, loin de là, mais j’ai été soulagé. C’est comme si on m’avait enlevé un poids. L’immobilisme dans nos pays, c’est la pire des choses. J’ai vécu ça au début des années 1980 quand on a définitivement compris que Bourguiba n’était plus capable de diriger le pays.

C’est revenu en 2013. On sentait que le pays pouvait basculer dans la guerre civile. Et là, tu te dis,  » ça ne peut plus durer  » et tu imagines ce qui pourrait faire bouger les choses. Tu attends.

On va dire les choses clairement. Tu as plein de gens qui sont contents de la situation uniquement parce que les islamistes sont les grands perdants de l’affaire. Enfin, pour le moment, mais ça c’est une autre histoire. Ennahdha est hors-jeu et les gens sont satisfaits. C’est ce qu’ils veulent et espèrent depuis 2011. Tu peux écrire mille articles sur le pays, si tu ne comprends pas que la détestation de ce parti est immense, tu rates quelque chose. Attention, je ne te dis pas qu’ils n’ont pas de base ou bien qu’ils seraient marginaux. Au contraire. Mais beaucoup de gens leur sont franchement hostile. J’ai plein de personnes autour de moi dont le seul mot d’ordre est  » qu’ils dégagent et qu’ils ne reviennent plus « . Pour le reste, ils s’en cognent. C’est  » je veux ça  » et qu’importe la suite.

Je ne sais pas si on peut comparer avec la situation algérienne de 1992. Chez vous, c’était plus grave. Il y avait une sorte d’affolement de l’Histoire. Vous aviez deux gros acteurs qui se faisaient face. Le pouvoir et les islamistes. Chez nous, dans la perception générale, c’est Ennahda face à un seul homme : le président. Le reste du panorama politique est tellement compliqué, opaque, en réorganisation, que personne n’est capable de formuler la moindre offre de rechange. C’est non aux islamistes et basta. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. Mais, à un moment ou un autre, il va falloir faire face à la réalité. Le pays n’a presque plus d’argent. Les agences de notation ne lui font pas de cadeaux, ça veut dire que s’endetter coûtera bien plus cher et que, de toutes les façons, le FMI sera intraitable. Je ne sais pas si beaucoup de gens en ont conscience sauf peut-être la bourgeoisie. Ce n’est pas un hasard si elle n’investit pas.

Il va y avoir des mesures douloureuses. Et là les choses risquent de changer. Je pense que c’est ce que se disent les islamistes. Ils savent qu’ils sont honnis. Ils savent que la moindre contestation brutale de leur part va leur attirer encore plus de brutalité. Alors, ils jouent le temps. C’est ce qu’ils ont toujours fait. Bon, en même temps, ils ont complètement été nuls. Nuls dans leur gestion, nuls dans leurs manœuvres parlementaires, nuls dans leur obstruction pour la cour constitutionnelle. Ils étaient persuadés qu’ils feraient toujours la pluie et le beau temps. Je pense qu’ils n’ont même pas vu venir le coup du 25 juillet. Ça fera peut-être réfléchir certains de leurs sympathisants. Ça, pour moi, c’est la grande conclusion provisoire : en dix ans, Ennahdha a réussi à dilapider une bonne partie de son capital sympathie. Le pouvoir, ça use. C’est une lapalissade mais c’est tellement vrai. Mon seul regret, c’est que j’aurais préféré qu’on les dégage proprement. Par les urnes. Qu’ils se prennent une vraie gifle aux élections. Un résultat imparable. Là, tu leurs dis  » les gens ne vous supportent plus, dégagez  » ; ils répondent  » qui ? combien ? quels sont les statistiques ? prouvez-le ? « . Est-ce qu’on change la donne parce qu’une opinion publique pense ceci ou cela ? Si c’est le cas, alors c’est la dictature de l’instant.

Moi, je n’ai aucune sympathie pour les barbus, mais vraiment aucune, mais je suis contre ce qui se passe. Pourtant, je ne le crie pas haut et fort. Parce que, sans m’en rendre compte, je retrouve les vieux réflexes. Les attitudes d’évitement. Les prudences que je croyais avoir oubliées. Les  » on ne sait jamais, faisons attention à ce qu’on dit « . Bien sûr, si on est d’accord avec le 25 juillet, on peut y aller à fond. Applaudissements et textes dithyrambiques. Comme pour Ben Ali à ses débuts… Par contre, si tu as des réserves. Mieux vaut te taire, ne serait-ce que pour éviter les insultes sur les réseaux sociaux. Je ne dis pas qu’on va venir t’embarquer. On est encore dans un climat de liberté d’expression réelle.

C’est pas l’Algérie, hein… mais il y a des signaux inquiétants. Tu sais, la dictature est une mauvaise habitude qui ne s’oublie pas…

Akram Belkaïd

Le Quotidien d’Oran, 23/10/2021

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