Un immigré algérien identifié 60 ans après sa noyade

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Il était sorti en promenade sur une barque en cette matinée de dimanche 18 juin 1961. Au loin, au-delà des flancs montagneux de l’Isère dans le sud-est de la France, l’Organisation de l’armée secrète (OAS) commettait le même jour un attentat à la bombe sur la ligne du train Paris-Strasbourg faisant 24 morts et 132 blessés. La sinistre organisation tentait désespérément de dérailler le train de l’histoire du peuple algérien vers la victoire finale sur l’occupant Français. Ce 18 juin, c’est aussi l’anniversaire de son neveu qui porte le même prénom que lui. C’était aussi le dernier jour où il sera vu vivant. Sa disparition allait durant 60 ans hanter sa famille et ses proches.

En compagnie d’un ami, le fils du patron de l’atelier où il travaillait depuis 4 ans, Mohamed Bensama rongea un petit sac contenant un sandwich dans un coin de l’embarcation qui allait le conduire à la rencontre de son triste destin à l’âge de 20 ans.

Né à Mila, une ville de l’Est algérien, dépendant alors du département de Constantine, il était le cadet d’une fratrie de trois frères et quatre sœurs. Mohamed était parti s’installer à Grenoble à l’âge de 15 ans, fuyant la disette dans laquelle se trouvait sa famille et la peur d’être enrôlé de force par l’armée française. Au temps de la révolution Mila n’était plus anodine. Elle en tira gloire en étant la ville natale des chefs révolutionnaires, Lakhdar Bentobal et Abdelhamid Boussouf devenus ensuite membres du CCE (Comité de coordination et d’exécution) du gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) en exil en Tunisie. C’est aussi la ville de l’auguste cheikh Mbarek el Mili, un des fondateurs de l’association des oulémas algériens. Ceinturée par des garnisons des troupes coloniales, l’ancienne Milev, la romaine, connue pour ses étendues de blé, n’offrait alors aucune perspective aux autochtones sauf la privation et l’espoir d’indépendance.

Armé de ses bras, Mohamed parti lutter en Métropole contre la misère à laquelle étaient réduits les algériens par les colons européens. Il devint l’espoir de sa mère, el hadja Yamina, une belle femme élevée à la dure, réputée pour sa hardiesse qui força le respect et sa poigne dans la protection de ses enfants, disaient d’elle ses proches. L’âme déchirée et à contre cœur, elle l’encouragea à chercher une vie plus clémente dans cette France qui lui évitait de finir cireur, docker ou un “ya wled” à porter des couffins des colons dans les marchés.

Il réussit en peu de temps à économiser quelques francs qui ont permis à sa mère d’acheter un terrain et de construire une maisonnette dans la rue du château d’eau sur les hauteurs du centre-ville de Mila. Jusque-là, sa famille vivait dans un gourbi spartiate et insalubre cédé par un oncle. Il rêvait de faire plus pour toute sa famille mais la mort le prit à 20 ans.

Il plonge ce jour-là dans le lac de Paladru. Une minute passe, puis deux, puis cinq…puis rien. Mohamed ne refait plus surface. Comme s’il a été englouti par un monstre affamé. Emporté à jamais dans les flancs vaseux du lac.

Son ami puis les pompiers tentaient alors de retrouver le corps. En vain. La famille est éplorée et sa mère est restée inconsolable jusqu’à sa mort en 1980 car elle ne put lui consacrer une sépulture et faire le deuil définitif. « C’était un garçon d’une très grande gentillesse, un ange descendu du ciel, aimable et affable », raconte sa sœur cadette Malika qui a été derrière son identification 60 ans plus tard. « Il était trop proche de notre mère qui n’a jamais accepté sa mort. Elle a vécu des années avec l’espoir qu’il réapparaisse un jour devant le seuil de la porte de la maison », a-t-elle confié au Jeune Indépendant.

Son portrait n’a jamais quitté le mur de sa chambre où elle réside à Fontaine dans la banlieue de Grenoble, tout comme le salon de son frère Hocine, décédé en 2014, raconte de son côté, Mohamed le neveu du disparu du Lac du Paladru, installé lui aussi à Grenoble depuis plus de trois décennies. « Mon père ne cessait d’évoquer, la tristesse dans l’âme, l’oncle Mohamed et des circonstances de sa disparition et comment son corps n’a jamais pu être retrouvé », a-t-il dit.

Rebondissement dans l’enquête

Mais tout bascule en 2010 lorsque les équipes de plongeurs des sapeurs-pompiers découvrent, à 18 m de profondeur, des ossements au fond du lac. Deux jours de plongées avaient été alors nécessaires aux spécialistes de la gendarmerie pour fouiller le fond et y remonter 80 % des ossements d’un corps humain. Les ossements ont été ensuite confiés aux experts de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) dans l’Isère. Les premières analyses permettaient d’affirmer que le squelette était celui d’un homme mort vraisemblablement par noyade car il ne portait aucune trace de violence qui auraient fait penser au crime.

« Les toutes premières constatations menées notamment sur le crâne n’avaient révélé aucun coup porté qui l’aurait brisé ou troué. L’absence d’un quelconque lest à proximité des ossements plaidait également en faveur de l’accident ou du suicide », expliquait le journal grenoblois le Dauphiné en 2017.

Les spécialistes arrivent toutefois à estimer qu’il mesurait environ 1,70 m et qu’il était âgé de 18 à 27 ans au moment de son décès. L’utilisation, par un centre spécialisé, de la technique de datation au carbone 14 permettait enfin d’assurer que le décès remontait à une période fixée entre 1955 et 1963. Un ensemble d’avancées qui allaient permettre aux enquêteurs de se replonger dans les archives, à la recherche de l’identité du squelette du Lac Bleu.
En 2012, la gendarmerie lance, en vain, un appel à témoin à l’endroit de ceux qui auraient pu croiser le jeune Mohamed le jour de sa disparition et aux familles qui ont signalé la disparition d’un des leurs en ce jour.
Grâce à l’ADN extrait, les gendarmes scrutaient alors toutes les disparitions de ces année-là, tout en cherchant des profils avec une souche d’ADN semblable.

Malgré plusieurs témoignages et des centaines de pages d’archives de journaux épluchés, le procureur de la République clôturait ce dossier en 2016. Les ossements conservés dans les locaux de la petite brigade de Virieu étaient inhumés sous X au cimetière de Charavines dans la région Auvergne-Rhone. L’enquête va rebondir ces derniers jours. Les gendarmes reçoivent un appel à la brigade d’une dame de Fontaine (NDLR, une commune de l’Isère) », relate l’adjudant-chef Allain. Il s’agit de sa sœur Malika aujourd’hui septuagénaire qui est rapidement entendue par les gendarmes. Elle affirme qu’elle a eu vent de la découverte du squelette dans une discussion avec une amie et explique que frère venu s’installer en France depuis son Algérie natale, s’était noyé dans le lac le 18 juin 1961 à l’âge de 20 ans.

L’enquête est ainsi relancée. Grâce à des recherches du service état civil de la mairie et un prélèvement ADN avec sa sœur, le lien de parenté était confirmé à 99,99 % !

Pour la famille, c’est une authentification qui va permettre de faire un deuil impossible depuis 60 ans. Six décennies durant lesquels ils ont cru ne jamais pouvoir offrir une sépulture digne de ce nom à leur proche. Comme le révèle le Dauphiné Libéré, les enquêteurs de la gendarmerie ont pu identifier, 11 ans après sa découverte au fond du lac de Paladru (Isère), le corps d’un homme qui avait disparu en 1961.

« Ça faisait trop longtemps qu’on était plongé dans l’inconnu. Je suis soulagée de découvrir enfin la vérité, de pouvoir me recueillir avec mes autres frères et sœurs sur sa tombe », lance, les larmes aux yeux Malika au Jeune Indépendant en affirmant nourrir le souhait de l’enterrer dans sa ville.

Six décennies plus tard, les gendarmes ont pu rendre à sa famille le squelette de Mohamed grâce à de nombreux actes d’enquêtes et des progrès scientifiques mais surtout grâce à la ténacité de sa sœur, aujourd’hui fière d’avoir rendu “à la vie” ce Mohamed qui aurait eu 80 ans pour revenir. Mohamed est revenu pour faire ses adieux et fermer un registre de condoléances ouvert depuis 60 ans…

Le Jeune Indépendant, 07/10/2021