Normalisation partielle : L’acte équilibriste du Maroc

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Par Yasmina Abouzzohour

Après les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan, le Maroc est devenu le quatrième pays de la région MENA à normaliser ses relations avec Israël en 2020. En échange de la reprise des liens avec Tel Aviv, Rabat a bénéficié d’importants accords sécuritaires et financiers avec les États-Unis et a assuré la reconnaissance de la souveraineté du royaume sur le Sahara occidental. Cet article explore les politiques nationales, régionales et internationales qui ont déterminé l’approche du royaume et évalue la façon dont le royaume a navigué entre des pressions concurrentes.

Le 10 décembre 2020, le Maroc est devenu le dernier pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA) à annoncer qu’il normaliserait partiellement ses liens avec Israël dans le cadre d’un accord négocié par l’administration Trump. En échange de la reprise de certains liens, mais pas de tous, avec Tel Aviv, Rabat a bénéficié d’importants accords sécuritaires et financiers avec les États-Unis et a assuré la reconnaissance de la souveraineté du royaume sur le Sahara occidental. Fugitivement critiqué par certains acteurs dans le pays et à l’étranger, cet accord est revenu sur le devant de la scène à la suite des attaques israéliennes contre Jérusalem et Gaza en mai 2021. Ces attaques ont poussé des milliers de Marocains à exprimer leur solidarité avec le peuple palestinien par des manifestations et des campagnes sur les médias sociaux. Elles ont également mis en lumière le fossé entre les États de la région MENA qui ont normalisé et ceux qui ne l’ont pas fait, montrant clairement qu’il est désormais plus difficile que d’habitude pour eux de s’unifier autour de cette question. Enfin, à la suite des attentats, Israël et les États-Unis surveilleront de près tout signe de rétractation de l’accord.

En conséquence, le régime marocain cherche à trouver un équilibre entre le développement de sa relation naissante avec Israël et le maintien de son soutien à la cause palestinienne. Il a déjà proclamé à plusieurs reprises que sa position sur le conflit israélo-palestinien reste inchangée. Le régime a également autorisé le principal parti politique du pays à s’entretenir avec un dirigeant du Hamas. Enfin, il a envoyé de l’aide à la Palestine par le biais de dons directs ainsi que par l’intermédiaire de l’Agence Bayt Mal Al-Quds Acharif – une institution financière principalement financée par le Maroc qui se concentre sur le travail humanitaire et social à Jérusalem. Dans le même temps, les décideurs marocains ont exprimé une volonté politique de développer davantage les relations avec Israël, dont le ministre des affaires étrangères doit se rendre dans le royaume en août. Ils ont également avancé dans leurs projets de normalisation, notamment en autorisant l’ouverture d’un bureau de liaison israélien sur le sol marocain et l’établissement de vols directs vers Marrakech par les compagnies aériennes israéliennes. Ce jeu d’équilibriste permet au régime d’apaiser les acteurs nationaux et régionaux sans s’aliéner Israël et les États-Unis, tout en augmentant son importance stratégique sur la scène mondiale.

L’anatomie d’un accord

La normalisation partielle du Maroc avec Israël est largement considérée comme un accord de contrepartie en échange de plusieurs accords sécuritaires et financiers avec les États-Unis, ainsi que de la reconnaissance par ces derniers de la souveraineté du royaume sur le Sahara occidental (sur laquelle l’administration Biden ne reviendra pas, selon les médias citant des sources internes à l’administration). Plus précisément, le régime marocain s’est engagé à reprendre des liens diplomatiques partiels, à établir des vols directs de et vers Tel Aviv, à ouvrir des bureaux de liaison dans les deux pays (comme ceux qui existaient avant 2002) et à coopérer sur les fronts économique et technologique. L’accord n’a pas entraîné l’ouverture d’une ambassade marocaine en Israël ni une normalisation complète (c’est-à-dire l’établissement de relations diplomatiques complètes). Les accords de sécurité avec les États-Unis comprennent une vente d’armes potentielle d’un milliard de dollars qui a été bloquée par le Congrès en attendant d’être examinée, mais que l’administration Biden maintiendra probablement selon les experts. En outre, les États-Unis ont promis une aide de 3 milliards de dollars pour des projets du secteur privé au Maroc.

Le royaume pourrait également bénéficier financièrement de liens plus étroits avec Israël en termes de commerce et d’investissement, ainsi que dans des secteurs clés tels que la technologie, l’eau, l’énergie et l’agriculture. La normalisation partielle pourrait également stimuler les recettes touristiques du Maroc, qui ont diminué en raison de la pandémie mondiale, car elle pourrait encourager davantage d’Israéliens à visiter le royaume. Certains s’attendent à ce que le nombre annuel de touristes israéliens au Maroc passe d’environ 50 000 à 200 000. Le commerce annuel pourrait augmenter de 500 millions de dollars.

Réactions intérieures

La décision de normaliser partiellement les liens avec Israël a été prise par le régime, qui décide de la politique étrangère du pays. Le gouvernement élu n’a pas été impliqué dans le processus de décision ; en fait, la question n’a pas été discutée au parlement. Moins de deux semaines après l’annonce de l’accord, une délégation américano-israélienne s’est rendue au Maroc pour signer la déclaration, codifiant leurs nouveaux liens. L’événement a été présidé par le roi Mohammed VI et s’est déroulé en présence du ministre des affaires étrangères, d’un conseiller royal et du Premier ministre Saaddedine El Othmani du Parti de la justice et du développement (PJD).

Pourtant, le PJD, qui dirige actuellement le gouvernement, rejette depuis longtemps toute forme de normalisation avec Israël ; sa branche jeunesse le fait toujours activement. Le Premier ministre, qui avait rédigé en 1996 un article qualifiant la normalisation de génocide civilisationnel, avait exprimé une opposition farouche au développement des liens avec Israël pas plus tard qu’en août 2020. Immédiatement après l’annonce de l’accord, le PJD a publié une déclaration dans laquelle il réaffirme que ses positions « sont fermes à l’égard de l’occupation sioniste et des crimes qu’elle commet contre le peuple palestinien, notamment le meurtre, le déplacement et la profanation de lieux saints ». Le parti a également condamné les attaques d’Israël contre Jérusalem en mai 2021 et a exprimé son soutien inconditionnel à la cause palestinienne. Certains membres du PJD ont même demandé la fermeture du bureau de liaison israélien récemment ouvert à Rabat. Pourtant, certains membres du PJD ne se sont pas initialement opposés à l’accord. L’ancien Premier ministre Abdelilah Benkirane avait exprimé son soutien à la normalisation en décembre 2020 et défendu la signature de l’accord par El Othmani. Cependant, Benkirane a ensuite réaffirmé la position anti-normalisation du PJD en février 2021, affirmant que cette position ne changerait pas « sous la pression ». Il a également souligné que la normalisation était « décidée par l’État que le roi dirige et non par le Parti de la justice et du développement. »

En dehors du PJD, Nabila Mounib -secrétaire générale du Parti socialiste unifié- a critiqué le caractère de contrepartie de l’accord de décembre 2020, estimant que le Maroc n’avait pas besoin de normaliser pour légitimer sa revendication territoriale. Abderrahman Benameur – une importante figure socialiste et un dirigeant du Parti de l’avant-garde démocratique socialiste – a exigé la révocation de ce qu’il considère comme un « accord illégitime » et a participé à un sit-in contre la normalisation en mars 2021. Toutefois, si certaines personnalités politiques ont exprimé leur mécontentement à l’égard de la normalisation, d’autres ont exprimé leur soutien à la décision du régime. Par exemple, Nabil Benabdellah- le secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme- a soutenu l’accord en décembre 2020, arguant qu’il ne faisait que codifier les liens existants.

Au niveau de la population, la normalisation n’a initialement pas été bien accueillie par beaucoup. Après l’annonce de décembre 2020, des manifestations répétées ont éclaté pour soutenir la cause palestinienne ou s’opposer à la normalisation. Cela a incité les autorités à interdire ces rassemblements avant de finalement les autoriser après les attaques israéliennes de mai 2021. Le 30 mars, malgré l’interdiction des manifestations, les Marocains de Rabat sont descendus dans la rue en solidarité avec les Palestiniens lors de la commémoration de la Journée de la terre. Plus récemment, des manifestations spontanées ont eu lieu dans 46 villes marocaines, déclenchées par la violence israélienne à Jérusalem et à Gaza. Dans la capitale, Rabat, des centaines de personnes ont protesté devant le bâtiment du parlement. À peu près au même moment, des manifestations plus importantes ont éclaté dans des quartiers populaires de Casablanca. À Marrakech, une destination touristique majeure, environ 3 000 personnes ont participé aux manifestations. Dans l’ensemble, de nombreux manifestants ont exprimé leur solidarité avec les Palestiniens, tandis que d’autres ont exigé que le régime annule purement et simplement la normalisation. Par ailleurs, avant même que le royaume ne se normalise partiellement avec Israël, des centaines de Marocains ont participé à des manifestations contre la normalisation organisées par des organisations marocaines de défense des droits de l’homme lorsque les Émirats arabes unis et Bahreïn ont signé les accords d’Abraham ; certains manifestants ont qualifié les deux pays du Golfe de « traîtres ».

Cependant, l’opinion publique récente du Baromètre arabe montre que le nombre de Marocains favorables à la normalisation a considérablement augmenté. Entre mars et avril 2021, 41 % des Marocains interrogés étaient favorables à l’accord du Maroc avec les États-Unis et Israël. En comparaison, en octobre 2020, 91 % des Marocains interrogés n’étaient pas favorables aux accords de normalisation entre Israël et les Émirats arabes unis et Bahreïn, tandis que 87 % ne pensaient pas qu’il serait bénéfique pour la région arabe que certains pays coordonnent leurs politiques étrangères avec Israël. Cette augmentation du soutien peut être attribuée à la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Cependant, malgré une augmentation du soutien à la normalisation, la majorité des Marocains interrogés (59 %) reste contre la normalisation.

Réaffirmer le rôle de médiateur

Compte tenu des opinions sur la normalisation et l’occupation israélienne dans le pays et dans la région, le régime marocain se trouve actuellement dans une position délicate. Jusqu’à présent, il a cherché à apaiser la population, à maintenir son image de régime pro-palestinien dans la région et à l’intérieur du pays, et à faire comprendre à Israël et aux États-Unis qu’il ne se retirera pas de l’accord. En maintenant cet équilibre, les décideurs visent à éviter les troubles intérieurs, à contenir les critiques régionales et à récolter les avantages sécuritaires et financiers de la normalisation. Cela peut également permettre au régime de renforcer son image sur la scène mondiale en tant qu’acteur régional crédible.

Le monarque lui-même s’est attelé aux deux premières tâches – apaisement national et régional – après les attentats de mai. Il a ordonné que 40 tonnes d’aide soient livrées à la Cisjordanie et à Gaza par avion militaire, notamment des médicaments, des denrées alimentaires et des couvertures, une mesure saluée par plusieurs personnalités palestiniennes et jordaniennes. Le roi a également critiqué les violences israéliennes à Jérusalem et à Gaza qu’il considère comme « un acte inadmissible susceptible d’attiser les tensions », et a réitéré la « solidarité permanente » du royaume avec le peuple palestinien dont la cause est au premier rang des préoccupations du Maroc. Ces propos sont conformes à la communication étatique de décembre 2020. Ensuite, le monarque avait appelé le président Mahmoud Abbas et réitéré son soutien continu à une solution à deux États et s’était engagé à ce que son régime utilise sa nouvelle position pour servir de médiateur entre Palestiniens et Israéliens. En fait, dans ce qui était probablement une tentative de se positionner comme un médiateur fiable entre Israël, le Hamas et l’Autorité palestinienne, le régime a permis au PJD d’inviter le chef du Hamas Ismail Haniyeh à Rabat à la mi-juin. Le monarque a également organisé un dîner pour Haniyeh, qui a ensuite salué les efforts marocains pour soutenir la cause palestinienne.

Si le Maroc devait véritablement poursuivre le rôle de médiateur entre Israël et la Palestine, il construirait son image d’acteur crédible et neutre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA) et retrouverait une partie de l’importance stratégique qu’il avait vis-à-vis des États-Unis entre les années 1960 et 1990. En effet, sous le règne de feu le roi Hassan II, le Maroc a joué un rôle dans le processus de paix entre les Israéliens et les Palestiniens, ainsi qu’entre Israël et divers États de la région MENA, notamment l’Égypte d’Anwar Sadat dans les années 1970. Hassan II a cherché à faciliter plutôt qu’à négocier ; et son régime a encouragé les acteurs des deux parties à établir un contact direct et leur a permis de se rencontrer secrètement sur le sol marocain pour des négociations. Il a également contribué à l’accord d’Oslo et au traité de paix jordanien.

La réadoption du rôle de médiateur serait également conforme à la récente réorientation de la politique étrangère du royaume. Au cours des dix dernières années, le régime a diversifié sa base d’alliances en s’éloignant de sa dépendance excessive à l’égard de l’Europe. Les décideurs ont tissé des liens plus étroits avec les pays du Golfe, rétabli et intensifié sa présence en Afrique subsaharienne et se sont ouverts à des partenaires non traditionnels tels que la Chine. Le régime s’est également attaché à jouer le rôle de médiateur dans la crise libyenne et s’est positionné comme un pourvoyeur de stabilité au Sahel. Le rétablissement des liens avec Israël et la contribution potentielle à la paix entre les Palestiniens et les Israéliens renforceraient davantage la position du Maroc, en particulier pour les États-Unis. Plus important encore, cela aiderait le régime dans son objectif de s’établir davantage comme un acteur indépendant, un partenaire fort, et un fournisseur de stabilité et médiateur crédible et clé dans la région MENA.

Perspectives : Trouver un terrain d’entente

La violence israélienne à Jérusalem et à Gaza a déclenché un tollé général et alimenté des protestations dans le monde entier, y compris au Maroc. Mais qu’est-ce que cela a changé dans l’approche du royaume ? Pas grand-chose. Le régime est actuellement dans une position sûre, et le roi Mohammed VI ne contrôle pas seulement la politique étrangère du royaume, mais il est aussi son acteur politique le plus important et le plus puissant, vénéré par la majorité des dirigeants politiques et soutenu par des institutions solides. Les récentes manifestations pro-palestiniennes et anti-normalisation à travers le pays ne représentent qu’une petite menace pour le régime ; elles ne sont pas suffisantes pour le faire changer de voie. Et bien que les données sur l’opinion publique aient constamment montré que les Marocains sont majoritairement favorables à la Palestine, il est peu probable que la cause palestinienne mobilise une grande partie de la population (ce sont plutôt les difficultés socio-économiques qui déclencheraient une telle réaction à l’avenir). Cela signifie que le régime poursuivra ses objectifs clairs et ambitieux en matière de politique étrangère malgré un mécontentement mineur à l’intérieur du pays.

Sur le plan régional, l’établissement de liens plus étroits avec Israël ne nuira pas substantiellement au régime marocain. Il est vrai que l’accord a suscité de vives critiques de la part de l’Algérie voisine ainsi que de l’Iran, et qu’il fait du Maroc le seul État du Maghreb à avoir normalisé ses relations. Cependant, peu de dirigeants ont ouvertement critiqué la décision. Ceux qui l’ont fait en raison de leurs propres liens tendus avec Israël ne sont pas des partenaires importants pour le royaume. En revanche, de nombreux pays qui comptent pour le régime ont salué l’accord. C’est notamment le cas de plusieurs États du Golfe qui apportent au Maroc un soutien financier et un appui dans les forums régionaux. En effet, l’ouverture du royaume vers Israël semble l’avoir rapproché des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, qui s’étaient montrés hostiles aux décideurs marocains dans un passé récent en raison de leur relation amicale avec le Qatar.

Dans l’ensemble, la normalisation a été un mouvement stratégique qui s’est avéré payant pour le régime. Le roi Mohammed VI, qui est également président du Comité Al-Quds (un comité placé sous les auspices de l’Organisation de la coopération islamique et chargé de discuter et de mettre en œuvre les résolutions relatives au conflit israélo-arabe), cherchera probablement à trouver un terrain d’entente, en maintenant une position modérée qui n’aggravera pas les tensions à l’intérieur du pays et n’aliénera pas les acteurs clés à l’étranger. L’approfondissement des liens avec Israël, en plus de fournir au Maroc le soutien des États-Unis, entraînera des gains financiers importants. Il permettra également au régime marocain de renforcer sa réputation sur la scène internationale et de se positionner en tant qu’acteur régional plus fort, en particulier s’il parvient à trouver un équilibre et à se présenter comme ni anti ni pro-Israël.

Arab reform Initiative, 10/08/2021

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