Migrantes en la frontera de Ceuta, 18 de mayo de 2021. FADEL SENNA / AFP |
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Pour faire évoluer la position de l’UE sur le Sahara Occidental, Rabat a ouvert deux fronts de crise avec Madrid et avec Berlin. Comme Erdogan, Mohammed Vi joue la carte de menace migratoire.
Par Ahmed Ben Nasser
Voici deux mois, ils étaient plus de 8000, souvent très jeunes, à se jeter à l’eau depuis le littoral de la petite bourgade marocaine de Fnideq, dans l’extrême nord du royaume, pour contourner à la nage et au péril de leur vie les brise-lames de Ceuta, principale enclave espagnole en terre nord-africaine. Les images ont fait la une des médias occidentaux, dont celle, terrible, d’un agent de la Garde civile espagnole sauvant un nourrisson de la noyade. Or cette poussée de fièvre migratoire sur le flanc sud de l’Europe a été orchestrée par le Maroc, faisant sursauter Bruxelles, choqué de voir le roi Mohammed VI, partenaire jusqu’ici fidèle de l’Union Européenne, se comporter en émule du président turc, Recep Tayyip Erdogan.
A l’origine de cette vague migratoire, il y a la volonté de Rabat de faire payer au gouvernement de Pedro Sanchez l’accueil réservé à l’ennemi n° 1 du Maroc, le chef du Front Polisario, Brahim Ghali, malade du covid. Ce dernier a en effet pu être traité dans un hôpital espagnol pour « raisons humanitaires ». Pour rappel, le Polisario revendique l’indépendance du Sahara Occidental, cette ancienne colonie désertique annexée par le Maroc en 1975 et objet d’un conflit enlisé à l’ONU.
A la suite de l’accueil de ce haut dirigent sahraoui, le Maroc a fait part à Madrid de son « exaspération ». Six mois plus tôt, Rabat concluait un arrangement avec les Etats-Unis et Israël dans le cadre des Accords d’Abraham ; En échange de la normalisation de ses relations avec l’Etat hébreu, le royaume a obtenu la reconnaissance par l’administration Trump de sa souveraineté sur le Sahara Occidental, assortie d’une promesse d’aide économique et de nouvelle livraisons d’armes sophistiquées : notamment des drones armés Sea Guardian, assurant la suprématie des forces armées royales dans la région. Un accord diplomatique que la nouvelle administration Biden n’a pas renié. Mais les principaux partenaires de Rabat au seion de l’UE (France, Espagne et Allemagne), eux, n’ont pas suivi.
« Virilisation » de la diplomatie
En juin, au lendemain de la crise de Ceuta, le Parlement européen a adopté une résolution qualifiant de « moyen de pression inacceptable » l’utilisation par le Maroc de la migration. Pour la première fois, le royaume était placé à la même enseigne que le Turquie . Cependant, bruxelles, Paris et meê Madrid ont agi en coulisse pour finalement n’imposer aucune contrainte à Rabat.
Alors que le royaume chérifien dit refuser de jouer le rôle de « gendarme de l’Europe », celuui-ci bénéficie depuis 2019 d’une enveloppe totale de 147,7 millions d’euros débloqués par l’UE. Ce fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, créé en 2015, est destiné à lutter contre l’immigration clandestine et la traite d’êtres humains, protéger les personnes vulnérables et renforcer le développement économique en Afrique du nord…Sans compter les aides bilatérales qui allouent régulièrement aux forces de sécurité marocaines du matériel de surveillance de son littoral. « Le Maroc, contrairement à d’autres partenaires comme l’Algérie, qui collabore activement contre l’immigration irrégulière, a cependant tendance à signaler son manque de moyens et à demander de l’argent », soulignait, il y a peu, le journal madrilène El País. Selon Bruxelles, Rabat estime en effet avoir besoin de 434 millions d’euros par an pour couvrir les coûts de contrôle de ses frontières, le pays étant aussi un espace de transit pour des milliers d’immigrés subsahariens.
En 2018, un nombre record historique a été enregistré avec l’arrivée de 64000 personne par voie terrestre et maritime. L’Espagne est alors devenue le médiateur de Rabat à Bruxelles et a réussi à défendre ses intérêts devant l’UE, qui a depuis renforcé son soutien économique. Le flux migratoire a été réduit de moitié en 2019, la frontière nord du Maroc a été bouclée, mais en 2020, le pays était à nouveau au centre de la crise : 23000 personnes ont débarqué, dont 50% étaient de nationalité marocaine.
La « virilisation » de la diplomatie marocaine à l’égard de l’Europe, et particulièrement envers l’Espagne, ne date pas de cette dernière crise. Depuis 2019, Rabat a décidé de manière unilatérale d’imposer un blocus économique sur les villes autonomes de Ceuta et de Melilla, confettis d’Europe sur ses côtes méditerranéennes. Officiellement décrété pour en finir avec le trabendo, ce commerce illicite transfrontalier jusqu’ici assuré quotidiennement par des femmes mulets surchargées de marchandises de contrebande, l’étouffement des enclaves entrait dans le cadre d’un vaste projet : transformer le nord du Maroc en région économique rivalisant avec l’Espagne du Sud. Avec notamment le concours de la France (usine Renalt, TGV, etc.), Tanger s’est muée ces dernières années en centre industriel compétitif.
En mars, le royaume a également ouvert les hostilités sur un autre front, cette fois-ci avec l’Allemagne, usant de la même « stratégie de choc » pour remettre à plat ses relations avec Berlin. La réaction allemande à la déclaration de Donald trump reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental avait en effet douché la diplomatie marocaine, Berlin estimant que la nouvelle position de Washington, « contraire à la légalité internationale », n’était pas de nature à favoriser le processus politique discuté sous les auspices des Nations Unies. L’Allemagne convoquait même une réunion du Conseil de Sécurité pour évaluer la situation…
Épreuve de force
Plus récemment, l’épisode du drapeau du Polisario hissé au Parlement du Land de Brême ou encore l’octroi par Berlin de l’asile politique à Mohamed Hajib ; un salafiste recherché par Rabat, ont poussé à la rupture : la diplomatie marocaine a annoncé le gel de ses relations et l’arrêt de tous ses programmes de coopération avec l’Allemagne, pourtant 7ème partenaire commercial du royaume.
Autant l’épreuve de force avec Madrid qui a mené au départ -souhaité et applaudi par Rabat- de la ministre des Affaires Etrangères espagnole, Arancha Gonzalez Laya, s’inscrit dans une relation ancienne de voisinage aussi complexe que tourmentée, autant la crise avec Berlin, d’un genre nouveau, est révélatrice de la nouvelle posture décomplexée et potentiellement belliciste de Rabat face à l’Europe.
Marianne, 30/07/2021