Forbidden Stories et Amnesty International ont eu accès à une fuite de plus de 50 000 numéros de téléphones sélectionnés pour être ciblés par des clients de NSO Group. D’après l’analyse de ces données par le consortium, les téléphones d’au moins 180 journalistes ont été sélectionnés pour être ciblés dans 20 pays par au moins 10 clients de NSO. Comme le Pegasus Project l’illustrera ces prochains jours, ces clients gouvernementaux comprennent aussi bien des régimes autocratiques (Bahreïn, Maroc, Arabie Saoudite) que démocratiques (Inde, Mexique) et couvrent le monde entier – de la Hongrie à l’Azerbaïdjan en Europe, du Togo au Rwanda en Afrique. Aucun n’a hésité à sélectionner comme cible des journalistes, des défenseurs des droits humains, des opposants politiques, des hommes d’affaires et même des chefs d’État avec cette technologie intrusive.
Dans un rapport publié en 2018, le groupe de défense de droits numériques Citizen Lab a identifié des opérateurs de Pegasus dans un certain nombre de pays ayant par le passé détenus arbitrairement des journalistes et des défenseurs des droits humains, notamment l’Arabie Saoudite, le Maroc et Bahreïn. Ces trois pays ont sélectionné des dizaines de milliers de numéros de téléphone pour qu’ils soient ciblés, d’après les données auxquelles a eu accès Forbidden Stories.
Certains reporters, comme le journaliste d’investigation indépendant Omar Radi, au Maroc – dont l’infection du téléphone avait fait l’objet d’une enquête de Forbidden Stories en 2020 – ou le journaliste indien et défenseur des droits humains Anand Teltumbde, ont été emprisonnés après que l’infection de leurs téléphones soit documentée par des groupes de défense et des médias.
Les murs de son bureau à la Maison des Journalistes sont couverts d’affiches de Reporters Sans Frontières et d’autres organisations de défense de la liberté de la presse. Hicham Mansouri vivait auparavant dans le bâtiment, qui sert à la fois de lieu d’exposition et de résidence pour les journalistes réfugiés. Il a depuis déménagé mais partage toujours un petit bureau au rez-de-chaussé où il se rend trois fois par semaine.
Avant de discuter avec Forbidden Stories, le journaliste marocain éteint le portable qu’il a emprunté et le plonge au fond de son sac à dos. Une analyse scientifique de son téléphone précédent, réalisée par le Security Lab d’Amnesty International, a montré qu’il a été infecté par Pegasus plus de vingt fois sur une période de trois mois, de février à avril 2021.
Journaliste d’investigation indépendant et co-fondateur de l’Association Marocaines des Journalistes d’Investigation (AMJI), Hicham Mansouri rédige actuellement un livre sur le trafic de drogue illégal dans les prisons marocaines, lui qui a fui son pays en 2016 en raison des nombreuses menaces physiques et judiciaires à son encontre.
Le journaliste marocain Hicham Mansouri.
En 2014, il est roué de coups par deux agresseurs anonymes alors qu’il quitte un rendez-vous avec d’autres défenseurs des droits humains, dont Maati Monjib, qui a plus tard, lui aussi, été ciblé par Pegasus. Un an après, des agents du renseignement armés perquisitionnent sa maison dès 9h et le trouve dans sa chambre en compagnie d’une amie. Ils l’ont alors entièrement déshabillé et arrêté pour « adultère », ce qui est un crime au Maroc. Hicham Mansouri passe dix mois dans la prison de Casablanca. Sa cellule est celle réservée aux criminels les plus dangereux et les autres détenus le surnomment « La Poubelle ». Au lendemain de sa libération, il saute dans un avion pour la France où il demande et obtient l’asile.
Cinq ans plus tard, Hicham Mansouri découvre qu’il est toujours une cible du gouvernement marocain. « Tous les régimes autoritaires voient le danger partout », dénonce-t-il auprès de Forbidden Stories. « On ne se considère pas dangereux parce qu’on fait ce que l’on pense être légitime. On sait que l’on est dans notre droit. Mais pour eux nous sommes dangereux. Ils ont peur des étincelles parce qu’ils savent qu’elles peuvent mettre le feu. »
Au moins 35 journalistes basés dans 4 pays ont été sélectionnés comme cibles par le Maroc, selon l’enquête publiée aujourd’hui. Nombre des journalistes marocains sélectionnés comme cibles ont été à un moment donné arrêtés, diffamés ou ciblés d’une certaine manière par les services de renseignement. D’autres, en particulier les rédacteurs en chef Taoufik Bouachrine et Souleimane Raissouni, sont actuellement en prison pour des accusations que les organisations de défense des droits humains prétendent être instrumentalisées avec pour objectif d’écraser le journalisme indépendant au Maroc.
Dans une déclaration à l’attention de Forbidden Stories et ses partenaires, les autorités marocaines ont écrit qu’ils « ne comprennent pas le contexte de la saisine par le Consortium International de Journalistes » et que les autorités sont toujours « dans l’attente de preuves matérielles » pour « prouver une quelconque relation entre le Maroc et la compagnie israélienne précitée. »
Taoufik Bouachrine, rédacteur en chef d’Akhbar al-Youm, a été arrêté en février 2018 pour trafic d’êtres humains, agression sexuelle, viol, prostitution et harcèlement. Parmi les quatorze femmes qui l’auraient accusé, dix se sont présentées au procès et cinq ont déclaré que le journaliste était innocent, d’après CPJ. Taoufik Bouachrine a par le passé écrit des tribunes critiques du régime marocain, accusant des hauts membres du gouvernement de corruption. Il a été condamné à 15 ans de prison et a passé plus d’un an à l’isolement. Forbidden Stories et ses partenaires ont pu confirmer qu’au moins deux des femmes impliquées dans l’affaire ont été sélectionnées comme cibles avec Pegasus.
Souleimane Raissouni est le successeur de Taoufik Bouachine aux commandes du quotidien indépendant Akhbar al-Youm. Lui aussi est arrêté pour des accusations d’agression sexuelle en mai 2020. Il est accusé d’agression par un militant LGBT, sous le pseudonyme d’Adam Muhammed, qui a avoué à CPJ qu’il n’avait pas été à l’aise pour déposer une plainte publique à cause de son orientation sexuelle. Des journalistes et défenseurs de la liberté de la presse affirment, de leur côté, penser que les plaintes à l’encontre de Souleimane Raissouni sont des représailles pour ses reportages critiques. En juillet 2021, alors qu’il a entamé une grève de la faim de près de 100 jours, il est condamné à cinq ans d’emprisonnement.
« L’intérêt [de la surveillance] c’est [a priori] de suivre la vie privée des gens afin de trouver une faille sur laquelle ils peuvent baser tout un procès », éclaire Ahmed Benchemsi, ancien journaliste et fondateur des média indépendants TelQuel et Nichane, qui dirige désormais la communication d’Human Rights Watch au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Alors que par le passé les journalistes marocains étaient systématiquement poursuivis judiciairement pour ce qu’ils écrivaient – pour diffamation par exemple, ou pour manque de respect au roi – la nouvelle tactique consiste à les accuser de graves crimes tels que de l’espionnage, ou des viols ou agressions sexuelles, poursuit Ahmed Benchemsi. À ces fins-là, la surveillance est devenue clé pour glaner des informations personnelles utiles. « Il y a souvent un bout de vérité dans les grandes calomnies, et c’est ce morceau-là – qui est généralement personnel et confidentiel – qui provient de la surveillance. »
Des journalistes étrangers qui couvrent la détresse des journalistes marocains ont eu aussi été sélectionnés comme cibles, et dans certains cas leurs téléphones a été infecté. C’est le cas d’Edwy Plenel, directeur et l’un des cofondateurs du site d’investigation indépendant Mediapart, dont le portable a été compromis au cours de l’été 2019 selon l’analyse opérée par le Security Lab d’Amnesty International – et qui a été revue et confirmée par le groupe de défense de droits numériques Citizen Lab. En juin de cette année-là, Edwy Plenel assiste à une conférence de deux jours à Essaouira, au Maroc, à la demande d’un journaliste partenaire de Mediapart, Ali Amar, le fondateur du magazine d’investigation marocain LeDesk – dont le numéro de téléphone apparaît, lui aussi, dans la liste à laquelle a eu accès Forbidden Stories. À cette occasion, Edwy Plenel donne plusieurs interviews où il aborde la question des violations des droits humains par l’État marocain. À son retour à Paris, des processus suspects commencent à apparaître sur son portable.
« Nous travaillions alors avec Ali Amar, c’est-à-dire que nous publions certaines enquêtes ensemble. Je le connaissais un peu comme je connais beaucoup de journalistes qui se battent pour la liberté de la presse au Maroc », explique Edwy Plenel au cours d’une interview avec Forbidden Stories. « Donc quand j’ai appris ma surveillance, tout cela a semblé logique. » Edwy Plenel estime que le ciblage de son téléphone – ainsi que celui d’une autre journaliste de Mediapart, Lénaïg Bredoux – avec Pegasus était probablement un « Cheval de Troie visant nos collègues marocains ».
Comme Hicham Mansouri, de nombreux journalistes ont, soit fui le pays, soit complètement arrêté le journalisme. Accablé par les arrestations successives et la pression financière, le journal de Souleimane Raissouni et Taoufik Bouachrine, Akhbar al-Yaoum, a lui arrêté de paraître en mars 2021. « Il y a 10 ou 15 ans, il y avait un espace de liberté d’expression au Maroc. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est fini », regrette Ahmed Benchemsi. « Survivre aujourd’hui, cela signifie intérioriser un degré élevé d’autocensure. À moins que vous supportiez les autorités bien sûr. »
Source : Forbidden Stories, 18/07/2021
Etiquettes : Maroc, Pegasus, logiciels espions, spyware, journalistes, presse, NSO Group,
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