Josep Borrell: Comment faire face à la désinformation

Certainement, Madame la Présidente, je salue l’attention que ce parlement donne à la désinformation, à la manipulation de l’information et à l’interférence dans nos processus démocratiques. Certainement aussi les attaques cybernétiques dans nos États membres, les campagnes pour influencer notre espace informationnelle, même la manipulation de l’information sont devenus un élément permanent de notre paysage politique et, nous pourrions dire, plus encore après la pandémie qui a poussé cette bataille – ce que j’ai dit un jour de la bataille des ‘narratives’ [bataille des récits] – mais surtout la propagation d’informations fausses et truquées.

Il s’agit bien de campagnes bien orchestrées, qui sont une menace pour la démocratie et notre sécurité. C’est un essai de manipuler la conscience des citoyens et de faire en sorte que nos politiques changent. Et c’est aussi une affaire de politique extérieure parce que ça limite l’espace dans lequel l’Union européenne peut être capable d’influencer le monde. Et pour cela il faut travailler au niveau européen mais aussi au niveau de chacun des États membres et avec nos « like-minded » partenaires dans le monde.

C’est depuis 2015 que nous avons commencé à y travailler, nous avons commencé à créer des structures qui puissent de façon systématique détecter et dénoncer ces manœuvres de désinformation et c’est pour cela qu’a été créée la East StratCom Task Force, par mandat du Conseil qui à ce moment-là était seulement focalisée, comme son nom le dit bien, to the East, aux problèmes qui se posent dans la partie Est de l’Europe. C’est un mandat qui n’était pas adressé à de nouvelles sources de désinformation qui sont apparues plus tard comme c’est le cas de la Chine. Je fais mention de cela car le mandat que nous avons c’est l’East StratCom Task Force, qui est adressé aux problèmes qui sont apparus dans la partie Est de l’Europe.

Mais nous avons amélioré nos capacités, nous avons agi d’une façon proactive, nous avons augmenté nos capacités pour faire face à des situations encore [plus] à l’Est, l’Ukraine, la Géorgie. Et nous avons créé ce Rapid Alert System, c’est un système d’ « early warning » qui nous permet d’échanger des informations avec les États membres d’une façon, comme son nom l’indique, rapide.

Nous faisons tout ce que nous pouvons pour faire en sorte que nos sociétés soient conscientes de cette dynamique de désinformation. Nous travaillons avec les médias, les moyens de communication et les chercheurs en sciences sociales. Nous travaillons aussi avec le G7 et l’OTAN. Nous avons établi des partenariats avec la société civile. Nous avons créé un nouveau policy framework, nous l’appelons d’une façon bien explicite the Action Plan Against Disinformation and the European Democracy Action Plan, qui nous permettent de travailler au niveau international.

Certainement, Monsieur le député [Raphaël Glucksmann], vous avez raison et toujours vous aurez raison pendant encore très longtemps quand vous dîtes qu’il faut faire plus. Vous aurez raison pendant très longtemps parce qu’il faudra faire beaucoup plus et cela va prendre du temps. Certainement, c’est le moment de mettre en place des frameworks, des structures plus élaborées pour faire face à ce problème et nous travaillons à développer une approche européenne qui nous permet de faire face à cette menace au niveau européen.

Certainement. Nous nous sommes très focalisés sur la désinformation qui vient de la Russie. Il faudra payer plus d’attention à d’autres sources de désinformation mais pour l’instant nous croyons que le but fondamental c’est celui-ci et pour cela nous travaillons à développer nos capacités, sans oublier – je ne voudrais pas que vous croyiez que nous l’oublions – de nouveaux acteurs, de nouvelles tactiques, de nouveaux moyens de manipuler l’information et c’est pour cela que nous sommes en train de demander au conseil de « review and update », revoir et élargir le mandat que nous avons.

Et il faudra aussi se pencher sur de nouveaux scénarios de la désinformation, certains qui a priori n’en seraient pas, comme l’Afrique subsaharienne. La République centrafricaine c’est un grand scénario de désinformation et nous avons fait appel au gouvernement de la République centrafricaine pour lui montrer que si cela continue comme cela l’Union européenne ne pourra pas continuer à soutenir ce gouvernement, parce que c’est incroyable à quel point dans une société qui n’est pas autant médiatisée que la nôtre la désinformation est devenue une arme de guerre. Donc oui, il faut développer une approche plus coordonnée avec plus de ressources.

Il faut mieux équiper nos délégations, nos missions militaires et civiles. Nous avons envoyé dans chacune de nos délégations un expert dans la lutte contre la désinformation et aussi dans toutes les missions PSCD [Politique de Sécurité et de Défense Commune] nous allons avoir des spécialistes dans ce domaine.

Je ne voudrais pas employer de mots vagues, je voudrais vous dire que nous avons obtenu une augmentation de nos ressources, modeste mais qui nous permettra de mieux équiper nos équipes ici, et nos équipes dans les délégations et missions, de faire des partenariats plus efficaces avec des États à l’intérieur de l’union et d’autres pays qui ont la même préoccupation que nous.

Mais pour cela il faudra avoir l’aide de l’opinion publique. Parce que parfois quand nous disons que l’on fait la bataille contre la désinformation il y a aussi un certain soupçon, une certaine crainte qu’il s’agisse de limiter l’information. Ils disent ‘Ah oui mais vous voulez contrôler l’information.’ Évidemment pour lutter contre la désinformation il faut voir l’information. Il faut savoir ce qui se dit pour déterminer si ce qui se dit est en accord avec les paramètres de la vérité.

Et parfois il y a une ligne rouge fragile entre la lutte contre la désinformation qui peut être prise comme une excuse pour limiter la capacité à informer. Rien n’est plus loin de notre volonté. Au contraire, la démocratie c’est un système qui fonctionne à l’information, le combustible du moteur de la démocratie, ce qui fait que les citoyens soient capables de choisir, c’est qu’ils soient bien informés. Et c’est pour cela que les ennemis de la démocratie font cet effort pour faire que le combustible de la démocratie soit incapable de la faire fonctionner parce qu’il est truqué, parce que le citoyen ne reçoit pas les informations nécessaires pour se faire une idée de quels sont ses intérêts et qui défend mieux ses intérêts et quels sont ses choix politiques.

Alors je voudrais bien pendant ce débat que vous, mesdames et messieurs les députés, vous nous encouragiez comme vous le faîtes à demander plus de moyens mais surtout à utiliser mieux ce que nous avons, dans une bataille qui sera cruciale pour le futur de la démocratie. Parce qu’aujourd’hui l’information est partout. Elle se développe à la vitesse de la lumière. Elle se propage comme n’importe quel virus. Et si cette information est tâchée, pas d’inexactitudes, mais de mensonges fabriqués pour être disséminés, qui touchent la fibre sensible des gens pour leur faire croire parfois ce qu’ils voudraient croire, alors le système démocratique ne sera qu’une simple formalité.

La démocratie ce n’est pas des bulletins de vote, ce n’est pas seulement cela. C’est surtout des citoyens bien informés pour qu’ils puissent bien choisir. C’est une bataille à laquelle je tiens, j’en ai souffert personnellement dans mon pays et moi personnellement, de cette bataille de la désinformation. Je suis bien conscient du danger que cela représente pour la démocratie, je suis sensible à vos propositions et à vos critiques constructives et je ne pourrais que demander l’appui de tous les parlementaires pour mener à bien cette bataille.

Merci.

Video (à partir de la 6ème minute)

Remarques finales

Merci, Madame la Présidente, merci à tous les députés qui ont pris part à ce débat passionnant qui, pour moi en particulier, est plus passionnant qu’intéressant, car je suis d’accord avec ce que beaucoup d’entre vous ont dit sur la menace existentielle que cela représente pour la démocratie. Mais vous aurez également remarqué comment, comme je l’avais prévu, des voix se sont fait entendre ici pour dénoncer un nouveau maccarthysme ou la volonté de contrôler et d’empêcher la libre circulation. Nous l’avons entendu, certains députés ici présents ont dit « non, non, non, il s’agit d’un nouveau maccarthysme, d’une nouvelle chasse aux sorcières, d’une nouvelle volonté de contrôler à partir du pouvoir ».

Nous avons beaucoup entendu parler de l’ingérence étrangère, de la Russie et de la Chine, mais certains députés ont également souligné, à juste titre, que le problème était également présent en nous. Que la désinformation est également fabriquée au sein de nos sociétés et que de nombreuses décisions politiques ont été prises sur la base d’une intense campagne de désinformation, ce qui est une façon polie de dire mensonge. Dans une intense campagne de mensonges.

Et quelqu’un a cité le Brexit, et c’est vrai. L’un des grands arguments utilisés par les partisans du Brexit – qui étaient ici récemment – sans lequel, sûrement – et ils l’ont eux-mêmes reconnu – le vote aurait été différent, était l’histoire selon laquelle, en dehors de l’Union européenne, les Britanniques recevraient je ne sais combien de milliards de livres sterling avec lesquels ils pourraient améliorer leur système de santé et, au lieu que les Européens leur prennent de l’argent, ils pourraient améliorer les systèmes publics du Royaume-Uni. Et les mêmes personnes qui ont raconté cette histoire, le jour après le vote sont allées à la télévision avec tout le culot du monde pour dire « non, ce n’était pas vrai, c’était une erreur de calcul », « j’ai fait une erreur, non, non, non, les chiffres n’étaient pas ceux-là ». Et ensuite, que fait-on ? On les sanctionne ? Vous rendez-vous compte qu’une décision capitale – également pour l’Europe – a pu être prise sur la base d’une intense campagne de désinformation, qui n’a pas été menée par [Vladimir] Poutine [président de la Russie] ou Xi [Jinping, président de la Chine], mais par nous, au sein de nos propres sociétés.

Combien de fois nous a-t-on dit, et dans mon pays – le pays que je connais le mieux, mais je ne veux pas en parler – nous avons récemment connu des cas comme celui-ci, des joueurs de flûte qui racontent des contes de fées. C’est aussi de la désinformation. Ne nous contentons donc pas de regarder ce qui vient de l’extérieur, mais faisons également preuve d’un peu d’autocritique et demandons-nous dans quelle mesure nous utilisons systématiquement la désinformation dans notre propre débat politique. Et cela, bien sûr, nécessite des moyens de contrôle. Mais attention, les moyens de contrôle, quelqu’un a mis en garde contre « le maccarthysme et la volonté de contrôler ». Non, la volonté de contraste, afin que les citoyens puissent savoir si ce qu’on leur dit est vrai ou non. Parce qu’ils peuvent décider s’ils y croient ou pas. Et c’est pourquoi nous devons avoir des systèmes qui opposent ce qui est dit à la réalité. Et quand vous dites cela, on vous accuse de vouloir créer – comme on l’a parfois dit – une sorte de « ministère de la vérité », un organisme public qui décide de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas cela, mais lutter contre la désinformation, c’est essentiellement décider comment informer les gens sur ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Et cela nécessite des techniciens spécialisés, un contrôle permanent et continu et un contraste délicat.

Vous avez parlé de sanctions, oui, sans doute. Il est important de ne pas laisser impunis ceux qui désinforment. La sanction politique du « la prochaine fois, je ne voterai pas pour lui » ne suffit pas, car la prochaine fois, il sera trop tard.

Que faire ? Comment sanctionner ceux qui racontent des histoires à dormir debout sur la base desquelles les gens prennent des décisions transcendantales et qui, le lendemain, admettent qu’ils ont menti ou qu’ils se sont trompés, ce qui revient au même ? Nous devons imposer des sanctions, nous avons besoin d’un régime de sanctions, mais nous devons être très clairs sur la façon dont nous le mettons en œuvre, sur la façon dont nous définissons la désinformation, sur la façon dont nous la mesurons, sur les lignes rouges en matière de liberté d’information. Et toutes ces questions doivent être soigneusement mesurées pour s’assurer que les instruments que nous mettons en place sont des instruments parfaitement compatibles avec la légalité et avec le système démocratique.

Oui, nous ne l’avons pas aujourd’hui. Nous en avons besoin, mais nous savons, et je ne voudrais pas que vous pensiez que c’est aussi facile que d’établir un régime de sanctions contre les violateurs des droits de l’homme au Nicaragua, parce que nous devons bien définir conceptuellement ce que nous voulons dire quand nous parlons de désinformation, parce qu’aujourd’hui la manipulation de l’information n’est pas illégale. Il s’agit d’un aspect substantiel, sur la façon dont nous traitons un système de sanctions pour défendre à la fois le droit à la vérité et la liberté d’information.

Nous y travaillons et ce n’est pas du tout facile, croyez-moi, nous cherchons les moyens de concevoir des instruments, dont nous ne disposons pas, qui nous permettront d’agir de concert avec les États membres – parce qu’au niveau de l’Union européenne, nous ne pourrons pas le faire seuls – pour trouver des définitions juridiques qui nous permettront de définir des systèmes de sanctions qui, j’insiste, défendent à la fois le droit de connaître la vérité et le droit à l’information. Et les frontières ne sont pas faciles à définir.

Quant au rapport de la Cour des comptes, il n’est pas aussi mauvais que certains d’entre vous l’ont dit. Au contraire, je pense qu’elle soutient fortement le travail que nous faisons. Et il a quelques lacunes, comme par exemple, qu’ils viennent d’analyser le plan d’action contre la désinformation en 2018. Et ils n’ont pas pu prendre en considération les événements ultérieurs, qui sont très riches, comme la communication conjointe contre la désinformation sur COVID-19, que nous avons lancée. Parce qu’il n’y a pas eu de désinformation sur COVID-19. Le public n’a pas été bombardé de fausses informations, qui pouvaient même mettre sa santé en danger, sur ce qu’était le virus et comment il pouvait et devait être combattu. Eh bien, ce plan d’action n’a pas pu être évalué, et je pense qu’il s’agit d’une contribution importante à la lutte contre la désinformation.

Avons-nous plus de moyens ? Oui, nous avons plus de moyens. Nous avons commencé à développer des activités en dehors de notre mandat initial, qui, je vous l’ai déjà expliqué, se limitait aux aspects est-européens et russes. Nos équipes ont été renforcées, notamment par des spécialistes de la désinformation en provenance de Chine. Nous avons plus de ressources financières ; nous les avons réparties entre nos délégations. Je ne veux pas vous submerger de chiffres, mais nous allons toucher une quarantaine de personnes et, pour certaines d’entre elles – je vous le dis – spécialisées dans des zones géographiques où nous avions très peu de capacités.

Mais ne cherchez pas la solution au problème uniquement au niveau européen. Si chaque État membre n’engage pas ses propres capacités, il n’y a aucun moyen de résoudre le problème.

C’est pourquoi nous avons créé le système d’alerte précoce, un réseau qui nous relie tous. Et c’est pourquoi nous avons besoin, oui, d’une meilleure coordination entre les travaux du pilier intergouvernemental et du pilier communautaire. Entre les activités menées par la Commission visant la désinformation interne et celles menées par le SEAE visant la désinformation externe, sachant que la frontière entre interne et externe dans ce monde de la cybercommunication est parfois impossible à délimiter. « Non, ça vient de l’intérieur », « non, ça vient de l’extérieur ». Écoutez, ça vient d’où ça vient, et souvent, on ne sait pas d’où ça vient.

Alors oui, j’accepte le défi. Et les questions que vous me posez sont : « Et comment allez-vous faire ? » Eh bien, en le faisant. « Comment allez-vous faire ? » En le faisant. En augmentant notre capacité de traçage et de suivi, pour savoir d’où vient la désinformation et la suivre, pour créer des systèmes plus efficaces et plus résistants dans nos sociétés, pour mieux équiper nos délégations et nos missions, pour accroître notre partenariat international et, bien sûr, pour travailler à la mise en place d’un système qui impose des coûts à ceux qui génèrent la désinformation, aux acteurs de la désinformation. Sachant deux choses : que beaucoup de ces acteurs échappent à notre contrôle, parce qu’ils sont à l’extérieur et que nous ne pourrons jamais les atteindre et les sanctionner, et que d’autres sont à l’intérieur et font partie de notre jeu politique. Et vous verrez que le jour où nous commencerons à dire que nous imposerons des sanctions à ceux qui faussent le débat politique en répandant des mensonges, nous serons confrontés aux réactions que l’on a vues ici aujourd’hui également, disant « attention, attendez une minute, vous êtes un maccarthyste ». Nous nous trouvons donc sur un champ de mines auquel nous devrons consacrer une grande attention politique. Non seulement les ressources matérielles et humaines, mais aussi les ordinateurs qui filtrent les informations, détectent leur provenance, signalent ce qui n’est pas vrai et les diffusent. Parce que, vous savez quoi ? les mensonges circulent mille fois plus vite que la vérité, mille fois plus vite. Lancez un mensonge et vous verrez à quelle vitesse il se répand. Démontez le mensonge le lendemain et vous verrez combien il est difficile de le faire se propager à la même vitesse et d’atteindre le même nombre de personnes qui ont été contaminées par le mensonge.

Croyez-moi, c’est un problème auquel il faut consacrer plus qu’un débat occasionnel. Il ne s’agit pas seulement d’avoir trois analystes de plus. Il s’agit d’un problème essentiel que l’Union européenne, du seul point de vue de l’Union, ne pourra pas traiter, mais dont l’action est indispensable pour coordonner la réponse des États membres. Je me félicite donc de ce débat. Les ressources dont nous disposons sont plus importantes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient l’année dernière. Nous pouvons faire plus, nous ferons plus. Nous travaillerons sur un système qui impose des coûts à ceux qui sont impliqués dans la désinformation et nous tenterons de faire en sorte que nos sociétés soient aussi capables de combattre le virus du mensonge que celui de la maladie biologique. Parce que la survie de notre système politique en dépend.

Je vous remercie à la fois de votre exigence critique et de votre volonté de soutien.

Merci beaucoup.

Vidéo

EEAS, 06/07/2021

Etiquettes : Union Européenne, UE, désinformatio, informatique cyberguerre, manipulation de l’information, interférence, Josep Borrell, Russie, Chine, ingérence étrangère,

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