Hakim El Karoui Senior Fellow – Monde arabe, Islam
Normalien, agrégé de géographie, Hakim El Karoui a enseigné à l’université Lyon II avant de rejoindre le cabinet du Premier ministre en 2002. Après un passage à Bercy, il rejoint, en 2006, la banque Rothschild. Depuis le mois d’avril 2021, il dirige le bureau parisien de Brunswick. Il est également essayiste et entrepreneur social et a créé le club du XXIe siècle et les Young Mediterranean Leaders. Hakim El Karoui est senior fellow de l’Institut Montaigne et auteur de plusieurs rapports, dont Nouveau monde arabe, nouvelle « politique arabe » pour la France (2017).
La Méditerranée n’est pas une frontière : les flux d’hommes, d’idées, de marchandises, d’argent en ont fait depuis longtemps une interface beaucoup plus qu’une barrière. Les six millions de Français originaires du Maghreb font aujourd’hui que le destin de la France est lié à cette région du monde. C’est aussi le cas pour l’Espagne, avec le Maroc, et l’Italie, avec la Tunisie et la Libye. Le Sud de l’Europe est arrimé au Nord de l’Afrique, pour le meilleur – les échanges culturels, les services comme le tourisme, l’économie du care, la coopération industrielle – comme pour le pire, avec l’islamisme radical européen qui prend ses racines au Maghreb.
L’Europe – et particulièrement la France – n’a pas nécessairement su prendre la mesure des transformations sociales qui ont provoqué les révoltes du printemps arabe il y a une décennie. Ce rendez-vous manqué ne doit pas se reproduire à l’occasion de la crise sanitaire et de ses conséquences économiques.
Depuis de nombreuses années, les pays européens ont le sentiment de voir se rétrécir leur sphère d’influence en Afrique du Nord. D’autres pays, notamment des économies émergentes, ont su trouver leur place auprès des nouvelles élites économiques et formuler des propositions de partenariat concurrentes à celles des Européens.
Les dés ne sont pourtant pas jetés. Il n’y a aucune fatalité à ce que les liens entre les deux rives de la Méditerranée s’estompent au profit d’une présence turque, qatarie, chinoise ou russe renforcée. Nous avons de nombreux atouts et au-delà nous partageons une histoire et un destin communs avec ces pays.
Cette note dresse un état des lieux complet du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, avant la crise du Covid-19 et depuis. L’Institut Montaigne y plaide pour que les Européens octroient un soutien massif au Maghreb, notamment à la Tunisie, sans contrepartie trop brutale, pour éviter un choc social et politique qui y menacerait le fragile édifice démocratique.
Avant le Covid-19 et depuis : quel état des lieux économique ?
La Tunisie, une démocratie au modèle économique à réinventer
Symbole politique unique dans le monde arabe, la Tunisie a réussi sa transition démocratique. Ses indices de transparence sont au niveau des grandes démocraties émergentes, à l’instar de l’Inde ou du Brésil. Mais, longtemps considérée comme l’un des pays les plus compétitifs du continent africain, la Tunisie voit sa situation économique et financière se dégrader depuis les années 2010 pour atteindre -7 % de croissance en 2020.
Le pays est désormais caractérisé par un potentiel de croissance trop peu exploité, un manque de productivité et une certaine stagnation économique. Le secteur primaire (près de 13 % des emplois tunisiens), trop orienté vers la sécurité alimentaire nationale, est insuffisamment tourné vers le commerce extérieur. La Tunisie ne dispose d’aucune rente naturelle. C’est donc sur les exportations liées aux services (principalement le tourisme) et sur les flux d’investissements étrangers (IDE), notamment dans le textile et la micro-électronique, que repose l’économie tunisienne. Malgré une forte diversification de son économie et de réels atouts comme le faible coût du travail associé à un système de formation relativement efficace, la Tunisie peine à valoriser pleinement ses atouts.
La Tunisie connaît un fort taux de chômage, environ 15 % de la population active. Sa croissance démographique rapide, d’environ 1 % par an, ralentit la capacité d’absorption du marché du travail de sorte que les taux de chômage des 15-24 ans comme celui des diplômés s’élèvent à environ 35 % et 30 % respectivement.
Afin de calmer la colère sociale, les autorités ont massivement eu recours à l’augmentation de l’emploi public, en titularisant notamment des personnes en contrats à durée déterminée et en recrutant massivement dans la fonction publique dans les zones les plus pauvres. Dès la fin de l’année 2016, on dénombrait déjà près de 600 000 emplois publics, contre un peu moins de 450 000 à la fin de l’année 2010. Aujourd’hui, la masse salariale représente environ la moitié de la dépense publique tunisienne. L’emploi public culmine à près de 18 % du total – un record mondial.
Ce modèle économique a fortement été ébranlé par la crise de 2020 et le « Grand confinement ». La réponse des autorités tunisiennes a été cohérente sur le plan sanitaire mais limitée financièrement. Par exemple, le gouvernement a versé deux tiers du SMIC aux familles les plus pauvres, soit 140 euros.
Avec un total d’environ 2 points de PIB, le plan de relance lié aux mesures d’urgence demeure modeste, comparé à la moyenne mondiale et à celle des pays émergents (respectivement, près de 3,5 et 3 points de PIB).
Le Maroc, un modèle de croissance expansif malgré de fortes inégalités
Le Maroc et la Tunisie partagent certaines caractéristiques de développement :
un modèle de croissance « ouvert » (taux d’ouverture avant-crise proche de 90 %) qui repose sur les exportations touristiques et sur la consommation ;
un secteur primaire important, qui représente 12,5 % du PIB et concerne un tiers de la population active.
Le « printemps arabe » et la recrudescence de l’instabilité régionale ont largement bénéficié au Maroc. Le pays se situe une vingtaine de places devant la Tunisie dans les classements Doing Business et Global Competitive Index. Les flux touristiques le démontrent : le Maroc a enregistré une croissance nettement plus importante que la Tunisie ou même l’Égypte – où les arrivées se sont effondrées lors des manifestations de 2011 et des vagues d’attentats de 2015 et 2016.
Mais de fortes inégalités persistent. Le Maroc souffre, comme la Tunisie, d’un taux de chômage important, principalement chez les jeunes de 15-24 ans (21,9 %). La participation des femmes au marché du travail (19,9 % in 2020) est près de deux fois inférieure à la moyenne des pays en voie de développement (45 %). Le taux d’alphabétisation des femmes est inférieur d’environ 20 points à celui des hommes. Par conséquent, les femmes marocaines sont plus nombreuses qu’ailleurs dans le secteur informel.
Plus largement, les principaux indicateurs sociaux sont inférieurs au reste des pays du Maghreb. Mais si le Maroc peine à réduire les inégalités structurelles, le pays a rapidement mobilisé un grand nombre d’outils de financement pour gérer l’urgence sanitaire de 2020 et soutenir les populations fragiles. Dès le début de la crise de Covid-19, les autorités marocaines ont effectivement mobilisé 3 milliards de dollars, soit 3 % du PIB. Mais ce montant ne suffit pas à contenir l’accroissement rapide du ratio d’endettement et le creusement des déficits courants.
L’Algérie, des fondamentaux économiques dépendants du cours des hydrocarbures
Le modèle de croissance algérien est fondé sur un triptyque :
production et exportation des ressources, notamment en hydrocarbures qui représentent entre 20 et 25 % du PIB national et plus de 90 % des exportations ;
faible tertiarisation de l’activité, notamment en ce qui concerne le tourisme et les services à la personne ;
forte présence de l’État dans l’économie.
La pérennité de ce modèle de croissance dépend donc fortement des cours des hydrocarbures. Or, depuis 2014, on observe une baisse tendancielle des rentes pétrolières, ce qui impacte réellement le PIB algérien.
La baisse des recettes pétrolières a conduit à un accroissement du déficit budgétaire depuis cinq ans. En 2015, il atteignait -16 % du PIB. L’endettement public intérieur a continué à se creuser, passant à 46,3 % du PIB en 2019. Le double choc pétrolier et sanitaire du premier semestre 2020 a abouti à une contraction du secteur des hydrocarbures, une baisse de la consommation et une chute de l’investissement. La crise est financière mais aussi sociopolitique. La stabilité sociale et politique de l’Algérie repose depuis la fin des années 1990 sur ses dépenses sociales.
Les dépenses sociales au sens large représentent environ 25 % du PIB, soit 5 points de plus que la moyenne de l’OCDE – un montant considérable. La soutenabilité de ce système de redistribution massive via les transferts sociaux en Algérie est conditionnée à un prix élevé du baril de pétrole. L’effondrement des prix du pétrole au début de l’année 2020 a ainsi mis en péril un système de transferts sociaux essentiels pour la stabilité politique du pays.
Cette politique de transferts sociaux permet de compenser un taux d’emploi très faible, avec un taux d’activité parmi les plus bas au monde (42 % en moyenne).
L’Algérie doit donc trouver d’autres sources de financement pour assurer la pérennité de son système.
Avant la pandémie, les pays du Maghreb étaient porteurs de fragilités économiques et sociales. Ces dernières se sont accentuées avec la crise. Pour y faire face, cette note projette des scénarios macroéconomiques par lesquels l’Institut Montaigne évalue clairement et précisément les besoins de financement des trois pays maghrébins.
Sortir de la crise : quels scénarios ?
Le cas tunisien
La Tunisie a bénéficié d’un prêt d’urgence d’environ 753 millions de dollars de la part du FMI en avril 2020. Cette somme ne suffira pas à couvrir l’entièreté du besoin de financement public du pays en 2021. 1 milliard de dollars supplémentaires pourraient lui être accordés, mais ils sont conditionnés à la mise en place de réformes structurelles négociées avec le précédent gouvernement.
Selon les scénarios les plus optimistes, les besoins de financement tunisiens seraient compris entre 3 et 5 milliards de dollars, et entre 5 et 9 milliards de dollars pour les scénarios pessimistes. La Tunisie a besoin de trouver en urgence des financements complémentaires.
Le cas marocain
Le Maroc a levé environ 3 milliards de dollars en décembre 2020. Le FMI soulignait début 2021 que la dette marocaine semblait soutenable à court terme.
Le pays doit néanmoins financer un grand plan de développement à moyen terme : renforcement de son capital humain (déficiences structurelles pour l’éducation par exemple), financement en infrastructures et industries de réseaux (notamment le réseau routier), transition énergétique et modernisation du système de protection sociale et de santé.
Selon les scénarios optimistes, les besoins de financement par le Maroc se situeraient entre 3,5 et 6,5 milliards de dollars. Entre 6 et 11 milliards de dollars seront nécessaires selon les scénarios pessimistes, s’il ne dispose pas d’aide des bailleurs internationaux.
Le cas algérien
Des trois pays du Maghreb, c’est l’Algérie qui détient le déficit budgétaire le plus important : il devrait atteindre 13,5 % du PIB en 2021. L’Algérie maîtrise cependant son taux d’endettement (46,3 % de son PIB en 2019). Déclinant un soutien multilatéral (en particulier du FMI), le gouvernement finance ses transferts sociaux sans difficulté grâce à la richesse de ses ressources en hydrocarbures. Néanmoins, la pérennité de ce système social dépend fortement du paramètre très évolutif du prix des hydrocarbures.
Soutenir le Maghreb, un impératif pour l’Europe
Relancer le partenariat euro-méditerranéen
Le bilan est clair : les pays du Maghreb, et particulièrement la Tunisie, ont besoin d’être soutenus financièrement dans le contexte de la crise sanitaire. Les économies de la région et la stabilité de ces pays sont sous tension. L’Europe doit pouvoir inclure le Maghreb dans son plan européen de 750 milliards d’euros. Faire bénéficier la capacité d’emprunt européenne aux trois pays du Maghreb leur permettrait d’acquérir les liquidités nécessaires à la transformation de leurs modèles de développement. À cette condition, la crise pourra constituer une opportunité à saisir pour se relancer durablement.
Le Maghreb, nouvel enjeu stratégique
Le Maghreb n’est plus un pré-carré européen. Les trois pays du Maghreb font l’objet d’un intérêt de la part des grands acteurs régionaux et mondiaux. L’influence de l’Europe – et particulièrement celle de la France – recule progressivement.
Seule démocratie du monde arabe, proche de l’Europe par ses échanges commerciaux, la Tunisie représente un fort symbole politique. La France demeure un partenaire majeur de la Tunisie : environ 14 % des importations tunisiennes en 2019 (contre 21 % en 2009). Mais l’analyse des flux d’investissements directs montre que d’autres puissances s’intéressent à la Tunisie. 39 % du stock d’IDE en 2019 provenaient des pays du Golfe, dont 11 % pour le Qatar. La Turquie est également très implantée sur le marché tunisien, notamment dans le domaine des travaux publics et des infrastructures.
Le Maroc, passerelle entre l’Europe et l’Afrique, plateforme commerciale et financière importante, économie ouverte aux échanges et insérée dans les principaux flux économiques et financiers, est au cœur des intérêts régionaux et internationaux. Le Maroc intéresse de plus en plus la Chine, dont la diaspora est assez importante sur le littoral marocain. La Chine regarde de près les implantations logistiques, notamment à Tanger, et exporte beaucoup de biens manufacturés et de matériel au Maroc. Elle a aussi construit un partenariat avec le Royaume pendant la crise du Covid-19 : envois de masques, test avancé de vaccins, distribution massive de vaccins chinois, etc. La Chine est en bonne position sur le plan des importations marocaines : elle représente 10 % du total en 2019, même si elle demeure derrière l’Espagne (15 %) et la France (12 %).
Fondamentalement souverainiste mais très ouverte sur l’international par ses échanges commerciaux, l’Algérie se caractérise par son paradoxe. Riche en hydrocarbures et très attentive aux choix de ses partenaires économiques, l’Algérie détient les clients et les fournisseurs les plus diversifiés de la région. La Russie et la Chine sont devenues des partenaires importants de l’Algérie (17 % des importations algériennes provenaient de Chine en 2019). Longtemps concentrées sur le secteur de la défense, les relations entre Moscou et Alger ont récemment évolué avec la crise du Covid-19 vers le domaine de la santé (utilisation du vaccin russe en Algérie).
C’est pourquoi l’Europe doit rester très attentive à la situation du Maghreb et trouver des solutions, pas seulement d’ordre financier, pour contribuer à la stabilité de ces pays. Celles-ci dépendent du bien-être des populations, davantage que le seul soutien aux régimes. Agissons tant qu’il est encore temps.
Institut Montaigne, mai 2021
Etiquettes : Maghreb, Printemps arabe,
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