L’externalisation du contrôle des migrations ouvre la porte au chantage
L’Espagne, et avec elle l’Europe, sont à la merci des décisions prises par la Maison royale marocaine et son gouvernement, gendarmes de la frontière sud espagnole et européenne. La politique migratoire défendue par Bruxelles et par l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne depuis au moins 30 ans laisse l’essentiel du contrôle migratoire aux mains des pays voisins comme la Turquie et le Maroc.
Le Conseil européen de Tampere, à la fin des années 1990, avait déjà commencé à concevoir une politique migratoire qui faisait peser la charge de la gestion sur les pays voisins. Les plans approuvés après l’arrivée massive de réfugiés en 2015 et l’accord signé le 18 mars 2016 avec la Turquie vont tous dans la même direction.
L’Espagne a des accords bilatéraux similaires avec le Maroc depuis 1992, avec la Mauritanie depuis 2003 et avec le Sénégal depuis 2006. Il est même allé jusqu’à lier l’aide au développement au contrôle des migrations.
Le Maroc, comme la Turquie, utilise simplement les mécanismes à sa disposition pour protester contre les décisions espagnoles ou européennes sur divers sujets, allant de la pêche à la question du Sahara occidental en passant par la corruption, ou pour obtenir des compensations politiques ou économiques, qui vont souvent de pair. Cette fois, c’est à cause de l’hospitalisation à Logroño de Brahim Ghali, président de la République arabe sahraouie démocratique et secrétaire général du Front Polisario.
Rabat le fait parce que, comme Ankara, l’Europe lui a accordé ce pouvoir de chantage.
Les autorités marocaines ont l’exemple de la Turquie. La guerre en Syrie a jeté des millions de réfugiés sur les routes et les Turcs ont appris en quelques mois qu’en plus d’être un pays de transit, ils pouvaient aussi être un pays de blocus en échange de l’argent européen. Beaucoup d’argent européen. Bruxelles a déboursé depuis 2015 plus de 3 milliards d’euros qui pourraient atteindre 6 milliards.
En principe, ils doivent être dépensés pour contribuer à améliorer la vie des quatre millions de réfugiés syriens accueillis en Turquie. En 2020, la Turquie a de nouveau jeté des milliers de personnes vers le poste frontière terrestre traversant le fleuve Evros, à sa frontière avec la Grèce. En retour, il a reçu une visite d’Angela Merkel, davantage de fonds européens et le silence de l’Europe face à ses actions militaires dans le nord de la Syrie.
Le quotidien « El País » rapporte vendredi que Bruxelles estime que le Maroc a reçu 13 milliards d’euros depuis 2007 dans divers « programmes de coopération, y compris ceux visant à améliorer le contrôle des flux migratoires ». Mais Rabat sait que s’il veut plus, il obtiendra plus, même si Bruxelles l’avertit maintenant qu’elle pourrait arrêter de transférer des fonds.
L’Italien Mario Draghi a demandé hier, selon le quotidien français « Le Figaro », une augmentation des fonds européens. En outre, M. Draghi a également appelé à une réforme urgente de la directive européenne sur l’asile et plus particulièrement des accords dits de Dublin. Dans ces accords, il est établi que les demandeurs d’asile doivent demander l’asile dans le premier État membre où ils posent le pied. La grande majorité dans les pays du sud de l’Europe. Cette réforme, malgré les tentatives de Bruxelles, est bloquée depuis des années.
La Turquie, et dans le cas espagnol le Maroc, ont le levier du chantage à portée de main pour cette externalisation du contrôle migratoire. En l’absence de voies légales de migration, ce sont leurs gouvernements qui retiennent les migrants et les demandeurs d’asile candidats au voyage vers l’Europe. Ce système présente des avantages évidents pour tous.
Les gouvernements européens sont dispensés d’avoir à utiliser continuellement la main de fer et le « problème de la migration », qui remplirait le débat politique au profit de toute l’extrême droite européenne. L’Espagne, en raison de la situation géographique de Ceuta et Melilla, vit une situation différente car elle a une frontière terrestre avec l’Afrique, mais des pays comme l’Italie et la France ne voient arriver les migrants du sud que si les gouvernements du Maghreb le décident. Bruxelles sait que chaque fois qu’ils l’ont voulu, ils ont toujours contrôlé le départ des péniches. Les pays du Sud reçoivent des fonds qui sont officiellement destinés en partie à des programmes de contrôle des migrations, mais dont la destination finale est toujours difficile à déterminer.
Le système génère également des problèmes évidents. La première et la plus grave est l’immense perte de vies humaines. Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), entre 2014 et 2020, 20 550 personnes se sont noyées en tentant de traverser la Méditerranée. Les migrants sont utilisés comme objets d’extorsion.
Les violations des droits de l’homme sont extrêmement graves. En Libye, l’Organisation des Nations unies pour les réfugiés a tout dénoncé, du viol systématique des femmes aux marchés aux esclaves. Le système encourage également, bien que l’on répète le contraire, le commerce des mafias de la traite des êtres humains, qui en seraient privées s’il existait des moyens légaux d’émigrer. En l’absence d’une telle solution, ce sont ces mafias qui organisent normalement les voyages. Et ceux qui les font payer.
Enfin, le système donne aux pays du sud, pour l’instant le Maroc dans le cas de l’Espagne – dans le passé, via la route des Canaries, cela s’est également produit avec la Mauritanie et même le Sénégal – le pouvoir de décider quand ouvrir et quand fermer « le robinet ».
Les fonctionnaires européens répètent en privé depuis des années que la solution est évidente mais politiquement toxique. Elle consiste, disent-ils, à retirer à des pays comme le Maroc et la Turquie le pouvoir de décider quand autoriser ou non les départs. Cela ne signifierait pas nécessairement une augmentation ou une diminution de la migration (le nombre d’arrivées pourrait augmenter, mais aussi le nombre de déportations), mais cela signifierait que les gouvernements européens devraient prendre en charge la gestion de leurs frontières.
NIUS, 22 mai 2021
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