Cinq ans après le lancement en fanfare de la première centrale solaire à Ouarzazate, les retards s’accumulent et les pertes se creusent.
Ce lundi 29 mars, à l’aéroport de Casablanca, Mustapha Bakkoury ne se doute pas de ce qui l’attend. Attendu à Dubaï pour les préparatifs du pavillon marocain à l’exposition universelle, le patron de l’Agence marocaine pour le développement durable (Masen) est empêché d’embarquer et interdit de quitter le territoire.
Selon les médias marocains, cette décision fait suite à l’ouverture d’une enquête pour mauvaise gestion et malversations visant les dirigeants de Masen. Depuis plusieurs mois, l’agence chargée de piloter l’un des chantiers les plus importants du règne de Mohammed VI est au cœur d’une tempête de critiques liée à la gestion des projets solaires, avec en ligne de mire les centrales Noor à Ouarzazate.
Inauguré en 2016 par le roi, en présence de l’ancienne ministre française de l’environnement Ségolène Royal, le complexe solaire réparti en quatre centrales avec une capacité installée de 580 mégawatts (MW), présenté alors comme l’un des plus grands du monde, devait permettre au Maroc de baisser le coût de l’électricité.
Le royaume, qui importe plus de 95 % de ses besoins énergétiques, s’est fixé pour objectif d’atteindre 42 % de production d’électricité d’origine renouvelable (solaire, hydroélectrique et éolien) en 2020, puis 52 % en 2030. Hôte de la COP22 la même année, le Maroc s’est aussi engagé à réduire de 32 % ses émissions de gaz à effet de serre en 2030.
« Un secteur stratégique »
Mais cinq ans après le lancement en fanfare de la première centrale, les retards s’accumulent et les pertes se creusent. Fin 2019, la puissance installée en énergies renouvelables a atteint 3 701 MW, soit 34 % de la puissance totale. Tandis que Masen, qui avait obtenu un prêt de 20 milliards de dirhams (quelque 1,8 milliard d’euros) auprès d’une dizaine d’institutions internationales avec une garantie de l’Etat pour financer Noor, voit son déficit enfler dangereusement.
« Depuis que les énergies renouvelables ont été érigées au rang de secteur stratégique, l’agence a récupéré toutes les prérogatives du développement durable. Elle est devenue toute puissante, confie un spécialiste du secteur ayant requis l’anonymat. Comme dans tout grand projet royal, c’est la loi du silence : tout le monde savait que les projets avaient pris du retard et coûtaient trop cher, mais personne n’osait demander des comptes. »
Du moins jusqu’à la publication, en juillet 2020, d’un avis très critique du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur la transition énergétique au Maroc. Selon le CESE, les centrales Noor I, II et III à Ouarzazate font perdre à l’agence publique pas moins de 800 millions de dirhams (près de 75 millions d’euros) par an.
A Rabat, le chiffre provoque des grognements. « Le souverain a relevé un certain nombre de retards pris dans l’exécution de ce vaste projet et a attiré l’attention sur la nécessité de faire aboutir ce chantier stratégique dans les délais impartis », a fait savoir un communiqué au ton particulièrement vif du cabinet royal, en octobre 2020.
Le choix de la technologie
Depuis ce rappel à l’ordre, Mustapha Bakkoury se fait discret. A Masen, les cadres ont pour consigne de ne pas parler aux médias. Contactée, l’agence publique n’a pas souhaité réagir. « Nous avons le droit savoir ce qui se passe, car 800 millions c’est une somme considérable », considère pourtant Abdelaziz Layad, membre du groupe parlementaire du Parti justice et développement (PJD), qui a récemment appelé les responsables à s’expliquer.
« Nous avons demandé le 2 avril une réunion de la commission en présence de M. Bakkoury et du ministre de l’énergie afin d’expliquer les raisons de ce déficit et revoir les orientations stratégiques du développement durable. Celle-ci est pour le moment restée sans réponse », précise le parlementaire.
Les tarifs préférentiels pratiqués par Masen sont l’une des causes de cette situation. L’agence vend l’électricité à l’opérateur électrique national (ONEE) à un tarif inférieur à son coût de production. « L’analyse comparée met en relief un coût de revient du kilowatt-heure [kWh] à 1,62 dirham pour Noor 1, 1,38 pour Noor 2 et 1,42 pour Noor 3, tandis le kWh est revendu à l’ONEE à 0,85 dirham », dénonce le CESE. L’Autorité nationale de régulation de l’électricité (ANRE), censée assurer le bon fonctionnement du marché et fixer les tarifs, est quant à elle une coquille vide.
Mais la principale critique tient surtout dans le choix de la technologie. A Ouarzazate, le complexe n’est pas composé de panneaux photovoltaïques, mais de centaines de milliers de miroirs incurvés, qui reflètent les rayons du soleil. Le solaire à concentration (ou CSP pour Concentrated Solar Power) permet ainsi de stocker la chaleur de la journée et de fournir de l’électricité en soirée, au moment du pic de consommation.
« On va droit dans le mur ! »
Adaptée aux zones très ensoleillées, comme le sud du Maroc, cette technologie reste cependant coûteuse comparée au photovoltaïque, qui a vu son prix chuter de 80 % en moins de dix ans. « Au regard des prix du photovoltaïque et de l’éolien, la technologie CSP s’avère dorénavant, malgré l’avantage du stockage, relativement chère et n’est plus justifiée à l’avenir », tranche le CESE.
Le choix s’est pourtant de nouveau porté sur la technologie CSP, certes combinée avec des panneaux solaires traditionnels, pour le futur complexe de Noor Midelt, dans le centre du pays. « Il y a dix ans, on espérait une réduction du coût du CSP plus importante que le photovoltaïque. On peut dire qu’à l’époque on ne savait pas. Mais là, on va droit dans le mur !, estime un responsable. A force de vouloir absolument utiliser des technologies de pointe, on risque de tuer dans l’œuf les projets à venir. »
Décrit comme « le plus grand complexe solaire multi-techniques au monde » par Masen, Noor Midelt peine à voir le jour. Le lancement de la construction de la première tranche, confiée à un consortium auquel appartient le français EDF Renouvelables, accuse un retard de deux ans.
« Il faut cependant relativiser ce qui s’apparente à un échec, prévient un chercheur qui préfère rester anonyme, rappelant que la part des énergies propres au Maroc a bondi de 8 % à 30 % entre 2008 et 2018. En pleine année électorale, on peut se demander si certains veulent faire tomber le patron de Masen pour une autre raison que les défaillances de la stratégie solaire. »
Depuis 2015, Mustapha Bakkoury, ancien secrétaire général du Parti authenticité et modernité (PAM), créé en 2008 par un proche conseiller du roi pour barrer la route aux islamistes du PJD, est aussi à la tête de la stratégique région de Casablanca-Settat, le poumon économique du pays.
Ghalia Kadiri (Casablanca, correspondance)
Le Monde, 06 mai 2021
Etiquettes : Maroc, centrale solaire à Ouarzazate, retards, pertes, énergie verte, énergie renouvellable, Mustapha Bakkoury, Agence marocaine pour le développement durable, MASEN,
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