Attentat de Rambouillet : « Il y a un problème tunisien »

ENTRETIEN. Yadh Ben Achour, éminent juriste tunisien, pointe le rôle du mouvement islamiste Ennahdha au pouvoir dans l’essor du djihadisme en Tunisie.

on nom est Jamel Gorchene. Arrivé illégalement en France en 2009, ce ressortissant tunisien de 36 ans, qui avait obtenu sa carte de séjour en décembre 2020 et officiait en tant que chauffer-livreur, était inconnu des services de renseignement. C’est lui qui s’est rendu vendredi à 14 h 20 à l’entrée du commissariat de police de Rambouillet, en région parisienne, pour porter deux coups de couteau à la gorge de Stéphanie M., agente administratif de 49 ans, décédée sur place. D’après des témoins, l’assaillant aurait crié « Allah akbar » (Dieu est grand) en commettant son forfait. Il a été tué par les tirs de policiers qui tentaient de l’arrêter. Les enquêteurs ont trouvé dans son téléphone portable des nasheeds, des chants religieux musulmans, fréquemment utilisés pour la propagande djihadiste.

C’est la deuxième fois, en moins de cinq mois, qu’un ressortissant tunisien commet un attentat terroriste sur le sol français. Déjà, le 29 octobre dernier, Brahim Aouissaoui, migrant de 21 ans qui venait d’arriver de Tunisie, égorgeait trois personnes dans la basilique de Nice. Jamel Gorchene, le terroriste du commissariat de Rambouillet, était originaire de M’saken, ville moyenne située dans l’arrière-pays de la station balnéaire de Sousse, au centre-est de la Tunisie. C’est de cette même localité que venait Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, l’homme qui avait foncé avec un camion dans la foule le 14 juillet 2016 à Nice, faisant 86 morts. Éminent juriste tunisien et figure clé de la Révolution du jasmin, Yadh Ben Achour, membre du comité des droits de l’homme des Nations unies, a publié en mars L’Islam et la Démocratie : une révolution intérieure (éditions Gallimard)*. Dans un entretien au Point, l’ancien président de la Haute Instance pour la réforme politique et la transition démocratique dénonce le rôle du mouvement islamiste Ennahdha, au pouvoir en Tunisie, dans l’essor du djihadisme dans le pays.
Le Point : Peut-on dire qu’il existe une « filière » djihadiste tunisienne ?

Yadh Ben Achour : En tant que tunisien, je dois dire que je suis désolé de ce qui s’est passé au commissariat de Rambouillet, et je me sens concerné, car cet « énergumène » qui a égorgé cette fonctionnaire de police était tunisien. Maintenant, je pense que l’on ne peut pas parler de « filière tunisienne », car cet attentat n’a pas été commis par une personne qui venait d’arriver en France. À ma connaissance, l’individu résidait sur le territoire français depuis 2009. Et il semble qu’il n’ait pas connu de problèmes au cours de ses premières années d’installation. Il avait même pu obtenir ses papiers.

Comment expliquer dès lors sa radicalisation ?

Je dirais qu’il a subi l’influence des réseaux sociaux, ou permettez-moi plutôt de les appeler les « réseaux antisociaux ». Il s’agit, selon moi, de réseaux qui diffusent des discours de haine et de violence, et qui ont lavé le cerveau d’un individu à l’esprit simple, qui n’avait de surcroît aucun diplôme.

Les seuls réseaux sociaux peuvent-ils expliquer son passage à l’acte ?

Pas du tout. Il y a, à mon avis, un problème tunisien, indépendamment de l’attentat de Rambouillet. Je vous rappelle qu’après l’assassinat de Samuel Paty, certains islamistes tunisiens ont déclaré sur les réseaux sociaux, et jusqu’à l’intérieur de l’Assemblée, qu’il ne fallait pas permettre d’insulter l’islam et de caricaturer le prophète. Comme s’ils justifiaient le passage à l’acte du terroriste. Il y a un laisser-aller en Tunisie face aux questions de radicalisation et de terrorisme. En tant que tunisien, je dénonce les politiques laxistes du gouvernement en la matière. Je désigne la responsabilité de la troïka [le gouvernement de coalition de 2011 à 2014 formé d’Ennahdha, du Congrès pour la République et d’Ettakatol, NDLR], et notamment du Parti islamiste qui a remporté les élections de 2011. À l’époque, pendant que les sonnettes d’alarme étaient agitées, et que les journalistes attiraient l’attention sur la présence de groupes qui s’entraînaient dans les montagnes du Chambi, le ministre de l’Intérieur islamiste répondait qu’il ne s’agissait que de camps de sport et qu’il était impossible de les arrêter ! De la même manière, les autorités islamistes ont empêché l’arrestation dans une mosquée à Tunis du djihadiste tunisien d’Abou Iyad, chef du groupe Ansar al-Charia, qui sera finalement tué en Libye. Ces multiples complicités des autorités tunisiennes vis-à-vis de la violence et du terrorisme sont répertoriées dans le livre de Moustapha El Haddad (L’embrigadement des jeunes pour le djihad : le « paradoxe tunisien », aux éditions Arabesques).

Pourquoi ne désignez-vous pas nommément le parti islamiste Ennahdha ?
Si, je les nomme, il s’agit bel et bien du parti Ennahdha. Même s’ils ne sont pas directement liés à l’attentat de Rambouillet, le fait est que ces islamistes ont contribué au développement de la violence et du terrorisme en Tunisie, et surtout à son exportation au Moyen-Orient. Ils ont pactisé à une époque avec les wahhabites [tenants d’une vision ultrarigoriste de l’islam, NDLR], des esprits totalement intégristes qu’ils ont invités en Tunisie pour prêcher des discours rétrogrades, comme la justification de l’excision des femmes.

Mais n’est-ce pas le cas de nombreux pays occidentaux, alliés de longue date de l’Arabie saoudite qui a longtemps exporté cette vision de l’islam ?

C’est en effet une contradiction fondamentale des pays occidentaux. Lorsque je vois, par exemple, la politique menée par Donald Trump à l’égard de l’Arabie saoudite, je me rends compte que, en agissant de la sorte, il n’a fait qu’alimenter la source nourricière du djihadisme, qui n’est que le passage à l’action violente de la théorie wahhabite.

N’est-ce pas paradoxal pour la Tunisie d’être traversée par ce courant djihadiste alors qu’elle demeure le seul pays arabe à avoir réussi son « Printemps » ?

Bien que la Tunisie connaisse une démocratie naissante, bien qu’elle se fasse remarquer par certains exploits dans les domaines de l’art, du cinéma, du sport et même de la conquête spatiale, même si de nombreux médecins en France sont tunisiens, il faut dénoncer certaines réalités : nous, Tunisiens, sommes victimes d’une politique de complicité vis-à-vis du terrorisme sciemment maintenue par les autorités de notre pays. Elles ont à mon sens une responsabilité dans le départ de nombreux jeunes Tunisiens embrigadés en Syrie et en Irak, dans leur adhésion à des mouvements terroristes comme Daech ou Ansar al-Charia. Il y a un problème politique en Tunisie.

Le parti islamiste Ennahdha n’a-t-il pas officiellement pris ses distances avec l’islam politique en 2016 ?
Les islamistes d’Ennahdha sont tout d’abord les champions du double discours, en fonction de leur interlocuteur. Ils ont ainsi tout intérêt à se tenir publiquement éloignés de toute violence. Maintenant, même si leur prise de distance était réelle, le mal est déjà profond en Tunisie. La complicité que je dénonce a débuté en 2011 après la prise du pouvoir par les islamistes [qui ont remporté une majorité de sièges à l’Assemblée constituante, NDLR]. Jusqu’ici, nous n’avons pas élucidé leur part de responsabilité dans l’assassinat des opposants tunisiens Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013. Or, d’après les renseignements dont on dispose, tout a été fait pour brouiller les pistes afin que la vérité n’éclate pas au grand jour.

Mais Ennahdha, arrivé en tête des législatives de 2019, n’est-il toujours pas le parti le plus populaire en Tunisie ?

C’était vrai lors des élections de 2011, moins vrai pour le scrutin de 2014, et encore moins après les législatives de 2019. Les islamistes font l’objet d’une hostilité très forte dans la société tunisienne. Si on organisait des élections aujourd’hui, je ne pense pas qu’ils obtiendraient la majorité des suffrages. On sent bien que leur électorat en Tunisie est en train de fondre, et ils connaissent d’ailleurs un conflit réel avec le président de la République, Kaïs Saïed. Malgré les graves inconstitutionnalités dont le chef de l’État se rend coupable depuis quelques mois [refus d’accepter des ministres qui ont obtenu l’assentiment de l’assemblée, refus de promulguer des lois votées par celle-ci, NDLR], il est toujours suivi par une large frange de la population uniquement dans le but d’exclure les islamistes du pouvoir.

Croyez-vous en « l’islamisme modéré » dont ils se réclament ?

Je crois au musulman modéré, mais ne suis pas tellement convaincu par l’islamisme modéré. Car il existe une contradiction entre la volonté de faire prévaloir la cause de Dieu à celle de l’État, les droits divins aux droits de l’homme. On ne peut pas perdre de vue ces motivations qui, en soi, ne peuvent à mon avis déboucher que sur la violence. Je l’ai d’ailleurs écrit dans mon dernier livre.

Comprenez-vous le débat sur l’islamisme qui agite actuellement la France ?
La France se retrouve prisonnière de son principe de liberté d’expression qui fait que des propos scandaleux peuvent être exprimés sur les réseaux sociaux. Ceux-ci doivent à mon avis faire l’objet d’une surveillance renforcée. Par ailleurs, ce dont les musulmans ne sont pas conscients, c’est que ces phénomènes d’attentats répétitifs vont finir par provoquer en France une sorte de contre-violence. N’oubliez pas que ce pays a vu naître l’OAS lors de la guerre d’Algérie. Ce que les auteurs de tels attentats ne savent pas, car ils sont trop ignorants et imbus de leurs propres certitudes pour pouvoir raisonner sereinement, c’est qu’il pourrait se développer en réaction au sein de la population française une violence à l’égard des mosquées ou des musulmans qui se démarquent par leur habillement. Pour ma part, je n’exclus pas ce risque.

La loi contre le séparatisme est-elle, selon vous, la solution ?

Je suis d’avis qu’une démocratie doit avoir le droit de se défendre. Maintenant, il faut se demander si cette loi peut être efficace, et si elle ne risque pas, au lieu de viser le radicalisme, d’attenter aux libertés de l’ensemble de la communauté musulmane qui pourrait ainsi se sentir visée. En tant que membre du comité des droits de l’homme de l’ONU, je suis assez sensible à la garantie des libertés. J’estime pour ma part que la manière la plus efficace de lutter contre tous ces mouvements radicaux est l’action culturelle, éducative, éthique et démographique afin de faire adhérer les communautés musulmanes aux valeurs de laïcité et de séparation du politique et du religieux. L’objectif est de rompre avec la culture de la religion civile. Une politique beaucoup plus subtile que la loi sur le séparatisme pourrait être menée.


*L’Islam et la Démocratie : une révolution intérieure, de Yadh Ben Achour, a paru au mois de mars aux éditions Gallimard.

Le Point, 25 avr 2021

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