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Tunisie : Et, si ce qui devait arriver arriva ! Les conséquences probables d’une crise financière en Tunisie

Par Hakim Ben Hammouda et Mohamed Hedi Bchir

La situation économique et plus particulièrement les grands équilibres financiers dans notre pays ont connu une forte détérioration au cours des derniers mois. Le discours officiel a d’ailleurs changé d’attitude il y a peu en mettant l’accent sur la dérive des équilibres financiers ce qui a été à l’origine d’une grande inquiétude sur l’avenir.

Il faut souligner que la pandémie du Covid-19 et ses conséquences économiques et sociales ont lourdement contribué à la détérioration de la situation économique et financière du pays. Ainsi, la Tunisie a-t-elle connu en 2020 la plus grande récession de toute son histoire moderne.

Par ailleurs, le retard enregistré pour avoir un accord avec le FMI et la possibilité de recourir aux institutions financières multilatérales et aux marchés financiers internationaux ont largement contribué à la montrée du stress financier et des pressions sans précédent su les grands équilibres financiers.

La crise politique a eu également un impact important sur la crise économique et financière. Les tensions et les luttes politiques entre les différentes institutions de l’Etat et les partis politiques ont joué un rôle important dans les retards enregistrés dans l’élaboration d’un programme de réformes économiques afin de réduire les pressions sur les finances publiques et pour relancer la confiance des institutions internationales et accélérer le processus de conclusion d’un accord avec notre pays.

Mais, ce qui a renforcé la crise est l’incapacité du gouvernement à formuler une vision de moyen terme et un programme clair et crédible afin de nous épargner une grande crise financière.

Dans ce contexte de manque de clarté sur l’avenir, la question que nous devons nous poser de manière prospective concerne les évolutions au cours des semaines et des mois à venir. Plus précisément, il faut réfléchir sur les scénarii possibles de l’évolution de la situation financière et économique dans notre pays.

Des évolutions probables de notre économie

La lecture prospective des évolutions probables de notre économie est importante dans la mesure où elle nous permet de les anticiper par des politiques économiques adéquates afin de prévenir leurs effets négatifs et une plus grande détérioration des grands équilibres financiers.

Nous pensons que la marche de notre économie lors des prochaines semaines et mois pourrait s’inscrire dans l’un des trois scénarios suivants.

Le scénario du moindre mal

Ce scénario suppose que le gouvernement soit en mesure d’élaborer un programme sérieux de réforme des finances publiques sur le moyen terme dans un délai relativement court. Ce programme ne peut pas se limiter à une collection de bonnes intentions. La crédibilité de ce programme sera un point de départ important pour les négociations avec le FMI et les grandes institutions multilatérales avec la possibilité de parvenir à des accords favorables avant la fin de l’année.

Cette démarche aura des retombées financières positives dans la mesure où il ouvrira la porte à une plus grande coopération avec les institutions financières internationales et nous permettra d’accéder aux marchés financiers internationaux à des coûts moins onéreux qu’aujourd’hui.

La réforme des finances publiques exigera des décisions difficiles et un large consensus politique de la part des grandes organisations syndicales.

Le scénario de la prise de risque

Ce scénario suppose l’incapacité du gouvernement à définir ou à mettre en place un programme sérieux et crédible de réforme des finances publiques. Mais, en même temps le gouvernement cherchera par tous les moyens à faire face à ses engagements financiers et à les assurer. Ce scénario suppose que notre pays ne prendra pas le chemin du scénario libanais et n’ira pas dans la voie du défaut de paiement.

En l’absence de ce programme de réformes profondes des finances publiques, notre pays ne pourra pas parvenir à un accord avec le FMI et les institutions financières internationales. Du coup, pour échapper à cette crise et pour faire à ces obligations financières, le gouvernement choisira entre trois grandes options : la sortie sur les marchés financiers internationaux en dépit de leurs coûts élevés, la poursuite de la stratégie d’appel au marché local avec le risque d’un effet d’éviction ou l’augmentation des impôts pour mobiliser des ressources supplémentaires pour l’Etat.

Nous avons considéré que ce scénario présente un haut niveau de risque car il cherche à concilier deux réalités contradictoires à savoir la poursuite de la détérioration de la situation des finances publiques et en même temps le respect des engagements financiers pris par l’Etat.

Le scénario du défaut de paiement

Ce scénario est le résultat de l’incapacité du gouvernement à opérer les réformes nécessaires pour faire face à la détérioration des finances publiques. La poursuite de cette descente aux enfers au cours des prochaines semaines, et en l’absence d’un accord avec le FMI et les grandes institutions internationales, conduira à l’incapacité de l’Etat à honorer ses engagements, et à l’annonce d’un défaut de paiement comme ce fût le cas dans le scénario libanais.

Ce scénario a des conséquences graves dont l’une des plus importantes est la chute de la symbolique de l’Etat national et sa capacité à respecter ses engagements et ses grands équilibres. Ce scénario nous ramènera aux pages les plus sombres de notre histoire et plus précisément à l’année 1869 lorsque notre pays a annoncé son défaut de paiement débouchant sur la perte de notre souveraineté financière avec la constitution de la Commission financière qui s’occupera de la gestion de nos finances publiques pour le compte des grandes puissances financières internationales et nous mènera vers la colonisation en 1881.

L’autre conséquence de ce scénario touche nos politiques économiques. Dans ce scénario, nous risquons de perdre notre souveraineté dans la conception et la formulation des grands choix de politique économique comme ce fût le cas pour un grand nombre de pays récemment, comme la Grèce. Sous l’influence des grandes institutions financières internationales notre pays sera amené à mettre en place des politiques d’austérité avec des conséquences sociales pénibles et difficiles mais dont le seul objectif est de rétablir au plus vite les grands équilibres financiers.

Mais, le plus grand danger de ce scénario est la grande incertitude et l’instabilité sans précédent qu’il va générer, et particulièrement notre capacité à prévoir les évolutions futures de nos grandes catégories économiques, ce qui renforcera l’impuissance de nos politiques économiques.

Ce scénario est certainement le plus dangereux du fait de ses conséquences politiques, économiques et sociales désastreuses et pourrait ouvrir notre pays sur l’inconnu.

Les conséquences économiques des différents scénario

Ces différents scénarii vont avoir des conséquences économiques différenciées dans leurs ampleurs et leurs directions. Dans cette lecture nous nous arrêterons sur les enchaînements probables sur trois niveaux : la croissance et l’investissement, le niveau monétaire et le niveau financier.

Le scénario du moindre risque

En dépit des décisions difficiles qu’il implique ce scénario contribuera à la stabilisation de la situation économique et des grands équilibres financiers de notre économie.

Nous avons essayé de mesurer l’impact de chacun des scénarios par un modèle d’équilibre général calculable au cours de la période entre 2012 et 2024.

Nos résultats montent que ce choix et un véritable progra mme de réformes des finances publiques nous permettront de relancer les dynamiques de croissance qui pourraient atteindre une moyenne annuelle de 3,13% au cours de la période concernée. En même temps l’investissement privé va s’inscrire dans la même dynamique haussière avec une croissance de 20% suite au retour de la confiance dans les politiques économiques du gouvernement et la plus grande clarté dans les grands choix des pouvoirs publics. Il faut également mentionner que cette nouvelle dynamique positive aura des effets sur le chômage qui va connaître une baisse et le taux du chômage se situera désormais à 15%. (Voir nos résultats dans le tableau).

Les effets de ce scénario vont toucher l’aspect monétaire et notre pays connaîtra une stabilisation de son taux de change par rapport aux grandes devises étrangères. Il en est de même pour l’inflation qui connaîtra une certaine stabilisation.

Ce scénario parait intéressant dans la mesure où l’engagement du gouvernement dans un programme ambitieux et crédible de réforme et de stabilisation des finances publiques nous permettra de retrouver la confiance de nos partenaires internationaux et facilitera le retour de la croissance et nous permettra de parvenir à moyen terme à une stabilisation de la situation économique.

Cette stabilité constituera le point de départ à un programme de relance ambitieux et à une transition structurelle vers un nouveau modèle de développement.

Les dangers d’une grande prise de risque

Dans ce scénario, le gouvernement ne sera pas en mesure de définir et de mettre en place un programme de réformes ambitieux. Mais, il poursuivra sa course désespérée pour réunir les ressources financières nécessaires afin de respecter ses engagements.

Le gouvernement aura trois options pour parvenir à ces objectifs. La première option concerne le recours aux marchés financiers internationaux pour mobiliser les ressources nécessaires en dépit de leurs coûts très élevés en l’absence d’un accord avec le FMI et les institutions financières internationales. Les résultats estimés de cette option ne sont pas convaincants. La croissance et les investissements vont régresser respectivement en moyenne annuelle de -4,5% et -4,7% au cours de la période allant de 2021 à 2024. Ce recul de la croissance sera à l’origine d’une augmentation du chômage de 5,38%.

Sur le plan monétaire et en dépit du recours aux marchés financiers internationaux, le taux de change du dollar par rapport au dinar va augmenter en moyenne annuelle de 3%.

Au niveau financier, cette option sera à l’origine d’une importante augmentation de la dette externe estimée à plus de 58% au cours de cette période.

La seconde option que pourrait choisir le gouvernement pour échapper aux coûts élevés des marchés financiers internationaux concerne le choix du marché financier local et aux banques locales comme c’est le cas jusqu’à aujourd’hui. Cette option sera à l’origine d’une certaine stabilisation au niveau réel pour la croissance et l’investissement. Mais, cette option aura des effets négatifs au niveau monétaire avec une importante baisse du taux de change du dinar par rapport au dollar ce qui entrainera une hausse de l’inflation qui sera autour de 14% en moyenne annuelle.

La troisième option concerne l’accroissement des impôts pour permettre à l’Etat de trouver les ressources nécessaires pour faire face à ses besoins. Cette option, si elle permet une certaine stabilité de la croissance et de l’investissement, aura des conséquences négatives sur le plan monétaire avec la baisse du taux de change par rapport au dollar et une forte croissance de l’inflation.

Globalement ce scénario avec ses différentes options s’il permet de stabiliser certains aspects économiques, en renforcera d’autres et va créer une situation d’instabilité globale qui pourrait mener vers l’aggravation de la crise et entraîner la chute de notre économie.

Le défaut de paiement ou le scénario libanais

Ce scénario est le résultat de l’incapacité de l’Etat à formuler un programme crédible et sérieux de réformes pour faire face à la dérive des finances publiques. La poursuite de cette situation conduit inexorablement à l’incapacité de l’Etat à faire face à ces engagements financiers et à l’annonce du défaut de paiement comme ce fût le cas au Liban.

Ce scénario aura des conséquences graves sur les différents niveaux économiques. La croissance et l’investissement vont connaître un important recul. Les grands équilibres monétaires vont connaître une importante dérive avec une explosion du taux de change du dollar qui pourrait atteindre 100% ce qui se traduira par une augmentation de l’inflation de près de 30% en moyenne annuelle.

Ce scénario sera également à l’origine d’une dérive des grands équilibres financiers avec un développement rapide de l’endettement interne et externe.

Tous les indicateurs mettent l’accent sur les conséquences dangereuses du défaut de paiement. Ces indicateurs soulignent les dimensions d’une chute du système politique, économique et social qui met en danger le lien commun et les fondements de l’Etat.

Ces développements et les conséquences économiques des différents scénarii sont significatifs de la gravité de la situation économique et financière de l’Etat et les effets probables et inquiétants d’une crise financière en Tunisie.

Mais, nous croyons que le salut est toujours possible et exige une sortie de la crise politique et une grande unité nationale pour faire face à la crise sanitaire et financière et un programme clair et crédible reflétant une véritable volonté et une capacité de la part du gouvernement à définir les politiques et les mettre en œuvre.

Evolution des agrégats économiques selon les scénarios (2021-2024)


Leaders, 24 avr 2021

Etiquettes : Tunisie, crise politique, crise économique, pandémie, coronavirus, covid 19, pandémie, situation économique et financière, récession, équilibres financiers, FMI, réformes économiques, finances publiques,

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