Retour sur « La Familia grande »

La famille, disais-je en analysant un film de Woody Allen (Cassandra’s Dream) est le lieu tragique par excellence, celui où s’enchevêtrent inextricablement l’affection et le ressentiment, la fierté et la honte, l’amour et la haine… Comme le remarque Corneille reprenant Aristote, un conflit entre des personnes simplement extérieures peut être dramatique mais ne s’élève pas au tragique, ce qui advient en revanche quand le frère est amené à tuer le frère, où un père sa propre fille. Réflexive, la tragédie attaque ou ensanglante les liens de sang. Et au plus resserré de ce noeud, c’est soi-même qu’on heurte et prend pour cible, comme Œdipe, héros tragique par excellence, à la fois criminel, victime et son propre bourreau. Une familia grande élargit donc le risque d’une plus grande tragédie.

Celle rassemblée autour du couple d’Oliver Duhamel et d’Evelyne Pisier-Kouchner était très accueillante, dans leur grande maison de Sanary. Et le récit que donne Camille Kouchner dans son livre que je viens tardivement de lire (Seuil, janvier 2021), a lui-même l’étrange vertu de nous associer intimement aux tribulations de cette tribu, nous sommes avec elle embarqués, complices ou témoins de leur histoire, nous faisons au fil de la lecture un peu partie de cette grande, et malheureuse, famille. De quelle façon ?

Camille ne fait pas vraiment de littérature au sens classique, elle va à l’expression ou à l’émotion la plus directe, avec peu de recul. Les phrases sont courtes, le style oral, les mots comme lâchés, ou criés. Une pression longtemps contenue trouve une issue, s’échappe par bouffées saccadées. Cette langue ne cherche pas à expliquer, mais à rapporter des faits, bruts, à peine racontables. Parvenir à dire, c’est déjà beaucoup. Les fioritures viendront plus tard, l’urgence ne s’attarde pas aux pourquoi, aux comment ; les trois suicides, des grand-parents Georges et Paula puis de la tante Marie-France, ponctuent tragiquement l’histoire de cette famille mais sans appeller d’explications particulières. Des raisons et des circonstances de ces trois morts, nous n’apprendrons rien. Et le couvercle qui pèse sur la péripétie centrale, le baillon du silence sont tellement lourds à soulever que c’est assez de tout ce livre pour frayer cette parole, pour ne pas mourir d’étouffement. Ecrire se résume ici à trouver quelques mots, parvenir à les proférer.

La Familia grande laisse ainsi son lecteur quelque peu étourdi, ou sonné ; le livre nous refile son trouble, qui y fait quoi exactement, comment s’y retrouver ?

Le beau-père Olivier Duhamel a donc abusé sexuellement Victor, le fils de sa femme âgé de quatorze ans, qui s’est confié à sa sœur jumelle en exigeant d’elle le secret absolu vis-à-vis de leur mère Evelyne, de leur père Bernard Kouchner ou de tout autre membre de la familia grande, identifiée du même coup à une zone d’omerta, de parole interdite. À quoi sert de savoir, quel profit en tire Camille ? Comment, en particulier, va-t-elle regarder désormais son beau-père Olivier, qu’elle adorait et qu’elle ne peut dénoncer ? Et lui, saura-t-il qu’elle sait, et comment croisera-t-il sans honte le regard de Camille ? Le récit montre admirablement la propagation et la gravité du poison distillé par l’inceste : ses victimes en sont écrasées, réduites à une incapacité de penser qui se propage et confond tout. En mélangeant ce qui devrait rester séparé, la confusion majeure de l’inceste fait vaciller le sujet sur ses bases.

Comment penser que ce beau-père d’abord adoré, qui prodigue aux enfants l’affection, l’éducation, la culture autant que de trépidantes vacances dans le Var, puisse se changer vis-à-vis d’eux en séducteur, en abuseur ? Comment, dans la même personne, un tel mélange est-il possible ? J’ai dit, dans un précédent billet sur cette affaire, « Le viol du silence », que j’avais rencontré au cours d’un colloque le professeur Olivier Duhamel, je le revois passant lors du dîner de table en table, parlant à chacun, nous chuchotant à l’oreille tout en nous prenant aux épaules… Ce papy papouilleur montrait la personnalité, rare dans ce milieu, d’un homme chaleureux, souriant, ouvert à tous. Il aimait assurément le contact, la conversation rapprochée, mais de là à… Inimaginable !

Cet homme évidemment fêlé porte en lui une confusion qu’on s’explique mal : comment celui qui faisait le bien de ces enfants, qu’il avait adoptés comme les siens, put-il leur causer autant de mal ? Quel scénario, quelle justification avait-il échafaudés pour s’introduire ainsi nuitamment dans la chambre de Victor ? Et puisqu’il aimait, autant que Bernard Kouchner, chanter Aragon, est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Mais l’autre père justement, s’est-il montré vraiment meilleur ? Généralement absent, ou quand il était de passage toujours pressé et multipliant contre ses enfants les colères, oubliant le prénom de sa petite fille, administrant pour les endormir (le soir du suicide de Paula) un somnifère mais aucune parole ? Que gagna Camille à avoir pour géniteur « la personnalité la plus aimée des Français » ? Où est dans cette familia grande la place du père quand l’un, inabordable, demeure trop lointain et l’autre s’approche trop près ?

Tout ceci intéresserait moins un lecteur de mon âge si l’affaire ne se déroulait sur fond de mai 68, de MLAC ou de MLF. Evelyne (qui passa par les bras de Fidel Castro) était la militante d’une liberté inconditionnelle, et cette liberté était aussi sexuelle, au diable les pudeurs, les distances et les retenues d’un autre âge, à bas la décence des petits bourgeois coincés ! Autour de la piscine on vivait à poil, le soir dans les dortoirs on s’essayait aux gestes de l’amour et la mère, le beau-père encourageaient ces premières approches, ils en plaisantaient à table, prenaient les jeunes corps en photos, qu’est-ce qu’on rigolait ! Pourtant, cette grisante liberté va vite révéler ses ravages, et Camille au détour d’une page nous rappelle à propos une maxime du prêtre dominicain Lacordaire, « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère » (p. 42).

Entre le fort et le faible, entre l’adulte et l’adolescent, entre le père et le beau-fils… Avec une bizarre insouciance, retranché loin des lois dans son royaume de Sanary, le professeur de droit constitutionnel pratiquait la confusion des sentiments ; il mélangeait l’amour parental avec le désir sexuel, ou du moins semblait voir entre eux une possible convergence, il passait avec la même bonne conscience par-dessus les différences d’âge au nom d’une confondante, d’une massacrante égalité.

C’est de la mère surtout qu’il faudrait parler, Evelyne adorée de Camille mais elle-même trop dépendante de sa mère Paula dont le suicide la terrassa, l’anéantit, et qui à partir de là se mit à boire, avec la complicité d’Olivier qui remplissait ses verres. À cause de la mort de sa mère, ou des agissements de ce mari qui tourne autour de ses enfants ? Que savait exactement Evelyne, ou plutôt que s’interdisait-elle de savoir ou de soupçonner, jusqu’où fermait-elle les yeux ? Camille ne pouvait rien lui confier car cela l’aurait tuée – mais le silence ainsi conservé, exigé par son jumeau Victor, tuait en retour sa fille. Qui ne semble pas avoir envisagé de mettre au courant son père, trop occupé ailleurs.

Qu’est-ce qui, en matière d’inceste, entraîne les pires conséquences, parler, ou se taire ? Dans une grande solitude et au long de combien d’années, Camille rumina durement ce dilemme. Evelyne, femme par ailleurs si forte, afficha une dénégation intraitable des agissements de son mari au point de rompre avec Marie-France l’actrice, quand cette sœur elle-même bien-aimée se mit à dénoncer clairement Olivier, sans mâcher les mots de son indignation . Marie-France étrangement retrouvée morte (suicidée sans laisser un mot ?) au fond de sa propre piscine, le corps encastré dans une chaise de jardin, comment, pourquoi ?

Enfin clairement informée, Evelyne réagit en se séparant de ses enfants, « Salauds, vous avez tout balancé. Je hais votre perversité. Tout le monde maintenant va être au courant »… De son côté, face aux menaces de révélations de Camille, son beau-père lui aurait laissé sur son répondeur le message qu’il allait se donner la mort – ajoutant ainsi ce suicide aux trois précédents. Il paraît qu’au lieu de commettre ce geste, lui aussi écrit en ce moment un livre sur cette affaire, entreprise hautement risquée, comment présentera-t-il sa défense ? Beaucoup de mots manquent encore pour dire cette histoire, mais tout le témoignage de Camille montre avec force ce combat pour arracher au silence et mettre bout à bout des phrases, faire reculer l’indicible, l’immontrable, l’inarticulable.

Car, comme psalmodie chez Sophocle le chœur d’Œdipe-roi, l’inceste apporte ou propage décidément le pire des chaos.

Blog de Daniel Bougnoux, 23 avril 2021

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