Wadie Jary: comment le CS Chebba s’attaque au patron du football tunisien

La Fédération Tunisienne de Football (FTF) et son président Wadie Jary ont volontairement induit en erreur la plus haute autorité de justice sportive, le Tribunal arbitral du sport (TAS), selon les déclarations d’un club au centre d’une suspension controversée.

Le Croissant Sportif Chebbien (CS Chebba), suspendu par la FTF en octobre dernier, assure que celle-ci a déposé au TAS une traduction erronnée pour s’assurer que sa sanction ne soit pas annulée.

Après avoir terminé huitième la saison 2019-2020 pour ses débuts en Ligue 1, le club a été suspendu un an et relégué en 4e division en octobre dernier – officiellement, pour ne pas avoir rempli les formalités d’inscription à temps pour la saison 2020-2021.

Après le rejet du TAS, le 30 novembre, de la demande de sursis à l’exécution du CS Chebba, lors d’un jugement préliminaire avant le lancement de la nouvelle saison tunisienne, des émeutes ont éclaté dans la petite ville méditerranéenne.

Épris d’un grand sentiment d’injustice, les manifestants ont brûlé des pneus et jeté des pierres aux policiers qui ont répliqué par des gaz lacrymogènes.

« Jary ne m’a pas seulement puni moi, il a puni le club, toute la ville, la jeunesse de Chebba » explique à BBC Sport Afrique Taoufik Mkacher, le président du CS Chebba.

Au mois de mai, le TAS rendra un jugement définitif sur l’affaire qui divise le football tunisien.

Si la plus haute cour sportive s’accorde avec le point de vue du CS Chebba sur le caractère supposé faux de la traduction, Jary, en tant que premier représentant de la FTF, et Wajdi Awadi, le Secrétaire général de l’instance qui a rempli la déclaration, pourraient faire face à une enquête de la FIFA pour une possible violation de son code éthique.

Interrogé par la BBC, Jary n’a pas répondu aux accusations du CS Chebba qui a déposé une plainte au pénal contre lui, mais le nouveau membre du Comité exécutif de la Confédération Africaine de Football (CAF) a nié toute faute durant ses neuf ans à la tête de la FTF.

Pourquoi le CS Chebba a-t-il été suspendu?

Le CS Chebba assure que sa suspension, décidée par le bureau fédéral de la FTF le 17 octobre 2020, était une décision politique.

Selon lui, la suspension était en fait une punition suite aux déclarations du président du CS Chebba, Taoufik Mkacher, début 2020.

Mkacher a publiquement dénoncé, à plusieurs occasions, un manque de transparence au sein de la gestion financière de la FTF, a appelé à un audit indépendant de la FTF, et s’est plusieurs fois opposé à Jary.

« Vous n’avez pas le droit de critiquer la FTF en Tunisie » assure Mkacher. « Depuis le 14 janvier [ndlr : 2011, le jour où le Président Ben Ali fut poussé à l’exil], vous avez le droit de critiquer le président de la République, le chef du gouvernement, les ministres, tout le monde, sauf Wadie Jary ».

« Nous étions dirigés par un dictateur en Tunisie [ndlr : Ben Ali] – aujourd’hui, nous avons un dictateur du sport. On ne peut plus continuer comme ça ».

« J’ai lu le rapport 2018 des affaires financières de la FTF, j’ai constaté des infractions au-delà du domaine de l’imaginable et suggéré un audit de la FTF. Depuis ce jour-là, nous sommes à couteaux tirés ».

Selon Mkacher, son club a été sanctionné par la FTF à sept occasions différentes, et jusqu’ici, aucun appel n’a été jugé.

Le 12 octobre, Mkacher et le Secrétaire général du CS Chebba ont été suspendus pour deux ans (décision qui a également fait l’objet d’un appel) avant que la FTF ne suspende et ne rétrograde le club, cinq jours plus tard.

La décision a également déclenché la colère à Chebba, où le maire a démissionné en protestation. Une grève générale s’en est suivie et les supporters du club ont bloqué les routes de la ville avec des barricades et des pneus brûlés.

« Les manifestations ont commencé après que j’ai été exclu par la FTF, mais au lieu de calmer les choses, Jary a ensuite ordonné les sanctions du 17 octobre » poursuit Mkacher. « Chebba est une petite station balnéaire. Il n’y avait encore jamais eu de grève générale jusqu’ici ».

« En privé, tous les présidents de club [ndlr : de Ligue 1] sont derrière le CS Chebba, parce que ce qui nous est arrivé pourrait arriver à n’importe lequel d’entre eux, mais ils n’osent pas parler publiquement ».

L’une des réactions les plus étonnantes fut l’embarquement pour l’Italie de 300 membres du club (des joueurs des équipes de jeunes, des membres du personnel du club et leur famille) à bord de bateaux de pêche, après avoir menacé d’émigrer en réponse aux manifestations.

Aucun des bateaux décorés aux couleurs vertes de Chebba n’ont atteint l’Italie jusqu’ici, ayant dû faire demi-tour après avoir atteint les eaux internationales et été dissuadés par les garde-côtes.

« Fraude, falsification et parjure »

Le 9 février 2021, le CS Chebba a déposé une plainte pénale au Tribunal de première instance de Tunis contre Jary, le Secrétaire général de la FTF Wajdi Awadi et le traducteur Anouar Sediri pour fraude supposée, falsification de documents et parjure.

Selon la plainte examinée par la BBC, le club déclare que la FTF a délibérément traduit incorrectement pour le TAS, de l’arable au français, sa décision du 17 octobre à l’encontre de Chebba.

Le nœud du litige se trouve dans un seul mot : « suspension » qui fut traduit en français par « mise en inactivité ».

Un point déterminant puisque selon les statuts de la FTF, la suspension d’un club constitue une punition qui ne peut être infligée qu’à la suite d’une Assemblée générale.

La FTF n’ayant pas tenu d’Assemblée générale, selon le club, elle n’avait donc pas le pouvoir statutaire de suspendre le CS Chebba.

(La décision de mise en inactivité d’un club – dont l’objet est d’aider un club en difficulté à mettre de l’ordre dans ses affaires sans mettre en danger son statut – peut être prise par le bureau fédéral de la FTF sans qu’une telle assemblée ne se tienne).

Le CS Chebba a entrepris de faire retraduire de l’arabe au français la décision originelle de la FTF par trois traducteurs assementés. Ils ont tous utilisé le mot « suspension » dans leur traduction, et non « mise en inactivité ».

En novembre dernier, Mkacher a rendu visite à Sediri, le traducteur qui avait certifié la traduction française remise au TAS par Awadi, le SG de la FTF.

En présence d’un huissier de justice, dont la BBC a lu le rapport de conversation, Sediri a retraduit la décision et a cette fois utilisé le terme « suspension ».

Le CS Chebba soutient également dans sa plainte pénale que Sediri « a avoué (…) en présence d’un huissier notaire qu’Awadi lui a présenté un document traduit et l’a informé que (…) Jary lui passe le salut et lui demande d’authentifier cette traduction. »

C’est ce qu’a fait Sediri avant de se rendre compte de son erreur, selon Mkacher qui ajoute que : « l’huissier de justice était avec nous quand Sediri s’est excusé ».

À l’instar de la FTF, Mkacher a soumis sa plainte au TAS.

La BBC a demandé à Jary, Awadi et Sediri de s’exprimer sur ces accusations, mais n’a reçu aucune réponse à ce jour.

L’origine des plaintes de Mkacher

En novembre 2020, le CS Chebba a déposé une plainte criminelle contre Jary auprès d’une cour tunisienne.

Moncef Lahmar, le directeur de communication du club a détaillé un ensemble d’accusations dont ceux d’abus de confiance et abus de position, largement basés sur les conclusions d’un rapport administratif et fiscal de la FTF mené par une branche du ministère tunisien des Finances fin 2018.

Le rapport ministériel de 214 pages, auquel la BBC a eu accès, énumère un certain nombre d’irrégularités supposées au sein de la FTF, dont plusieurs doubles paiements à divers employés et fournisseurs, la non-déclaration et le non-paiement d’impôts, ainsi que l’incapacité à tenir ses comptes comme requis.

Au centre de ces multiples accusations que Lahmar a porté à l’attention du ministère public tunisien figurent les allégations de double paiement de billets d’avion de joueurs, de séjours d’hôtel de l’équipe nationale, de médicaments et services médicaux, et entre autres, de salaires d’employés de la FTF.

Le rapport fait également état du fait, qu’entre 2013-2016, en payant certains employés ou fournisseurs, la FTF a déduit des impôts à la source, mais n’a pas déclaré ces montants – d’environ 315 000 $ – aux autorités compétentes, ce pour quoi elle dut payer des pénalités de retard.

Il apparaît également que la FTF n’a pas payé assez d’impôts lors de deux saisons domestiques.

« Des violations commises dans la gestion de documents officiels de la Fédération sont considérés comme des actes de faits passibles de poursuites pénales » conclut le rapport.

Étant donné que la FTF est partiellement financée par le gouvernement, l’affaire relève de l’intérêt public en Tunisie, et le rapport précise que Jary est responsable de la gestion des fonds de la FTF.

Dans la loi tunisienne, en cas de grave violation statutaire d’une association sportive, son conseil d’administration est dissous et son président est tenu pour responsable de l’infraction, avant que le dossier ne soit ensuite transmis au ministère public.

La plainte de Lahmar était la cinquième que le ministère public recevait à l’encontre de Jary l’an dernier. Aucune suite n’y a été donnée.

Le problème d’évasion fiscale supposée de la FTF fut également l’objet d’une plainte d’une organisation tunisienne non-gouvernementale appelée I Watch et affiliée à Transparency International, en juin 2020.

La plainte d’I Watch portait principalement sur l’évasion fiscale d’environ 300 000 $ de la FTF en 2016, lorsque l’instance ramena des vêtements de sport de son sponsor en Tunisie.

« Malgré le refus justifié d’exemption fiscale par le ministère, la FTF a bénéficié d’une exemption fiscale via des stratagèmes », écrivait en 2018 la direction générale du Trésor Public.

Jary n’a pas répondu à la BBC lorsqu’elle l’a questionné sur cette affaire, mais a communiqué un démenti de l’ensemble des accusations portées contre lui.

Jary pourrait-il avoir des problèmes avec la FIFA ?

L’instance dirigeante du Football mondial est déjà au courant de plusieurs accusations portées contre la gestion de Jary de la FTF, après que le ministre tunisien des Sports de l’époque a fait part de certaines préoccupations, dans une lettre détaillée à la Secrétaire générale de la FIFA Fatma Samoura en octobre 2018, soit un mois après la sortie du rapport gouvernemental.

Selon les mots écrits par la ministre des Sports de l’époque, Majdouline Cherni, le bureau fédéral de la FTF, dont Jary à sa tête, a : « failli à ses devoirs et ses obligations en violant les lois internes du pays, les Statuts, Réglements et code éthique de la FIFA, ainsi que la charte olympique ».

« La FIFA a été informée de la série d’accusations portées contre la FTF » a admis un porte-parole de la FIFA à BBC Sport Afrique.

« La FIFA a demandé à la FTF sa position sur ces accusations et une réponse a été envoyée à la ministre des Sports de l’époque, clarifiant le fait que plusieurs des allégations impliquaient des questions de gouvernance qui étaient traitées en concordance avec les réglementations de la FIFA ».

Fin février, la FIFA a conduit un audit de la FTF.

Parallèlement, la Commission d’Éthique de la FIFA a reçu des plaintes contre la FTF, mais un porte-parole de l’instance a déclaré ne pas pouvoir commenter « si oui ou non une enquête était en cours ».

« Toute information que la Commission d’Éthique de la FIFA pourrait vouloir partager sera communiquée en fonction de leurs indications », a fait savoir un porte-parole de la FIFA.

Reste à savoir quel impact, s’il y en a un, auront ces dernières accusations de traduction du CS Chebba, un club qui se bat pour retrouver les sommets d’une ligue qu’il lui aura fallu 60 ans pour atteindre.

Suite à la plainte du club contre Jary auprès du Comité national olympique tunisien en octobre dernier, l’instance l’a suspendu pour quatre ans, statuant qu’il avait « transgressé les codes éthiques olympiques nationaux et internationaux ».

L’instance olympique a déclaré qu’elle transmettrait toutes plaintes contre Jary, « qui ne relèvent pas de notre compétence » au Comité international olympique et à la FIFA.

Cette dernière ainsi que la CAF ont fait peu cas de cette suspension, la jugeant comme une ingérence extérieure (interdite par la FIFA) dans la gestion de la FTF.

Au mois de janvier, la Commission de gouvernance de la CAF a adjugé que Jary n’avait pas de problème d’éthique suffisamment sérieux qui l’empêche d’être candidat à une place au sein de son Comité exécutif.

Certains estiment que Jary aurait dû être exclu pour avoir enfreint les lois de la FIFA et de la FTF (ainsi que de la CAF) en matière de devoir de neutralité, lorsqu’il a paru soutenir la candidature à la présidence de la Tunisie du Premier ministre d’alors, Youssef Chahed, en l’accompagnant dans des voyages de campagne en 2019.

Photographié au moins une fois assis aux côtés de Chahed lors d’un meeting l’année dernière, Jary a été proposé par le parti politique de ce dernier pour devenir « chef du gouvernement ».

« Jary est un homme politique », affirme Mkacher. « Il m’a appelé pour me demander de soutenir Chahed. Pour lui, la Fédération est une question d’argent et de politique ».

La BBC a envoyé plus de 30 questions à Jary, couvrant un ensemble de sujets.

« Je nie catégoriquement et radicalement toutes les allégations et accusations objets de vos questions », a répondu dans un email l’homme âgé de 48 ans.

D’ici un mois, le Tribunal arbitral du sport statuera sur le litige qui oppose le club de la ville côtière et la puissante FTF, et pourrait inciter, par ses conclusions, un changement de direction dans la gestion du football tunisien.

BBC Afrique, 13 avr 2021

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